HAMAN et Cie...
Lucien Lazare
Extrait du Bulletin de nos Communautés, 26 février 1954, 10e année n°5


Certains ont pu croire au lendemain de la libération, que l'horreur même des crimes perpétrés par les nazis suffirait à les déconsidérer aux yeux des opinions publiques du monde entier et à rendre vaine toute tentative de ressusciter les mouvements racistes. Depuis, les événements politiques mondiaux et les menus incidents de la vie quotidienne auraient pu suffire à démontrer qu'un tel espoir n'était qu'illusion. En France notamment, les apôtres de la Kollaboration sont réhabilités, les inéligibles sont amnistiés et les antisémites de tout crin jouissent des mêmes libertés et garanties que la Constitution accorde aux juifs eux-mêmes. Cette situation a au moins pour mérite de replacer le problème de l'antisémitisme sur son vrai terrain.

L'antisémitisme est avant tout notre propre affaire ; nous irons jusqu'à dire qu’ "il se mérite". En effet, nous nous refusons à croire à l'existence de mécanismes aveugles, à l'exercice d'une fatalité frappant sans discernement et obligatoirement certaines communautés humaines, tels les juifs. Une telle conception heurterait fondamentalement les idées toujours enseignées par les penseurs imprégnés de la tradition juive. La fatalité est un concept païen, qui s'exprime notamment dans la philosophie que dégage la tragédie grecque lorsqu'elle met en scène le sort tragique de la famille des Atrides condamnée à subir aveuglément l'acharnement des divinités assoiffées de victimes. Tous les enseignements juifs s'inscrivent en faux contre cette philosophie, en décrivant l'intervention constante clans le monde du Dieu Unique qui distribue "à chacun selon ses mérites". Chaque individu, mis en possession de la Révélation divine, est libre de choisir quel sera son sort. Tout homme en Israël, et toute communauté juive auront la fin qu'ils auront choisie ; et il dépend d'eux que cette fin ne soit pas la souffrance et la mort.

En premier lieu, il importe que nous soyions fidèles à notre tradition ; individu, communauté ou Etat, dans la Dispersion ou en Erets Israël, nous ne méritons une place sur cette terre que si nous accomplissons avec ferveur le rôle que Dieu nous a assigné. C'est pourquoi ceux d'entre nous qui croient lutter contre l'antisémitisme en s'assimilant, c'est-à-dire en troquant la noblesse juive contre la noblesse des autres nations, ne font au contraire que susciter l'antisémitisme. Ils rendent responsables de celui-ci les juifs qui persistent à se distinguer des non-juifs par des coutumes religieuses particulières et par la fidélité à. une culture ancestrale, alors qu'eux-mêmes, inconsciemment peut-être, continuent à se distinguer, mais cette fois dans les secteurs qui ont été assignés aux non-juifs. Il faut bien reconnaître que cette attitude peut expliquer, sinon justifier, les jalousies et les insatisfactions morbides des médiocres qui tissent autour de nous des réseaux de haine criminelle. Nous sommes convaincus qu'un juif qui se distingue par une sincère et fervente fidélité à la noblesse de sa tradition, suscitera dans les milieux non‑juifs plus d'estime et de sympathie qu'un juif détaché de ses origines, et occupant une place en vue dans la société.

Ceci dit, il est un second facteur qui favorise les entreprises des antisémites. Je veux parler de l'inconscience et de l'aveuglement des juifs qui, trop souvent, veulent ignorer et nier même les activités qui menacent leur sécurité. Par crainte de faire parler de nous en tant que juifs, il arrive que nous préférions laisser le champ libre à nos ennemis. Or, plusieurs actions menées tant à Paris qu'en province depuis la libération, prouvent qu'il existe en France des possibilités légales d'entraver les activités antisémites.

Tous nos lecteurs doivent savoir que les journaux et organisations antisémites connaissent actuellement une expansion pour le moins inquiétante. On connaît déjà les grands hebdomadaires qui ont succédé à Gringoire et à l'Action Française : Rivarol, France Réelle (ci-devant : Paroles Françaises) et Aspects de la France. Mais le bulletin d'Informations du Congrès juif Mondial, La Vie Juive de janvier 1954, donne une liste impressionnante de journaux antisémites, hebdomadaires ou mensuels, de création toute récente. En plus du Bulletin de Paris, dont la publicité tapageuse révèle un luxe de moyens financiers qui laisse rêveur, on ne relève pas moins de quatorze organes de presse antisémites, où se retrouvent les noms de Tixier-Vignancourt, Isorni, Bardéche, Pietri, Amiral Lacaze, Georges Bonnet, André Mutter, Henry Bordeaux, chanoine Desgranges, etc... La proportion de journaux catholiques (L'Observateur catholique, la Pensée Catholique, Documents Paternité, etc.) est révélatrice. De plus 26 organisations se sont constituées pour revendiquer la "grande" amnistie et la mise en vigueur de lois d'exception frappant les juifs.

Il y a quelques jours, une grande librairie située en plein centre de Strasbourg avait consacré une de ses vitrines à la mise en relief des ouvrages de Céline, Pétain, Châteaubriand, Maurras, Brasillac, et autres Isorni. Devant une telle indécence, nous espérons que la clientèle juive de cet établissement saura tirer la conclusion qui s'impose.

Mais ceci ne suffit pas. Laisserons-nous sans réagir se développer une campagne antisémite d'une telle ampleur, qui profite, il faut bien le dire d'une conjoncture politique favorable, en un temps où une Allemagne prête à réarmer jouit de toutes les faveurs officielles ? Nous devons à nos enfants de savoir nous organiser efficacement afin de tuer dans l'œuf tous les germes de haine et de meurtre.

L'action doit être menée sur deux fronts. Il faut d'abord nous affirmer en tant que juifs, avec toute la noblesse que cela implique, pour savoir ce qui fait la raison de notre lutte, et pour mériter notre place dans ce monde. Il faut ensuite nous grouper afin de mettre en œuvre tous les moyens légaux de lutte contre les campagnes antisémites.

 

Israel
Judaisme alsacien
Accueil
© A . S . I . J . A .