Lorsqu'en 1699, préparant ses vieux jours, Gluckel Hameln songe à quitter Hambourg pour aller s'établir dans la communauté de Metz, la première image qu'elle évoque est celle d'une "sainte communauté" paisible et pieuse :
"Si ce que disait la lettre était vrai, explique-t-elle (cette lettre qui lui proposait un "fiancé" à Metz), je pouvais encore entrer à mon âge dans une communauté aussi pieuse que Metz, y passer les années qui me restaient à vivre et contenter mon âme."Faute de partir en Terre Sainte, abandonnant tout "pour y vivre en vraie fille d'Israël", ainsi qu'en sa piété elle l'aurait souhaité (mais elle a encore une enfant de onze ans dont elle doit assurer l'avenir), Gluckel ira donc à Metz, elle s'y remariera richement, elle y finira, pense-t-elle, dignement sa vie juive.
Or le sort va en décider autrement.
Cette veuve de cinquante quatre ans qui, sa vie durant, a lutté pour
faire fructifier son commerce et doter ses enfants
(ses treize enfants!) afin de les allier aux meilleures familles juives de
l'époque - à Vienne, à Prague, à Berlin, à
Amsterdam - dans toute cette Europe d'alors où, de communautés
en communautés, les juifs commerçaient et communiquaient. C'est
la même hélas, qui va voir en quelques mois sa propre dot s'engloutir,
son deuxième mari la ruiner puis mourir, et qui n'échappera
enfin à la misère que de peu.
Destin peut-être moins exceptionnel qu'on pourrait le croire dans une Europe où le sort des juifs restait toujours infiniment précaire. Mais, en revanche, ce qui ici est extraordinaire c'est qu'une simple femme de culture judéo-allemande nous livre ainsi sa vie à travers ses Mémoires, en une époque où ni les juifs ni les femmes (sinon dans la haute société) n'avaient encore officiellement droit de cité. C'est ce document unique écrit par Gluckel pour l'édification de ses enfants - et qui tient tout à la fois du livre de comptes (toutes ses dépenses y sont répertoriées), du journal intime, voire, par moments, de la prière la plus naïve et la plus fervente - que nous allons prendre pour guide afin de pénétrer à notre tour plus avant dans la vie de cette communauté juive de Metz.
"A une lieue de Metz, une calèche dans laquelle avaient pris place trois dames, vint à notre rencontre. Les dames étaient la femme du rabbin de Metz, la femme du rabbin de Worms et la riche Jachet Krumbach, la mère de mon gendre Moïse. Elles étaient venues me saluer et me firent monter dans leur voiture."Quel accueil ! Ne croirait-on pas l'entrée d'une princesse en personne? Et, à lire ces lignes, qui ne douterait que Metz fût un paradis pour les juifs ?
Souvenons-nous : Gluckel était partie de Hambourg en cachette; elle
avait vendu à la dérobée tous ses biens; elle s'était
fiancée secrètement... "car si le Conseil de la ville en
avait eu vent, il m'aurait durement taxée"... et à présent
la voici qui faisait cette entrée triomphale, la voici qui pénétrait
à Metz par la grande porte!...
Mais ce n'est pas tout. Mais l'accueil ne s'arrête pas là :
"Peu après, poursuit-elle, j'eus la joie d'être embrassée par ma fille Esther, venue à ma rencontre dans une chaise à porteurs, car elle devait prochainement accoucher. Je descendis dans sa maison..."Et, raffinement suprême, elle ajoute :
...mon gendre Moïse n'était pas là, ses affaires l'ayant appelé à Paris."Phrase innocente, phrase anodine, mais qui par son innocence même laisse percer tout l'orgueil de Gluckel : son gendre est retenu à Paris pour affaires!
"Les grandes dames qui étaient venues me saluer durent alors me quitter, car nous étions un vendredi et le sabbat était proche. Dans ma rustique langue allemande (1), je les remerciai de mon mieux du grand honneur qu'elles m'avaient fait."Plus tard, quand on viendra la féliciter, Gluckel notera également :
"J'étais très gênée de ne pas connaître le français et de ne pas pouvoir parler à chacun et le remercier."Ainsi, libre entrée dans la ville, libre circulation pour leurs affaires, maîtrise de la langue du pays... à s'en tenir à ces pages, il semblerait que toutes les conditions soient réunies - politiques, économiques, culturelles - pour faire de cette communauté de Metz un modèle d'intégration et pour qu'on y soit juif de la même manière et aussi naturellement que l'on y est français.
Or la réalité est toute autre et la situation que décrit Gluckel Hameln celle seulement d'une poignée de privilégiés. Car le monde juif est un microcosme où se reflètent (déformées) les disparités sociales du monde extérieur. Fêtée, choyée, flattée, Gluckel l'est autant pour sa dot que pour elle-même et parce que, munie de celle-ci, elle épouse l'un des chefs de la communauté. Mais que sa fortune tourne, et aussitôt alors son rang tombe, aussitôt alors elle a vite fait de réintégrer le sort commun : le sort quotidien, difficile, souvent misérable des petits juifs de Metz !
"Plus tard, reconnaît-elle, j'ai dû payer cet honneur très cher."
Or il se trouve que les juifs, de par leur rôle traditionnel d'agents économiques, sont les mieux placés pour résoudre ce genre de problèmes. Les interdits qui les frappent, en leur barrant l'accès des autres professions, ont fait d'eux, on le sait, des négociants avisés. Par ailleurs, venant pour la plupart d'Allemagne ou d'Alsace, solidaires entre eux, ils gardent avec leurs coreligionnaires de ces régions tout un réseau de correspondances qui leur facilitent les transactions commerciales. C'est pourquoi, alors qu'ils sont toujours officiellement interdits de séjour sur le sol français depuis l'édit d'expulsion de 1394, la municipalité de Metz déroge à la loi commune : le roi, par une série de Lettres Patentes, leur accorde un certain nombre de privilèges qui garantissent leurs droits tout en les limitant sévèrement. Sans être jamais sujets du roi, les juifs de Metz acquièrent ainsi un statut de "protégés" - statut ambigu, toujours révocable, et qui les laisse en fait à la merci du pouvoir.
Mais suivons leur progression.
En 1564, trois juifs sont autorisés à résider provisoirement
dans la ville et à y pratiquer le prêt sur gages.
En 1567, cette licence s'étend à six ménages et pour
un établissement permanent assorti de certaines conditions.
En 1603 : à 24 ménages.
Ce chiffre va grossir tout au long du 17ème siècle. Robert Anchel,
dans son étude sur la vie économique des juifs de Metz, considère
qu'entre 1600 et 1699 leur nombre passe ainsi de 120 à 1200 personnes.
Lorsque Gluckel Hamein arrive en vue de Metz en 1700, 18% de la population
de la ville est juive. C'est beaucoup déjà. Mais il faut croire
pourtant que le cas de Gluckel n'est pas singulier et qu'elle est portée
par une vague d'immigration beaucoup plus générale, puisqu'entre
cette date et l'année 1714 ce nombre augmente encore et monte jusqu'à
3000 personnes (soit 400 familles), pour la plupart originaires d'Allemagne
rhénane.
Pourtant, après 1714, les juifs de Metz essaient les premiers de freiner l'arrivée de leurs coreligionnaires : parqués à l'étroit, accablés d'impôts, ils ne souhaitent pas être plus nombreux. Ils fixent eux-mêmes des conditions d'entrée draconiennes dans la ville, n'accueillant que les plus aisés et laissant le flux des autres grossir en priorité les campagnes. C'est ainsi qu'entre Metz et ses environs un équilibre peu à peu se crée, les plus misérables étant rejetés hors des murs et les moins pauvres occupant la place même. En 1789, à la Révolution Française, la ville ne comptera plus que 2000 juifs contre quelques 1500 en revanche dans la Généralité tout autour.
"Le soir, il y eut un grand festin et les plats étaient servis avec prodigalité. Dans ma nouvelle maison se pressaient valets et servantes et, partout où je regardais, il y avait de tout en surabondance."Gluckel ne compte-t-elle pas à son service "deux valets et deux servantes, sans compter les ouvriers et les garçons de course"?
"mais on m'assurait, ajoute-t-elle, que ce n'était rien en comparaison du train de vie de la première femme."Autrement dit : on se fait fort de lui rappeler qu'elle doit tenir son rang. Elle qui règnait (en souveraine accomplie !) sur les livres de comptes, on lui demande à présent de régner en maîtresse de maison : d'ouvrir salon, de recevoir...
Mais encore une fois, c'est que sa situation est une situation d'exception. Dès que le mari meurt, tout change.
"A l'époque je vivais dans la maison d'Isaïe Willastadt, qui avait appartenu à mon mari, et je croyais pouvoir y rester toute ma vie, ainsi qu'Isaïe me l'avait promis. Mais, lorsque mon mari est mort et qu'Isaïe est retourné à Metz avec sa femme, ses enfants et son mobilier, j'ai dû partir sur l'heure, sans savoir où aller. Je ne pouvais pas vivre chez mon gendre Moïise Krumbach, car il logeait lui-même à l'étroit et songeait à se faire construire une nouvelle maison. Je ne savais pas quoi faire."
Depuis l'origine, en effet, les juifs sont cantonnés dans le quartier Saint-Ferroy, le long de la Moselle, où une ordonnance du Duc d'Epernon, datant de 1614, les maintient autoritairement. Certes, au contraire de ce qui se passe dans les ghettos italiens, ils peuvent (sauf aux jours de fêtes chrétiennes) circuler librement dans la ville pour y régler leurs affaires. Mais, le soir venu, plus question de flâner : personne n'a le droit de les héberger, ils doivent regagner impérativement leur quartier. Or, d'une part, celui-ci, depuis le début, est toujours resté limité aux mêmes pâtés de maisons ; d'autre part, la population, elle, s'est accrue, nous l'avons vu, dans des proportions de 1 à 10 (au moins!).
La crise du logement est donc inévitable et il s'en faut de peu que Gluckel, qui a maintenant près de soixante dix ans, se retrouve à la rue...
"Finalement un père de famille nommé Jacob Marburg m'a fait installer une petite pièce sans poêle ni cheminée. Il me laissait utiliser sa cuisine et sa grande salle mais, lorsque je voulais aller me coucher ou faire quelque chose dans ma pièce, je devais monter vingt deux marches, ce qui ne m'était pas facile.."Cas ordinaire, cette fois : Gluckel ne se distingue plus de ses coreligionnaires.
"Les maisons sont remplies de telle manière qu'il est à craindre que leur multiplication, d'autant plus grande que dans l'attente du Messie ils marient leurs garçons à quinze ans et leurs filles à douze, et leur peu de propreté, n'engendrent des maladies contagieuses et n'obligent à en chasser une partie ou à leur accorder plus de terrain."Heureusement pour elle, les enfants de Gluckel sont riches et la tirent d'embarras :
"En 5475, mon beau-fils Moïse m'a proposé de m'installer dans sa nouvelle maison, dans une chambre du rez-de-chaussée. D'abord, je n'ai pas accepté car, pour diverses raisons, je n'ai jamais voulu vivre chez mes enfants. Mais la vie devenait de plus en plus chère, je devais entretenir une servante, et cela coûtait de l'argent à la communauté (2). J'ai donc fini par aller vivre chez Moïse Krumbach."Il n'y a donc pas que la pénurie de logement, il y a aussi les difficultés même de la vie qui favorisent le regroupement des familles !
Mais c'est qu'en réalité le principe de la solidarité
règne devant l'impôt.
Corvées, taxes de logement, capitation, vingtième de maison,
taxe Brancas, taxes d'industrie, redevances diverses, les juifs de Metz sont
accablés d'impôts. On les sait menacés, déracinés,
fragiles et, en conséquence, chacun se paye plus ou moins sur leurs
têtes : les gens de guerre parce qu'ils doivent se loger, la ville parce
qu'elle lève une milice, parce qu'elle construit une porte (la "Porte
Serpenoise"), l'hôpital parce qu'il est l'hôpital, le duc
de Brancas parce qu'il est le gendre du président du Parlement de Metz,
etc., etc.... Les juifs, en quelque sorte, sont taillables et corvéables
à merci. C'est ainsi qu'à eux seuls ils payent le cinquième
de la capitation due par la ville entière, proportion tellement excessive
que l'intendant lui-même la réduit au sixième en 1766.
Mais en attendant, il faut payer : la somme (pour l'ensemble des taxes) est
fixée globalement et chacun participe au prorata de sa fortune, les
plus riches versant pour les plus pauvres. Dès lors, on s'explique
mieux les réticences mises par les dirigeants à accueillir de
nouveaux membres et sans doute cette servante dont parle Gluckel Hameln est-elle
elle-même quelque pauvre femme venue de la campagne mais qui, par sa
présence dans les murs de la ville, alourdit encore les charges dues
par tous.
Au demeurant, il faut le dire, rien n'y fera : malgré tous ses efforts (et notamment malgré ses tentatives de faire participer à la fiscalité les juifs de la Généralité), jamais la communauté n'arrivera vraiment à faire face à ses échéances; elle devra s'endetter, s'endetter toujours plus, et son déficit annuel ira croissant... jusqu'à atteindre en 1789 la somme astronomique de 500.000 livres !...
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