Nous n'avons pas la prétention d'être en mesure de dire ce
que sera l'avenir de nos frères juifs d'Algérie. Cependant,
parmi les hypothèses que tout un chacun peut envisager, celle de l'exode
massif en France est une probabilité très sérieuse.
Le Gouvernement et le Parlement ont déjà dit aux Algériens
: ceux d'entre vous qui seront ou se croiront obligés de partir ont
leur place en France. La Communauté nationale accueillera ses frères
dans un esprit de totale compréhension et mettra en oeuvre à
leur intention des moyens matériels d'entr'aide pour résoudre
les inévitables questions de logement, d'équipement et d'emploi.
Il semble donc que sur ce plan, on n'ait aucun souci à se faire. Les
autorités publiques ont pris conscience du problème et sont
prêtes à y faire face. Bien mieux, la loi leur donne les moyens
nécessaires. Mais tirer une telle conclusion serait faire preuve d'une
vue très partielle des choses. Sans sous-estimer en rien l'importance
et la dimension des questions matérielles, on peut cependant dire que,
dans un pays comme la France en phase d'expansion économique, ces questions
sont les moins difficiles à résoudre.
Car, en dépit de la communauté de langue entre les Français
d'Algérie et les Français d'Europe, en dépit même
d'un état d'esprit généralement favorable à un
accueil fraternel de réfugiés d'Algérie, ceux-ci sont
appelés à subir toutes les épreuves du dépaysement.
Celui-ci sera encore aggravé par les remous probables qui se produiront
sur le plan politique lors du repli massif vers la métropole. En ce
qui concerne les juifs, il est essentiel que ceux-ci puissent trouver place
dès leur arrivée au sein de communautés bien équipées
pour assurer les services essentiels, le culte et l'instruction religieuse
en tout premier lieu. Car ces frères jetés sur les chemins de
l'exil sont guettés par la perte de leur identité juive, et
leur assimilation totale.
Si on commet la lourde faute de ne pas considérer les questions de
la réinstallation en France des juifs d'Algérie comme primordiales,
un grand nombre d'entre eux seront conduits à s'établir dans
des lieux où n'existe aucune structure communautaire juive. C'en sera
fait alors, et à très brève échéance, de
leur identité juive. Le seul moyen de prévenir ce danger spirituel
est d'établir dés maintenant un plan d'accueil des réfugiés
juifs et de créer les ressources nécessaires à sa mise
en oeuvre. Un tel plan se donnerait pour but d'orienter l'établissement
dans des régions et des cités dont l'équipement communautaire
permet une prise en charge spirituelle satisfaisante de nos frères
d'Algérie.
Il est bien évident que ceci se traduira par des difficultés
plus grandes pour résoudre les problèmes de logement et d'emploi,
et exigera par conséquent que se fasse jour un effort de solidarité
sociale de grande ampleur. Mais c'est là le devoir le plus impératif
des juifs de France en ces heures historiques que nous vivons. Les autorités
juives, rabbins et responsables administratifs, devront s'employer dès
maintenant à expliquer ce devoir au public, et à susciter l'élan
de générosité fraternelle qu'il implique.
Par delà cette première obligation, il en existe une autre encore,
non moins impérative, qui consiste à ouvrir nos coeurs, nos
maisons, nos associations et nos groupements à nos frères réfugiés.
Il faudra sans tarder les associer aux postes de responsabilité de
nos structures communautaires et éviter de les considérer comme
des "mineurs" ou de les acculer à créer leurs propres
groupements et associations. Ceux-ci ne pourraient que compromettre leur pénétration
dans nos milieux communautaires et perpétrer leur condition précaire
de réfugiés.
Tous ces problèmes ont fait l'objet des rapports, des discussions et
des réflexions des délégués réunis à
Belfort, le 7 janvier dernier, pour la Conférence régionale
de l'Est de la France du C.J.M. Accueillis avec beaucoup de chaleur par M.
Gugenheim, Président de la Communauté de Belfort, et par M.
Pierre Dreyfus-Schmidt, Vice-Président de la Section française
du C.J.M., ces délégués étaient les représentants
qualifiés des Communautés de Besançon, Colmar, Muihouse,
Nancy et Strasbourg. Il fallut bien constater que, mis à part les travaux
préparatoires menés dans le département du Bas-Rhin sous
l'autorité du Dr
Joseph Weill, aucun plan d'accueil n'est encore préparé.
C'est pourquoi, avant de se séparer, les participants à ce congrès
régional du C.J.M. ont décidé d'adresser le texte suivant
au Consistoire Central et aux institutions nationales :
"La Conférence régionale des sections du C.J.M. de l'Est de la France, réunie à Belfort les 6 et 7 janvier 1962, avec la participation des délégués représentatifs de Belfort, Besançon, Colmar, Mulhouse, Nancy et Strasbourg, a examiné les perspectives de l'avenir immédiat du Judaïsme d'Afrique du Nord.
Elle a exprimé le souhait de voir convoquée d'urgence une Assemblée extraordinaire des Assises du Judaïsme français, augmentée de représentants qualifiés de nos frères d'Afrique du Nord, de l'A.I.U., du C.R.J.F., du C.J.M. et du F.S.J.U. Cette Assemblée extraordinaire devra:
1. dresser un plan d'accueil des réfugiés d'Algérie, en prévision d'un afflux massif possible;
2. lancer une campagne nationale de collecte de fonds, pour la mise en oeuvre de ce plan, sous l'autorité du Rabbinat, des Consistoires et des institutions nationales."
Plusieurs semaines se sont déjà écoulées depuis
les accords d'Evian. En France, en Algérie musulmane et dans le monde
entier ces accords ont produit un soulagement et une joie unanimes.
Et pourtant, le sang continue à couler de manière atroce et
révoltante et des nuages menaçants assombrissent l'horizon politique.
Parlons ici des répercussions possibles des accords d'Evian et de la
prochaine indépendance algérienne sur le monde juif. Ces répercussions
se situent à trois niveaux : le judaïsme algérien, l'Etat
d'Israël et le judaïsme français.
A s'en tenir au texte des accords d'Evian, aucune inquiétude ne devrait
effleurer les juifs algériens eux-mêmes et tous ceux que leur
sort préoccupe. Le bureau du Congrès Juif Mondial n'avait-il
pas publié un communiqué dans lequel il se félicitait
des garanties obtenues sur ce plan par les négociateurs français
grâce à la "sagesse" de la délégation
F.L.N. (1) ? Une réaction similaire a été
manifestée par le Président Ben Gourion dans son message au
Président De Gaulle. Dans la réalité hélas, les
juifs d'Algérie sont atteints du même délire qui obsède
tous les "Européens" d'Algérie et les conduit aux
extrémités que l'on sait. Personne là-bas n'a la moindre
confiance dans les garanties d'Evian, et ce désespoir dicte une attitude
de sabotage des accords sur le "cessez-le-feu" et de l'autodéterminationm
s'exprimant par une explosion de violence aussi vaine que criminelle. Il faut
cependant savoir que, dans une proportion déjà importante et
notamment dans le Constantinois, la pression exercée par la population
musulmane conduit les juifs à la ruine matérielle définitive
et à l'émigration. Les faits sont là, en dépit
de ceux qui ici cherchent à les minimiser. Même dans l'hypothèse
où les conditions psychologiques de l'application des accords d'Evian
se trouveront réalisées, une grande partie de la communauté
juive d'Algérie est vouée à l'exil pour des raisons d'ordre
économique.
La plupart de ces émigrants viennent et viendront en France. Une proportion
très modeste choisira de s'établir en Israël. Ce sont des
répercussions d'un autre ordre qui préoccupent l'Etat juif.
Car la fin du cauchemar algérien va déclencher une offensive
diplomatique des pays arabes disposés maintenant à rétablir
des relations amicales avec la France. De puissants intérêts
sont en jeu et il est certain que les chancelleries arabes vont assortir leurs
avances de conditions défavorables à l'Etat d'Israël. Or
la France est le seul membre du Conseil de Sécurité dont l'amitié
pour Israël ait résisté contre l'unanimité des autres
Puissances. Beaucoup d'observateurs font remarquer que cette amitié
est d'une qualité qui la met à l'abri des assauts que pourraient
lui faire subir les intérêts classiques. Bien qu'il soit sain
et nécessaire d'envisager toutes les hypothèses, nous exprimons
notre confiance dans la solidité des liens entre la France et Israël.
Ils dépendent dans une certaine mesure, il est vrai, de l'orientation
que prendra la politique algérienne aprè s l'autodétermination.
A ce sujet, les déclarations prêtées
au Caire à Ben Bella (2) ont suscité une
intense émotion et d'abondants commentaires.
A en croire les agences d'informations, le vice-président du G.P.R.A.
(3) avait accusé les sionistes d'être "l'une
des forces principales qui se trouvent derriè re l'O.A.S. (4)"
! Il avait ajouté : "Nous, en Algérie, ne consi dé
rons pas notre révolution comme terminée tant que la libération
de la Palestine n'est pas achevée". Douze jours plus tard, le
Ministre de l'Information du G.P.RA., M. Yazid, démentait les déclarations
de M. Ben Bella en précisant : "Le G.P.R.A. est caractérisé
par l'unanimité de tous ses membres sur toutes les grandes options".
Rappelons que d'autres autorités du F.L.N. avaient de leur côté
longuement insisté sur l'orientation progressiste de la révolution
algérienne, par opposition à la voie suivie par d'autres pays
arabes, ne manquant pas de faire valoir les heureuses conséquences
qui en résulteraient pour les rapports futurs entre Israël et
les Arabes. Nous pensons également que ni le peuple algérien,
ni l'Etat d'Israël, ni la paix mondiale n'ont rien à gagner à
un alignement de l'Algérie sur la politique de Nasser. Il faut souhaiter
ardemment que l'unanimité du G.P.R.A. se fasse dans une direction de
progrès social et de relations pacifiques avec tous les pays y compris
Israël. Une réussite de la politique de coopération avec
la France favoriserait cette heureuse tendance.
Le Judaïsme français pour sa part, dont nous avons déjà
dit qu'il cherche à minimiser le volume de l'émigration des
juifs d'Algérie, ne doit pas seulement prendre conscience de sa responsabilité
sur le plan des devoirs de solidarité sociale. Une assemblée
générale du F.S.J.U. débattra de ce problème les
5 et 6 mai prochains à Paris. Il doit surtout mesurer la "chance
historique", comme l'appelle à juste titre le Président
Joseph Weill, que représente l'installation en France de dizaines
de milliers de juifs d'Algérie, bien préparés à
oeuvrer pour un renouveau de cette communauté juive menacée
de sombrer dans une léthargie totale. Mais, comme nous n'avons cessé
de le répéter, cette chance historique ne portera ses fruits
qu'à condition que notre communauté trouve encore le souffle
qui lui permettra de faire à ces exilés un accueil fraternel
sur tous les plans.
Au total, si les espoirs exprimés dans ces quelques lignes sont dignes
de notre avenir, on restera néanmoins conscient que la porte est bien
étroite qui pourra livrer passage à leur réalisation.