"S’Bouckelmoschele" : Histoire d’un jeûne
extrait de La double demeure - Scènes de la vie juive en Alsace


S’Bouckelmoschele se tenait sur le trottoir de la rue Kageneck, ne sachant que décider. Il était venu trop tard pour assister à l’office du matin. On avait déjà rentré le rouleau de la Thora, alors qu’il n’avait pas encore mis les Tefillin même commencé de prier. Mais, d’autre part, aujourd’hui, il n ‘était pas question pour lui d’aller travailler. Il s’était proposé de jeûner. Le jeudi précédent, en ouvrant son armoire pour en extraire l’étui des Tefillin, ce dernier avait échappé de sa main et était tombé par terre. De ce fait, Moschele avait promis d’observer un jeûne d’un jour, et voilà pourquoi il s’était rendu à la Schoul, à la synagogue. D’ordinaire, devant être à son travail sur le coup de sept heures, il ne pouvait être présent aux offices de la semaine. Il était charcutier au service de Lazard, lui-même boucher attitré de la communauté orthodoxe. Sa tâche consistait à fabriquer des choses fort appétissantes cervelas, saucissons à l’ail, saucissons les plus divers et toute la gamme des «spécialités» qui garantissaient le renom de la maison Lazard. Entendons-nous. Ces articles, il ne les confectionnait pas tous à la fois ! Oh non ! La production variait selon la saison, sauf pour les fameuses saucisses à l’ail. Celles-là, il les "sortait" chaque jour.

collection © Annette et Mac Wygoda

C’est que Bouckelmoschele était un as au point de vue professionnel. Dix fois déjà, à la suite de dissentiments avec le patron, il avait résilié son emploi. Et dix fois déjà le patron s’était empressé de le ramener à son poste. Sur ce point, les idées de Moschele étaient bien arrêtées. Jamais, au lendemain d’une querelle, il ne songeait à chercher du travail dans une autre entreprise. Il se contentait d’attendre que Lazard le rappelât, ce qui se produisait inévitablement, tantôt au bout de huit jours, tantôt au bout d’un jour. Si le délai pour leur réconciliation dépendait du degré de gravité de leurs Gseress, de leurs disputes, et du caractère plus ou moins grossier des pro­pos échangés, la longueur de ce délai n’avait aucune importance, car Lazard rémunérait les journées de grève sans sour­ciller. S’Bouckelmoschele gagnait ainsi un joli salaire. Il en versait la plus grande partie à sa soeur qui était veuve et tenait leur ménage commun ; le reste était mis de côté.

S’Bouckelmoschele, en dépit de ce sobriquet, n’était d’ailleurs pas bossu. (1) Il avait simplement la tête rentrée dans les épaules, et ses jambes étaient trop courtes pour son tronc puissant. S’arrêtant à ces apparences, des esprits superficiels le jugeaient difforme. D’autres, en l’observant plus attentivement, discernaient surtout la bonté et la fidélité de son regard. Quant au sobriquet, c’était à Oderze, son village natal, qu’on l’en avait affublé on y avait ajouté gracieusement cet «Es» ou «S’» ambigu, dont on se sert dans le dialecte judéo-alsacien, soit pour désigner les enfants, soit pour marquer de l’ironie aux gens frêles. Moschele ne se souciait guère des termes qu’on lui appliquait si visiblement à tort ; il savait qu’à Oderze chacun portait un surnom. Maintenant, pour ce qui était de son état de vieux garçon, la responsable en était une certaine Céline, sa compatriote. Au village, quand il avait sollicité sa main, elle avait ri aux éclats. Et ce rire, il n’avait nulle envie de l’affronter à nouveau ! Toutes les fois que sa soeur, convaincue de ses talents de Schadchen, de marieuse, s’était avisée pour lui d’un autre projet matrimonial, il avait refusé avec obstination. Rien ne pouvait changer sa détermination. Du moment que sa Céline adorée s’était moquée de lui, il ne se marierait plus jamais.

Tel était donc S’Bouckelmoschele qui se tenait sur le trottoir de la rue Kageneck, ne sachant comment employer son jour de jeûne. Devait-il aller à l’atelier? Cela n’avait aucun sens. D’abord, grâce à son zèle, il y avait une provision suffisante de charcuterie dans la chambre froide de Lazard. Ensuite, il n’était pas possible de fabriquer des saucisses, sans courir le risque de transgresser le jeûne, par inadvertance. Devait-il retourner à la maison ? Sa soeur y organisait aujourd’hui un nettoyage à fond, et durant semblable opération, la présence de Moschele était parfaitement indésirable. Tous les meubles à l’envers, toutes les fenêtres ouvertes, partout des courants d’air, ses pires ennemis ...! Non, il ne fallait pas rentrer. D’autant que c’était un peu à cause de ce nettoyage que Moschele avait choisi de jeûner précisément ce jour-là; sa soeur ne lui aurait quand même donné que du pain et un morceau de saucisson... Mieux valait, en somme, malgré l’heure tardive, entrer à la Schoul et commencer à prier.

C’est ce que Moschele fit. Il passa la porte, ouverte comme toujours à tout venant, et constata qu’il n’était pas seul. Quelques fidèles, debout à leur pupitre, priaient encore, et, dans un coin de la Synagogue, certains s’étaient rassemblés pour Iernen, pour étudier. Moschele mit son Taliss, ses Tefillin et pria, lui aussi, avec beaucoup plus de soin que d’habitude, car aujourd’hui il disposait de tout son temps! Lorsqu’il eut terminé, il se joignit au groupe d’étude qui ne comprenait plus que des vieillards, et écouta. Lui-même était incapable de lernen, parce que personne ne le lui avait appris. Son père avait été un simple fidèle, et le rabbin de la circonscription s’était borné à de rares apparitions au village. A l’école, la classe fréquentée par Moschele comprenait une vingtaine d’élèves, tous dans la même situation que lui ; l’instituteur leur avait enseigné uniquement la lecture de l’hébreu et des éléments de traduction. Partout, à la campagne, c’étaient là les limites du programme pour les matières juives.

En ville, Moschele fut affecté, peur ses débuts, à un labeur dur et absorbant. Plus tard, à ses premiers loisirs, il se rendit compte que Strasbourg offrait des occasions de s’instruire d’une manière plus approfondie. Mais il était trop tard pour combler ses lacunes. Après avoir économisé un peu d’argent, Moschele acheta le Pentateuque de Samson Raphaël Hirsch, en cinq volumes. C’est dans cet ouvrage, pourvu d’une traduction et d’un commentaire allemands, qu’il lisait chaque semaine la Sidrah, et ainsi la Parole de Dieu lui inspirait toujours une grande joie.

Le lernen s’acheva. Les participants, après avoir refermé leur Michnaïoss, gravirent les degrés de l’Almemor  et embrassèrent avec ferveur le Peroress. Au moment où ils s’apprêtèrent à quitter la Synagogue, Moschele les suivit. Devant la porte, Meyer Lehmann lui adressa la parole :
- Yontef, jour de fête, aujourd’hui, Moschele ?
- Au contraire, répondit celui-ci, je jeûne.
L’étonnement du vieillard fut vif.
- Quoi? Tu jeûnes? On ne jeûne pas aujourd’hui ! Ne sais-tu donc pas que c’est aujourd’hui Hamicho-Osser-be-Av, le 15Ab?
- Qu’est-ce que c’est comme jour ?
- Hm! Hm ! ronchonna le vieil homme, les jeunes ne savent plus rien du tout. Mais, puisque tu sors de la Synagogue, tu as bien dû remarquer qu’on n’a pas dit le Tahene  aujourd’hui ?
- Je suis arrivé en retard.
- Arrive plus tôt une autre fois.
A ces mots, le vieillard, parvenu au coin de la rue, sauta sur la plate-forme du tramway et abandonna son interlocuteur.


(1) Ce nom signifie "Moschele (Moïse) le petit bossu". Retour au texte

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