D’où sort-il
donc ce monstre ? Débouchant tel un diable de la place Stanislas, l’affreux
Grokowski pénètre en
conquérant dans les salons du malheureux "fils Lévy".
Et le voici qui ouvre ses livres, grappille ses chocolats,
s’étale grassement sur ses coussins... C’est qu’il
est bien résolu à lui faire raconter sa vie. Il veut tout savoir
de
sa famille. Tout, oui, même ce qu’apparemment il sait déjà
depuis longtemps…
Nombreux sont les romans évoquant le peuple juif et ses tribulations,
mais rares sont ceux qui parlent des Juifs lorrains, plus français
que les Français, qui conjuguaient l’amour de leur pays avec
l’observance de leurs devoirs religieux. Ce livre s’y essaie à
travers l’histoire d’une famille confrontée à un
siècle en folie, depuis 1914 jusqu’aux années 70.
Épousant le mouvement de la vie, l’auteur croise de manière
originale dialogues et descriptions, marie sans y paraître la carpe
et le lapin : le rire et l’analyse.
Et comme dans le Talmud où un commentaire en entraîne un deuxième
qui en appelle à son tour un troisième, les histoires ici s’enchaînent
spontanément, comme jaillies d’une boîte à malices.
De digression en diversion, le récit fait ainsi sans cesse l’école
buissonnière.
Mais qu’on se rassure, l’infâme Grokowski est là
pour veiller à son bon déroulement ! On peut lui faire confiance…
De formation philosophique, Gérald Cahen dirige depuis
plusieurs années des ouvrages aux éditions
Autrement.
On retiendra en particulier L’Humour, Le Plaisir des mots,
Le Baiser, La Conversation, La Séduction et,
tout dernièrement, Le Père disparu.
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Situation du passage : Le jour de la bar-mitsva dans la grande synagogue de Nancy approche. Le fils Lévy s’inquiète très sérieusement, il ne sera jamais prêt …
Mais tu la sais ta paracha
! Voilà trois fois que tu me la récites ! Tu m'entends : trois
fois !... Ma mère m'avançait trois doigts sous le nez pour
bien me montrer que je la savais, que je me rongeais les sangs pour rien...
Peut-être... mais rien qu'à l'idée que demain matin j'allais
monter à la Torah, que j'allais lire en chantant dans ces immenses
rouleaux de la Loi qui étaient presque aussi grands que moi, j'étais
tenaillé par l'angoisse. Surtout que la choule serait bondée,
que toutes les grosses huiles seraient là... monsieur Weil et monsieur
Hirschel... monsieur Beer et madame Meyer... sans même parler de la
famille... de l'oncle André, de la tante Jeanne... de tous les cousins
éloignés... de ceux qu'on attendait de province... de Lyon,
de Marseille, de Strasbourg... de Paris même, de la capitale ! À
cette pensée, j'étais en nage, j'étais certain que j'allais
me planter, qu'au bout de trois mots, crac ! je resterais sec, j'avalerais
mon hébreu tout cru... Mais bougre de bête, puisque t'auras
le texte sous les yeux, comment pourrais-tu te tromper ?!...
Le brave père Schwartz rajustait donc son bicorne (la cocarde tricolore glissée crânement sur le côté), il tirait fièrement sur son gilet, faisait tinter sa chaîne d'huissier et en avant !... Pschtt ! Pschtt !... Pschtt ! Pschtt !... Il passait dans les rangs en hurlant... Daissez-Fous, Enfin, Daissez-Fous ! Fous Etes Tans Une Synagogue Issi, Bas Tans Une Maison Te Ffous !... À lui seul, et avec sa grosse voix qui sentait l'Alsace, il faisait plus de bruit que toute la choule réunie. Même du dehors on l'entendait... même depuis le carrefour... depuis le boulevard Joffre... Ah ça marque bien, ça représente bien !... Mon père, comme de juste, enrageait, il trouvait que c'était une honte. Et certes, il tentait bien d'adresser à l'intéressé des signaux pour lui prêcher la discrétion, mais comme il siégeait aux bancs du Consistoire, juste à côté du Saint des Saints, il jugeait plus conforme à sa dignité d'éviter tout grand geste et il se contentait donc de froncer légèrement les sourcils, d'indiquer, pareil à un chef d'orchestre, une sorte de rallentendo en égalisant la mesure avec le dos de sa main. Qui plus est, le chamess était libre d'arpenter à sa guise le tapis rouge, d'interpeller un chacun par son nom ou encore de monter aux étages "faire la police chez les dames", tandis que, placés de chaque côté de la téba, maître Lévy et ses collègues devaient se contenter de présenter aux fidèles leurs profils. Bref, tout notable qu'il était, il était quasiment impuissant. D'autant que si, par hasard, le père Schwartz saisissait l'un de ces signes qu'il lui jetait à la dérobée, le bougre n'en tenait absolument pas compte ! Au contraire même, il se campait, les poings aux hanches, et se tournant dans toutes les directions, il s'écriait de plus belle : Daissez-Fous, À La Fin, Daissez-Fous Ou Che Fais Me Fâcher !... Car chez les Schwartz l’on était chamess de père en fils, son père l'avait été, son grand-père également et, franchement, honnêtement, on n'allait pas lui "Apprentre Zon Médier", et surtout pas "Ce Maître Léfy, Ce Bolisson, Ce Kalopin" qu'il avait connu tout gamin et auquel il avait maintes fois tiré les oreilles... Ah C'était Un Pettit Trôle, Che Fous Assure ! Un Peau Tiaple, Oui ! Il Peut Pien Chouer L'Important À Préssent...
Natif d'Haguenau dans le Bas Rhin, Gustave Schwartz avait, en effet, commencé sa carrière à Metz avant d'être appelé aux fonctions de chamess principal à la grande synagogue de Nancy, titre dont il n'était pas peu fier et qui signifiait en clair que, deux fois l'an, à Roch Hachana et Kippour, on lui adjoignait un second pour veiller au bon déroulement des offices. Cette situation était d'ailleurs une source inépuisable de soucis pour les dirigeants de la communauté, car aucun auxiliaire n'ayant jamais accepté de servir deux ans de suite sous les ordres du père Schwartz, il fallait à chaque fois, soit partir à la recherche d'un postulant qui ait grosso modo les mêmes mensurations que le précédent, soit se mettre en quête d'un nouvel habit de bedeau. Quant à espérer fléchir le titulaire de la charge, c'était illusoire : l’on ne plaisantait pas avec le Serffice. Le trésorier avait beau lui peindre dans des couleurs sombres l'état de ses finances, le rabbin en appeler à sa religion, peine perdue ! Gustave Schwartz était intraitable... Te L'Eau Tans Mon Fin ? Te L'Eau Tans Mon Fin ? Fous Afez Facile À Tire, Monsieur le Crand Rappin ! Tenez, L'An Passé, Le Petit Tafid, Le Petit Cheunot Que Fous M'Affez Tonné, Eh Pien, Il A Fait Tomper Un Séfer Torah ! Toute La Choule L'A Fu !... Ah il était têtu, il en revenait toujours là-dessus. Dieu sait pourtant si on lui avait expliqué, et sur tous les tons : le Séfer Torah n'était pas "tombé", il avait "glissé" (s'il était tombé, toute la choule aurait dû jeûner pendant quarante jours ; par conséquent, il n'était pas "tombé", il avait "glissé", il n'y a pas une âme dans la synagogue qui aurait osé soutenir le contraire !)... En Tout Cas, Clissé Ou Tompé, Moi Ch'Fous L'Tis, Monsieur Le Crand Rappin, Faut Plus M'Enfoyer Tes Maufiettes Pareilles, Surtout À Kippour. Che Feux Tes Caillards Qui Aient T'L'Estomac...
Du coup, le père Schwartz frisait à chaque fois une apoplexie. Il fonçait sur Bloch, le bicorne en bataille... KATTTICH ! PAS KITTTOUCH ! KATTTICH !... Depuis trente-sept ans qu'il avait mission de veiller aux offices, il ne criait plus le nom des prières, non, il les aboyait, il vociférait... KATTTICH ! KATTTICH !... Ah pour être prévenu, l’on était prévenu ! Même madame Grinstein, sur son banc là-haut, cessait sa causette... Brusquement chacun se levait, chacun restait droit, figé à sa place. Alors, un à un, s'extirpant des rangs, les hommes en deuil avançaient dans l'allée centrale. Enveloppés dans leurs longs taleths, leurs livres à la main, et dans le silence soudain revenu, lentement, maladroitement, trébuchant parfois sur un mot, ils commençaient à psalmodier la prière des morts...
Ysgaddal Veyiskadach Chemê Rabbo (Que Le Nom De L’Éternel Soit Glorifié Et Sanctifié)... Beolmo Divero 'Hiroucè Veyamli'h Mal'houcè (Dans Ce Monde Qu'Il A Créé De Par Sa Volonté)...Telles, tout habitées de larmes, leurs voix semblaient surgir des tréfonds de la nuit comme si elles avaient eu à se frayer un chemin à travers des mers sombres, tourmentées, douloureuses, des mers dont elles auraient gardé à jamais ce goût de sel amer...
Ouvyomè'hon Ouv'haïè Dé'hol Bes Israël (Que Son Règne Vienne Bientôt Du Vivant De La Maison d'Israël)... Baagolo Ouvizman Koriv Veï...Et chacun à ces mots de méditer, chacun désormais de faire retour sur lui-même. À la même seconde, liés par un fil secret, tous les cœurs se serraient, toutes les gorges se nouaient. Car derrière ceux qui prononçaient aujourd'hui ces paroles sacrées se profilaient, invisibles mais présents, tous ceux qui jadis les avaient récitées eux aussi. Oui, à l'heure du kadich, mystérieusement, les portes de la vie et de la mort s'ouvraient pour communiquer, la choule s'emplissait de l'assemblée immense des absents...