"Si seulement mon mari avait pu tenir deux ans de plus, tout aurait été parfait, explique Gluckel. C'était un remarquable homme d'affaires, et tout le monde le tenait en grande estime. Deux ans après sa ruine, les affaires marchaient si bien en France que toute la communauté de Metz roulait sur l'or. Mais les créanciers s'étaient montrés intraitables, de sorte que mon mari a fait faillite et a dû leur abandonner tous ses biens."Et, bien entendu, hormis le commerce, les juifs n'ont quasiment aucune autre possibilité de gagner leur vie. Cela est vrai à Metz comme cela est vrai alors dans tout le reste de l'Europe.
Ecoutons plutôt comment (sur quels critères !) Gluckel marie ses
enfants.
Ici, l'une de ses filles :
"La veuve de Baruch, un marchand riche et très connu, avait deux fils et deux filles. Yossel (le marieur) suggéra le fils aîné ; il me dit que le jeune homme était réputé pour ses bonnes moeurs, qu'il connaissait bien le Talmud et qu'il possédait cinq mille thalers en espèces, ainsi que la moitié d'une maison d'une valeur de quinze cent thalers, sans compter de nombreux objets de grand prix."Et maintenant voici comment elle se remarie elle-même :
"C'est arrivé en l'an 5459. J'ai reçu une lettre de mon gendre Moise Krumbach de Metz, dans laquelle il m'écrivait que Hirsch Lévy avait perdu sa femme et que c'était un excellent juif très versé dans le Talmud et disposant d'une belle fortune."
Gluckel Hameln |
Et en ce sens du reste, il est bon de le rappeler, les juifs aident considérablement
à la circulation de l'argent et des marchandises.
A Metz, ils ne sont pas soumis au régime des corporations et jouissent
de ce fait d'une relative liberté commerciale, à la condition
seulement de ne pas avoir boutique sur rue ni de ne rien confectionner par
eux-mêmes. On les voit donc vendant toutes espèces de marchandises
aux carrefours ou dans les maisons : il y a des juifs drapiers ; il y a des
juifs tailleurs et des juifs tanneurs ; il y a des juifs bouchers ; il y a
des juifs orfèvres et des juifs joailliers ; il y a des juifs fripiers
; il y a des juifs merciers, des juifs boulangers et des juifs brandeviniers...
et souvent ils sont, les uns et les autres, un peu tout cela à la fois,
vivant du colportage et passant d'un négoce à l'autre en fonction
de la conjoncture.
Petites vies.
Petits commerces de bric et de broc et qui les aident à subsister plus
qu'ils ne les enrichissent.
Plus grave, encore : en 1670, une machination est tramée contre un juif de Boulay, Raphaël Lévy, qui est accusé de meurtre rituel. Les juifs ont beau représenter à l'intendant que l'accusation est venue "des ennemis qu'ils ont dans la ville et qui sont principalement du corps des bouchers et des marchands parce qu'ils donnent les denrées à meilleur marché qu'eux...", Raphaël Lévy est condamné et brûlé en place publique. Mais ce cas tragique, s'il montre bien la convergence des superstitions populaires et des intérêts économiques, reste heureusement exceptionnel. Dans l'ensemble, les juifs ne sont pas inquiétés et les décisions juridiques qui sont prises pour limiter leurs activités tombent souvent en désuétude, faute d'être appliquées. Le roi lui-même ne les protège-t-il pas de ses Lettres Patentes ? Et ne va-t-il pas - confirmation éclatante! - jusqu'à les visiter dans leur grande synagogue, lors de la fête des Tabernacles en 1657 ?
Pour les chevaux, d'abord.
En période de guerre notamment, ils approvisionnent l'armée
en montures fraîches, qu'ils vont chercher en Allemagne, de l'autre
côté du Rhin, parfois au péril de leur vie... Mais qu'importe
: ils ne craignent pas le danger ou, en tout cas, ils le préfèrent
à la misère. Toujours ils satisferont aux commandes que leur
passera le roi en matière de chevaux, n'exigeant seulement que d'être
payés comptant et de ne pas avoir à voyager durant leurs jours
de fêtes.
Autre domaine où ils sont passés maîtres : la
fourniture en grains.
En 1698, par exemple, ils sauvent Metz de la disette en faisant transiter
sur la Moselle le blé nécessaire au ravitaillement de la ville.
A cette occasion, ils anticipent même sur l'événement,
prévoyant que les récoltes seront mauvaises et devançant
le renchérissement inévitable des prix en prenant l'initiative
d'acheter à leurs propres frais. C'est Hirsch Lévy, d'ailleurs,
le mari de Gluckel, qui est l'âme de l'opération.
Voici comment Turgot, l'intendant,consigne l'épisode dans son Mémoire
sur les Trois-Evêchés :
"En cette année 1698, la récolte modique faisant appréhender une disette, ils (les juifs) se sont remués et offert de faire venir des grains de Francfort, informés des prix de voiture, souscrit à un traité de 17.000 sacs, lequel n'ayant point eu d'effet, ils en ont fait venir 6 à 7000 sacs sur leurs comptes pour plus de 50.000 écus dont ils ont fait l'avance et pris le risque sur eux. Ils y ont perdu, je crois, plus de 30.000 livres. L'arrivée de ces grains a ouvert les greniers de la ville, ce qui m'a fait connaître leur liaison, leur industrie, leur utilité, leur usage et l'empressement qu'ils ont de se rendre utile même à perte et dans les nécessités pour se rendre les peuples et les officiers favorables, pour se faire tolérer et augmenter leurs établissements."Les juifs sont donc prêts à perdre sur leurs bénéfices pour peu qu'en contrepartie l'on sache reconnaître leurs états de service. C'est l'une des raisons de leur succès.
Mais une dernière raison enfin, et sur laquelle on n'insiste pas assez, c'est la solidarité interne de la communauté de Metz. Dans une affaire comme celle de la livraison des grains, il faut songer en effet que du haut en bas de l'échelle, chacun, à son niveau participe : les plus riches, comme Hirsch Lévy, avancent le capital, traitent avec l'administration; les autres jouent le rôle de courtiers, de démarcheurs, de commis... D'où la vitesse et l'efficacité qui président à ce genre de transactions.
Reste que des hommes comme Hirsch Lévy, pour riches et puissants qu'ils
soient, ne disposent pas forcément des liquidités exigibles
en pareilles affaires. D'autant qu'ils servent aussi de bailleurs de fonds
pour l'armée : c'est eux qui avancent, le cas échéant,
l'argent nécessaire à la solde des troupes. C'est pourquoi ils
doivent solliciter du pouvoir l'autorisation de se rendre à Paris pour
y négocier des traites. Et le pouvoir généralement y
consent dans la mesure où c'est là son intérêt
bien compris.
Toutefois, étant donné que la capitale demeure officiellement
fermée aux juifs, ces autorisations ne sont délivrées
qu'au compte-gouttes : n'en bénéficient que les négociants
les plus importants, ceux-là seuls qui comptent dans la communauté,
et l'on comprend que Gluckel, à son arrivée à Metz, et
par un réflexe typique de mère juive soit si fière d'annoncer
que son gendre est "retenu à Paris pour affaires"!
Au demeurant, son orgueil éclate également lorsqu'elle décrit
le bureau de son mari :
"Je n'ai vu chez aucun juif d'Allemagne autant d'argent et d'or que chez lui. Je voyais aussi que ses affaires étaient vastes et qu'aucun créancier ne devait le solliciter deux fois, car il réglait toutes ses dettes rubis sur l'ongle."En vérité, le bureau de Hirsch Lévy est le bureau d'un grand banquier : d'un homme qui reçoit et qui prête, avançant de l'argent non seulement à la troupe, mais aussi aux bourgeois (aux marchands, aux magistrats), aux cultivateurs du pays.
"De son côté, il faisait crédit à tout le monde, juifs et non-juifs, et il avait investi de la sorte des sommes considérables. On le tenait pour l'homme le plus sûr et le plus solide qui soit, et c'est de préférence chez lui qu'on mettait l'argent en dépôt."
"Là, juge-t-il, est le véritable secret du monopole à peu près absolu qu'ils s'assurèrent. Si le Juif usurier avait été semblable au portrait légendaire qui a été tracé de lui, s'il eût été d'une habileté machiavélique, d'une mauvaise foi constante, d'une cruauté avide et inexorable, il n'eût probablement pas toujours trouvé des victimes qui auraient consenti à laisser prélever sur elles la livre de chair vive traditionnelle."Dans la pratique du reste, les juifs servent souvent de prête-noms aux chrétiens auxquels leur religion interdit cette activité. Bien loin d'avoir "l'or et l'argent" de Hirsch Lévy, ce sont la plupart du temps de pauvres diables qui vivent au jour le jour de l'usure, prêtant de petites sommes contre de petits effets qu'on leur remet en gages. C'est dans les campagnes (dans le plat pays messin), la où ils sont les plus pauvres, qu'ils sont généralement les plus détestés - leur principal tort, en l'occurence, étant sans doute de prêter à plus pauvre qu'eux...
Une autre de leurs activités, celle-ci illégale, consiste
à "billonner".
Il s'agit d'un trafic sur le cours des monnaies : on achète celles-ci
dans un lieu et on les revend dans un autre, en bénéficiant
entretemps de la différence de leurs cours. Les juifs, d'ailleurs,
n'ont pas le monopole de la chose... Chrétiens, juifs, tous billonnent
plus ou moins, ne serait-ce que parce que l'enchevêtrement des frontière
entre Metz et le duché de Lorraine s'y prête particulièrement...
Qu'on songe, par exemple, qu'un seul voyage entre Metz et Nancy oblige à
passer plusieurs fois de France en Lorraine !
Comment, dans ces conditions, dresser des barrières?
"Tant qu'il y aura du profit, quand on mettrait des gardes aux croisements
de tous les chemins, ces gardes mêmes feraient ce commerce...",
constate l'intendant.
De plus, à l'époque, la politique monétaire des gouvernements
est on ne peut plus primaire : elle consiste simplement à retenir sur
leur sol les métaux précieux (or et argent) et à tâcher
d'y faire passer ceux des pays voisins. En conséquence, et selon que
l'opération leur profite ou non, les Etats ferment les yeux sur le
billonnage ou au contraire tentent de l'entraver.
Samuel Lévy, le fils de Hirsch Lévy, joue si bien de ce jeu entre le cours des espèces, qu'il finit par se mettre au service de la Monnaie ducale : aidé par le duc, qui maintient à coups d'ordonnances la différence des cours, il ramasse écus et louis et il les billonne pour le compte du duché. Lassé de cette politique, l'intendant de Metz finit par sommer Samuel et ses associés de choisir entre la France et la Lorraine.
"Ce qui devait arriver arriva, raconte Gluckel Hameln. Comme la guerre entre le roi de France et l'empereur devenait de plus en plus violente, le roi décida d'interdire l'entrée et la sortie de France de l'argent lorrain. Il fit adresser par son grand ministre une lettre à Monsieur Latandy, que celui-ci transmit à notre communauté, avec l'ordre de la faire lire à haute voix dans notre synagogue. Les cinq associés qui étaient partis en Lorraine y étaient désignés par leurs noms. Ils étaient avertis que, s'ils restaient à Lunéville, il leur serait interdit leur vie durant de venir en France. Ils avaient donc le choix entre le retour à Metz et le séjour en Lorraine."Mais Samuel, qui a le goût des grandeurs, choisit de rester sur place et même, l'un des premiers juifs à le faire, il va s'installer à Nancy dans un somptueux hôtel situé sur l'Esplanade (l'actuel "Cours Léopold"). Favori du duc, il deviendra en 1715 son Receveur Général des Finances, avant de subir ensuite de nouveaux revers.
"Mon mari en fut très affecté, à tel point qu'il ne put pas supporter ce chagrin et tomba malade. Rabbi Samuel (3) envoya alors à son chevet un bon médecin. Celui-ci le soigna pendant plusieurs jours et lui administra des remèdes, mais il avait averti d'emblée que le cas était désespéré et il avait vu juste."Et Gluckel ajoute :
"Le Très-Saint l'a appelé auprès de lui et lui a certainement accordé une part dans le monde à venir; car mon mari avait été parnass (dirigeant de la communauté) pendant de longues années et il avait donné entièrement satisfaction à la communauté pour laquelle il lui arrivait d'exposer sa vie."
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