Sur le large trottoir, devant le "Nègre", il y avait des chaises et
des tables ; le restaurant même était fermé, comme chaque
année à cette époque. Ils s’assirent à l’ombre et
Moschele posa sa question.
- Qu’est-ce que c’est comme Yontef, comme fête, aujourd’hui, Monsieur
Samuel ?
- Le Hamicho-Osser-be-Av, le 15 Ab ? Oui, c’est une fête
que de nombreux Juifs ignorent aujourd’hui, bien qu’elle ait été
importante autrefois. Au fond, c’est le pendant du Hamicho-Osser-bi-c’hevat,
le 15 Chevat. L’un est le message du printemps, l’autre annonce l’automne. La
Michna raconte qu’à l’époque du Temple, on organisait ce jour-là
une grande fête populaire. Les jeunes filles se rendaient en joyeux cortège
dans les vignobles, pour y danser. Car notre peuple savait autrefois s’adonner
à la joie ; aujourd’hui, depuis que le Temple est détruit, nous
ne devons jamais oublier son deuil. Mais le souvenir du Hamicho-Osser-be-Av
s’est maintenu jusqu’à nos jours. La Guemara raconte
que ce jour-là, le cruel empereur romain Adrien a donné aux Juifs
l’autorisation d’enterrer enfin les victimes tombées à Bethar.
Peut-être avez-vous déjà entendu parler de Bar-Kohba? C’était
un valeureux guerrier et il a lutté courageusement contre les Romains.
Finalement, il a dû s’enfermer avec 500 000 Juifs dans la ville de Bethar,
qui a été prise d’assaut par l’ennemi le Tische-be-Av. Raison
supplémentaire pour jeûner le Tische-be-Av !
Les malheureuses victimes restèrent étendues en plein air pendant
trois ans, et ce n’est que trois ans plus tard, le Hamicho-Osser-be-Av,
que l’on eut le droit de les ensevelir. Par miracle, leurs corps ne s’étaient
pas décomposés, et pour garder le souvenir de ce miracle, nos
Sages instituèrent dans le benchen une quatrième
beroho (bénédiction) I-bu heïtiv, hou meïtiv,
hou yeïtiv lonou. Ainsi l’actuel Hamicho-Osser-be-Av est, en
fait, l’anniversaire d’une partie substantielle de notre benchen.
- Par conséquent, il ne faut pas jeûner, dit Moschele ; du moment
qu’on doit benchen, on n’a pas le droit de jeûner, n’est-ce pas
? Et c’est justement aujourd’hui que je pensais jeûner.
- Pourquoi justement aujourd’hui?
- La semaine dernière, j’ai laissé tomber mes Tefillin et
je me suis fixé un jeûne.
- C’est une autre question, qu’il ne m’appartient pas de trancher. Mais à
votre place, comme il est de toute façon près de midi, je continuerais
le jeûne.
- Merci, Monsieur Samuel, je continuerai le jeûne.
Ils se séparèrent et SBouckelmoschele rentra chez lui, rue des Drapiers. La situation était exactement telle qu’il l’avait prévue. Partout des seaux d’eau et des courants d’air. Sa soeur s’affairait à la cuisine et Moschele s’approcha précipitamment de l’armoire, emporta le cinquième tome de Hirsch et descendit l’escalier à toute vitesse. Il savait ce qu’il voulait. Sous les ombres calmes du Contades, il y avait des bancs pour s’arrêter, et même pour se laisser aller à une courte sieste, sans être dérangé. La route était longue jusque là, mais Moschele avait le temps, il avait tout son temps.
A nouveau il fit halte devant les étalages de toutes les boucheries qu’il rencontrait, scrutant de son regard d’expert les saucisses et les plats de charcuterie. Vers deux heures enfin, ayant atteint le Contades, il découvrit un banc isolé et l’endroit tranquille qu’il cherchait. Ici, sous les vieux arbres, régnait une fraîcheur délicieuse ; ici, il se sentait à l’aise. Une radio jouait dans le restaurant voisin, de l’autre côté de la verdure. Lentement, les yeux de Moschele se fermèrent.
A des cris perçants poussés à proximité, il sursauta derrière lui, sur la pelouse, des gamins jouaient au football et, d’une manière générale, le grand parc s’était animé. En consultant sa montre, il comprit la cause de ce changement. Il avait dormi près de trois heures de suite. Alors, plein de confusion, il prit le Hirsch et l’ouvrit à la page de la Sidrah hebdomadaire...
A peine avait-il lu quelque lignes, que le fabriquant Blum, accompagné
de sa femme, vint passer près de son banc ils habitaient une villa dans
le voisinage du Contades.
- Jour férié, aujourd’hui? s’écria Blum.
- Je me le suis accordé à moi-même, dit Moschele avec
quelque gêne. Je jeûne aujourd’hui !
- Quoi, un jeûne! Comment, vous jeûnez?
Blum laissa plantée là sa femme et s’approcha à grands
pas de Moschele. Cette affaire semblait n’attendre que lui pour être tranchée.
Fils de Rabbin, il ne tolérait point qu’une Schaale, un problème
religieux, fût soulevé à la Synagogue Kageneck sans qu’il
y mît son grain de sel.
- Aujourd’hui, c’est pourtant...
- Je sais, dit Moschele. Mais j’ai laissé tomber les Tefillin...
- Quelles Tefillin? Schel Yad ou schel Rosch, celles de la
main ou celles de la tête ?
- Les deux. J’ai ouvert l’armoire, et le sac des Tefillin en est
tombé...
- Elles étaient dans leur sac ! Bien, bien ! Ha, ha ! Du moment
qu’elles étaient dans leur sac ... Dites-moi, votre sac a bien une doublure?
- Evidemment.
- Alors, on n’a pas besoin de jeûner!
- Mais on m’a dit...
- Allons donc! Qui vous a dit ? N’écoutez donc pas n’importe quel
ignorant ! Si moi je vous dis qu’on ne jeûne pas, vous pouvez me croire
et me faire confiance.
Moschele prit son Hirsch et salua poliment Madame Blum. Puis il s’en alla,
non sans entendre que, sous les arbres, son cas était encore examiné
en long et en large. Blum exposait l’affaire à sa femme, à haute
voix, et il riait à voix plus haute encore. Cette fois, Moschele en avait
assez entendu. Sa résolution était prise. "Je vais consulter
le Rebbe ! C’est lui qui est compétent. Et ce que lui il dira, je le
ferai."
Le Rabbin habitait Boulevard Clemenceau, c’est-à-dire sur le parcours
conduisant au centre de la ville. Après avoir sonné, Moschele
fut accueilli par la femme du Rabbin. Elle l’invita aimablement à entrer.
Le Rabbin donnait encore audience à une autre personne et Moschele attendit
sans nervosité aujourd’hui, le temps lui appartenait! La porte s’ouvrit
enfin, et le Rabbin souhaita cordialement la bienvenue à Moschele.
- Excusez-moi, Monsieur Lévi, j’avais la visite d’un Rabbin d’Alger.
- D’Alger ! De si loin ! Je ne suis pas pressé, Rebbe. Il y a simplement
une chose qui me préoccupe. Est-ce que je puis vous en parler?
- Mais je vous en prie! Ne suis-je pas là pour aider à résoudre
les difficultés ? Cependant, voici bientôt le moment d’aller à
la Schoul. Vous y allez certainement aussi ? En cours de route, vous
me direz ce que vous avez sur le coeur.
Et c’est ainsi que sur le chemin passant par la place des Pierres et la rue
des Bonnes Gens, Moschele put raconter au Rabbin toute l’histoire de son jeûne.
- Je suis de ces hommes, poursuivit-il, qui veulent être sûrs de
leur affaire. Quand le patron dit tu feras six douzaines de cervelas, six douzaines
de saucisses à l’ail et encore six salamis, je les fais ; et après,
je suis content de moi. Mais si j’interroge le patron que dois-je faire aujourd’hui
? et s’il me répond ce que tu veux ! alors, le travail ne me réjouit
absolument pas. J’aurais beau m’appliquer, le patron pourra toujours me reprocher
d’en avoir fait trop ou pas assez. C’est cela que je n’aime pas. Vous me comprenez,
Rebbe ?
- Très bien, Monsieur Lévi, vous avez le sens du devoir.
- Oui, j’aime ce qui est juste. Aussi, pour ce qui est de ce jeûne, ai-je
raison ou ai-je tort ? En jeûnant, je pensais réparer une faute.
Par bêtise et ignorance, j’ai commis une nouvelle faute, j’ai jeûné
un Yontef !Que dois-je faire maintenant?
- Votre cas n’est pas bien grave, dit le Rabbin, inutile de me reporter, à
ce sujet, aux Livres et aux Commentaires. Il est écrit, vous le savez
bien, Monsieur Lévi, que l’homme est tenu à la Techouvo,
la repentance, une heure avant sa mort. Vous savez également ce que cela
signifie. La Techouvo doit être quotidienne, puisque nous ignorons
l’instant de notre mort. Or, Techouvo, la repentance, Tefillo,
la prière, Zedoko, l’aumône, écartent l’arrêt
fatal. Vous avez fait Techouvo aujourd’hui. Nous sommes en route pour
prier, donc faire la Tefillo. Et vous avez encore aujourd’hui l’occasion
de faire Zedoko. Il y a malheureusement assez d’indigents devant la Synagogue.
Donnez selon vos moyens. Ensuite, rentrez en paix et mangez.
- Ne dois-je pas attendre qu’il fasse nuit?
- Non, pas aujourd’hui.
Ils étaient arrivés devant la Schoul.
- Merci, Rebbe, maintenant, je suis content.
S’Bouckelmoschele dit sa prière de Minha et de Maariv,
donna l’aumône aux pauvres, et rentra pour anbeisse, rompre le
jeûne, avec la satisfaction d’un homme heureux d’avoir accompli son devoir.
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