La Communauté juive de Villé
pendant la seconde guerre mondiale
par Christian Dirwimmer (suite)
III. LES FAMILLES BADER ET DREYFUSS A MILLAU
1. La famille BADER
En 1938, à la mort de Camille BADER, marchand de bestiaux et
propriétaire d'une boucherie à Villé, celui-ci laisse
une veuve, Céline, trois fils : Myrtil, René et Lucien respectivement
nés en 1907, 1909 et 1915 et une fille cadette Berthe née
en 1918. Les trois fils sont mobilisés à la déclaration
de guerre.
Myrtil, l'aîné, ne sera pas libéré après
l'armistice de 1940, contrairement aux prisonniers alsaciens-lorrains. Probablement
en raison de sa religion, il sera transféré dans un Stalag
en Allemagne jusqu'à la fin de la guerre. Ses deux frères
René et Lucien réussiront à fausser compagnie aux Allemands.
Le premier, blessé à la main, sera hospitalisé à
Lyon et s'évadera grâce à la complicité des religieuses-infirmières.
Il gagnera Millau où s'est réfugiée sa famille, en
particulier sa jeune épouse Fernande née METZGER. Lucien gagnera
également Millau par la
suite, via Limoges.
2. La famille DREYFUSS
De la nombreuse famille Henri DREYFUSS, ne restent à Villé
en 1939 que la mère Caroline, son fils Edgar né en 1900, dentiste
de son état, son épouse Rosa et leurs deux jeunes enfants
Henri et Francis, ainsi qu'une fille Berthe, déjà veuve. Furent
également du voyage à Millau, les parents de Rosa DREYFUSS,
Mathieu BADER et son épouse Berthe.
3. Départ de Villé
Les deux familles BADER et DREYFUSS organiseront un départ commun
avant l'arrivée des troupes de la Wehrmacht en Alsace en juin 1940.
Tout le monde s'embarque à bord de deux voitures et, dans un premier
temps, gagne Vichy où Lucien DREYFUSS, (fils de Caroline et frère
d'Edgar) tient un commerce de meubles. Le voyage s'avère particulièrement
pénible, surtout pour les deux jeunes enfants. Pris dans les encombrements
provoqués par les milliers de familles fuyant vers le Sud devant
l'arrivée des Allemands, le convoi est mitraillé aux alentours
de Montceau-les-Mines en Bourgogne. Après quelques jours de repos
à Vichy, les deux familles craignant l'arrivée des troupes
allemandes, reprennent la route dans un chaos toujours aussi dramatique.Ils
passent par Mende en Lozère, sont obligés de camper plusieurs
nuits à la belle étoile ou dans une porcherie au bord du chemin.
Tout le monde atteint finalement sain et sauf la
ville de Millau (département
de l'Aveyron) au bord du Tarn.
4. À Millau
Comment les familles BADER et DREYFUSS ont-elles abouti en ce lieu ?
Berthe BADER, la cadette, avait épousé M. KLING de Mommenheim,
celui-ci étant lié d'amitié avec le receveur des Postes
local originaire de Millau. En 1939, à la déclaration de guerre,
ce dernier avait mandaté son frère resté au pays, le
boulanger Gayraud, de louer un appartement pour eux à Millau. Une
partie du mobilier y avait d'ailleurs déjà été
déménagé en prévision de l'évacuation.
C'est donc cet appartement du centre-ville (1, boulevard St-Antoine) que
les familles BADER et DREYFUSS occupent conjointement pendant deux ou trois
semaines, le temps de trouver des logements supplémentaires en vue
de l'arrivée des frères BADER et de la famille KLING de Mommenheim.
La famille BADER s'installera finalement 24, rue Alsace-Lorraine ! Une fois
installés dans leurs nouveaux meubles, les BADER et les DREYFUSS
s'efforceront de se recréer une vie tant soit peu normale, d'une
part pour assurer leur subsistance, d'autre part pour ne pas éveiller
de soupçons sur leurs origines géographiques et religieuses.
Grâce à la complicité d'un Alsacien devenu secrétaire
de mairie d'un village des environs, les deux familles purent obtenir des
faux papiers: les BADER se transformèrent en BADIER, les DREYFUSS
adoptèrent le nouveau patronyme de DEYBRE, histoire de conserver
un lien, si ténu soit-il,
avec le Val de Villé.
5. Millau 1940-1942
Edgar DREYFUSS, dentiste de son état, put rapidement trouver
du travail dans sa profession. Il exerça dans une clinique mutualiste
de la ville, place des Halles, assisté par son épouse Rosa.
Ils se rendirent rapidement compte que le lieu servait de point de ralliement
aux mouvements de Résistance implantés dans la région.
eurs deux jeunes enfants, Henri et Francis, fréquentèrent
tout d'abord l'école maternelle du boulevard St-Antoine, puis l'école
primaire Paul Bert située place du Maréchal Foch. Les enseignants
n'ignoraient rien de la véritable identité de leurs jeunes
pensionnaires et s'étaient même proposés, en cas de
rafles anti-juives, de les cacher dans un couvent des environs. Cette attitude
s'explique aisément lorsqu'on sait que parmi les maîtres d'école
figuraient plusieurs responsables de la Résistance qui n'hésitaient
pas à apprendre et à faire chanter la
Marseillaise
à leurs élèves.
A Estallane en 1944. Au premier rang : Francis et Henri Dreyfuss.
A second plan Berthe Bloch, Berthe Bader, Mathieu Bader, Rosa et Edgar Dreyfuss
(Doc. R. Dreyfuss).
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René BADER, quant à lui, trouva à s'employer dans un fondoir
de suif situé à proximité du Tarn. Ce type d'établissement
trouve logiquement sa place à Millau, ville très connue à
l'époque pour ses ganteries, industrie s'accompagnant d'activités
annexes comme la tannerie des peaux et la fonderie des graisses animales. Cette
dernière activité avait pour caractère marquant de répandre
des odeurs particulièrement nauséabondes dans son voisinage. Le
patron de l'établissement, M. Marques, était lui aussi un résistant
notoire qui fournissait les maquis en savon, suif et en ravitaillement divers.
René BADER lui apportera son concours par la suite en prenant livraison,
à l'arrivée de l'autocar venant de Montpellier, de valises en
fer blanc contenant des journaux clandestins qu'il acheminera à leurs
destinataires.
La période 1940-1942 est surtout marquée par une traque aux
juifs étrangers réfugiés en France. Ceux-ci, lorsqu'ils
tombent aux mains de la Milice, sont impitoyablement expulsés vers
l'Allemagne qui leur réserve le
sort que l'on sait.
6. Millau 1942-1944
Estallane 1944. Au premier plan :Rosa Dreyfuss avec ses fils Francis
et Henri ; à l'arrière : Berthe Bloch, Berthe Bader, Edgar
Dreyfuss et Mathieu Bader (Doc. R. Dreyfuss).
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A l'invasion de la zone libre par les troupes allemandes en novembre 1942, la
situation de l'ensemble des familles israélites devient des plus précaires
et les rafles se multiplient. Une partie des soldats de la Wehrmacht s'installe
d'ailleurs dans la
"Maison du Peuple", juste en face du domicile d'Edgar
DREYFUSS. Un jour, celui-ci voit arriver le commandant allemand de la place
de Millau qui a eu le malheur de casser sa prothèse dentaire. Le cabinet
étant équipé du matériel nécessaire, le général
débarque à la clinique, entouré de tout son état-major.
Pour ne pas trahir ses origines alsaciennes, Edgar DREYFUSS converse en langue
anglaise avec l'officier, homme courtois et cultivé par ailleurs. La
réparation ayant été menée à bien, l'Allemand
quittera les lieux plein de gratitude pour le dentiste, promettant de lui venir
en aide en cas de besoin. Quelques jours plus tard, alors que les DREYFUSS se
promènent en ville, ils croisent l'officier allemand perché sur
son cheval et... qui les salue bien bas en public ! Personne, heureusement,
ne se méprendra sur les raisons de ces salutations
Dès 1943, la situation deviendra extrêmement dangereuse en
raison de la multiplication des rafles qui touchent également les
juifs français. Les deux familles villoises devront alors prendre
de multiples précautions et, en particulier, trouver des caches en
cas de perquisitions qui menaceraient leurs domiciles habituels et connus.
La famille DREYFUSS louera un petit meublé d'une pièce situé
près du pont Lerouge sur le Tarn et viendra s'y réfugier en cas
de danger. C'est d'ailleurs pendant l'un de ces séjours que les Allemands
perquisitionneront l'immeuble où habitent habituellement les DREYFUSS-DEYBRE.
La nuit précédente, en effet, une fusillade avait réveillé
le quartier, l'une des sentinelles allemandes postées devant la Maison
du Peuple ayant entrevu une silhouette dans la nuit (il s'agissait en fait d'une
soeur garde-malade venue soigner un patient). Les habitants de la maison furent
alignés devant un mur et interrogés. Ils expliquèrent que
les locataires de l'appartement vide (celui des DREYFUSS) étaient partis
en vacances
Rosa Dreyfuss et son fils aîné Henri à Salles-Curan
(Doc. R. Dreyfuss).
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René BADER croisa, lui aussi, les soldats de la Wehrmacht en de nombreuses
occasions, en particulier une fois lorsque ceux-ci étaient à la
recherche d'une maison de tolérance. Faisant naïvement croire qu'il
ne comprenait guère leur langue, il leur indiqua la maison...des soeurs
garde-malades ! Sa famille, elle aussi, aménagea un gîte de secours
et loua une mansarde lorsqu'elle ne se rendait pas dans l'un des cabanons édifiés
dans le vignoble implanté sur un coteau à la sortie de la ville.
Il s'agissait également de protéger un enfant à gé
de 9 ans, Freddy, que les BADER avaient recueilli lorsque ses parents, juifs
allemands, avaient été arrêtés et déportés,
puis leur propre fille qui naquit à Millau en 1944.
Edgar et Rosa DREYFUSS trouvèrent des abris en-dehors de la ville pour
leur famille composée, rappelons-le, des parents de Rosa (Mathieu et
Berthe), d'une soeur d'Edgar (Berthe) et des deux jeunes enfants du couple (Henri
et Francis). Les clients du cabinet dentaire ainsi que les voisins et relations
de Millau (qui se montrèrent toujours très accueillants vis-à
-vis des réfugiés juifs alsaciens) purent fournir à la
famille DREYFUSS trois possibilités de repli :
- une
résidence à Salles-Curan, petite station climatique au bord
du lac de Pareloup, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest
de Millau en direction de Rodez.
- Une maison dans le hameau de Boulloc, à près de 1000 mètres
d'altitude sur le plateau de Lévézou, également au
nord-ouest de Millau. Le propriétaire, le boulanger Fabre de Boulloc,
était un patient d'Edgar DREYFUSS.
- Une maison isolée à Estallane, autre hameau situé
dans la même région, mise à disposition par un boucher
de Millau.
La dernière maison étant la plus proche (20 km) de la ville
où Edgar et Rosa DREYFUSS continuaient à travailler, et les déplacements
ne pouvant s'effectuer qu'à bicyclette sur une route pentue, ce fut ce
dernier gîte qui servit lorsque la situation à Millau devint critique.
La famille y résida pendant sept mois en 1944, jusqu'à la libération
de la ville. Alors que les enfants, leur tante Berthe et les grands-parents
y restaient en permanence, les parents les rejoignaient le vendredi soir en
apportant du linge et du ravitaillement.
Francis et Henri Dreyfuss en cueillette à Estallane (Doc.
R. Dreyfuss).
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La maison, à l'écart du hameau, se composait au rez-de-chaussée
d'une grande pièce avec une cheminée qui recevait la marmite,
à l'étage, de deux chambres dont une équipée d'un
poêle à bois qui chauffait les pièces et faisait cuire une
immuable soupe de légumes.
Les activités quotidiennes s'organisaient autour du ravitaillement
: ramassage du bois mort, confection de fagots, récolte des châtaignes,
des champignons, des fraises des bois. Les enfants s'occupaient à construire
les éternels barrages sur le ruisseau et écoutaient leur grand-père
maternel leur parler de Villé, de son métier de marchand de
bestiaux, mais également de sa propre jeunesse lorsque, après
avoir quitté l'école à 12 ans, il parcourait les villages
de la région pour vendre le tissu entassé dans une carriole
tirée par un chien... Les enfants, peu conscients du danger qui les
menaçait, vécurent là une heureuse période de
vacances. On leur avait néanmoins expliqué que si un camion
ou des voitures venaient à s'arrêter près de la maison,
ils devaient immédiatement se précipiter au "Fouzalou", un
fourré touffu situé à proximité
Toute la famille réintégra le logement à Millau au début
de l'automne 1944 lorsque la ville fut définitivement libérée,
période agitée pendant laquelle les troupes allemandes tiraient
au canon sur les maquis du Larzac, par-dessus les vignes où la famille
BADER se cachait depuis une semaine. René BADER se fit même arrêter
sur le pont du Tarn par un soldat allemand qui lui demanda ses papiers. Dans
sa précipitation, il sortit de la poche la mauvaise carte d'identité
(celle avec son vrai patronyme) qu'il avait imprudemment gardée sur
lui. Se rendant compte de sa maladresse, il n'eut que le temps de poser son
pouce sur le tampon "JUIF" pour le cacher. Le soldat allemand, en réalité
un Arménien qui ne savait probablement pas lire, n'y vit que du feu.
Le lendemain, Millau était libérée
Les deux familles restèrent à Millau jusqu'au printemps 1945
avant de revenir à Villé.
Millau automne 1944. Les cérémonies de la Libération
(Doc. R. Dreyfuss).
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IV. LA FAMILLE GASTON WEILL A PAU
Marchand de bestiaux à Villé avant guerre, Gaston WEILL
et son épouse Alice, née HEIMENDINGER, ont deux enfants David,
avocat à Paris, marié à Madeleine BLOCH originaire
de Colmar, et sa soeur aînée Louisette, mariée au Docteur
Maxime SCHNEIDER originaire de Senones dans les Vosges. Leur fille Liliane
est née en 1937.
Au mois de septembre 1939, Maxime SCHNEIDER est mobilisé et se retrouve
sur la ligne Maginot, dans un fort près de Mertzwiller. Vers le 15
juin 1940, son épouse va lui rendre visite en voiture. Arrivée
à la ligne, le commandant De Montbrun lui conseille de rentrer chez
elle, l'attaque allemande semblant imminente. Louisette WEILL-SCHNEIDER
reprend la route et, les panneaux indicateurs ayant été démontés
pour retarder l'avance de la Wehrmacht, doit demander sa route à
Epfig ! Elle revient à Villé alors que ses parents sont déjà
partis. Elle les rejoint à Etival-Clairefontaine, dans les Vosges.
Toute la famille repart, à bord de deux voitures, et, par le centre
de la France (Montluçon) gagne la région de La Rochelle (Salles-sur-Mer)
où elle réside quelques jours. A l'approche des Allemands
qui occupent progressivement la zone côtière, on reprend la
route vers le Sud. A Casteljaloux (Lot-etGaronne), des habitants, très
accueillants, proposent de louer une villa à la famille qui préfère
néanmoins poursuivre sa route. A Pau, place Clémenceau, Gaston
WEILL rencontre par miracle, le 27 juin, sa soeur Flora, évacuée
de Colmar et résidant dans la capitale du Béarn. Flora réussit
à leur procurer une chambre, infestée de puces, où
la famille reste deux à trois semaines jusqu'à l'arrivée,
étonnante une fois de plus, de Madeleine, leur belle-fille, arrivée
d'Épinal avec sa mère... à vélo!
Après avoir finalement emménagé dans un appartement
plus spacieux, Madeleine rejoint son mari David, officier à l'école
d'artillerie de Fontainebleau, pour le ramener à Pau. Au retour,
tous deux se font arrêter à leur passage de la ligne de démarcation.
Emmenés à la Kommandantur, ils sont pourtant relâchés
grâ ce à la complicité d'un officier allemand, et gagnent
Pau. Dans cette dernière ville, Gaston WEILL ne se plait guère,
l'été y a été trop chaud à son goût.
Le 8 octobre 1941, nous apprenons par le journal de Robert WEILL que Gaston
et sa femme Alice résident à St-Germain-du-Bois (Saône
et Loire), bourgade aux confins de la Bresse et du Jura, que Gaston WEILL
fréquentait pour le compte de son commerce de bestiaux. On apprend
également que le couple a passé les fêtes du Yom Kipour
(le grand pardon) à St-Etienne chez Arthur et Rosa HEIMENDINGER.
Restent donc à Pau à cette période David WEILL et son
épouse Madeleine, Louisette WEILL-SCHNEIDER et sa fille Liliane.
Maxime SCHNEIDER est toujours prisonnier. La famille réussit à
se faire établir de faux papiers grâce à un réseau
basé dans une papeterie de la ville et qui dispose de faux cachets.
Suite à une arrestation, David WEILL réussit de justesse à
fuir la police française venue l'arrêter à son domicile
et à se cacher grâce à la complicité de la Résistance
locale.
Novembre 1942 : les Allemands occupent la zone libre. Un ami de la belle-famille
de David WEILL le recommande à un juge marrane
(12) auquel il doit se
présenter. Devant le tribunal, il nie être mêlé à
l'affaire des faux papiers et est innocenté. Il peut dès lors
rejoindre son épouse Madeleine. Une fille, France, naîtra à
leur foyer en 1943.
Pendant l'été 1943, le Dr. Maxime SCHNEIDER, le mari de Louisette
WEILL, est libéré et réussit à gagner Pau. En
février 1944, il apprend par un courrier que ses parents vosgiens
ont été arrêtés par la Police française
près de Dijon et ont été déportés à
Auschwitz d'où ils ne reviendront pas. Révolté, Maxime
SCHNEIDER gagnera les maquis pyrénéens, puis s'engagera dans
la Brigade Alsace-Lorraine avec laquelle il fera campagne jusqu'à
Strasbourg.
Pendant ce temps, son beau-frère David WEILL, qui a pris le nom de
WEHRLE, sera lui aussi très actif dans les milieux résistants,
aux côtés de l'Abbé Bockel (futur archiprêtre
de la Cathédrale de Strasbourg et oncle du maire de Mulhouse). Après
guerre, David WEILL deviendra chef de cabinet du préfet d'Auch.