Retour à Vialas, sur les traces familiales :
"Il ne fallait pas que le bébé braille" (*)
Anny Bloch-Raymond
Publié dans la revue Causses et Cévennes, 2011, 1, L’accueil des juifs en Cévennes, 1940- 1944.


La famille Bloch à Vialas, mars 1944
Je suis née le 23 mai 1944.
Comme d’autres familles juives, mes parents avaient trouvé refuge à Vialas. Ils y sont restés d’octobre 1943 à octobre 1944. Ils n’y sont jamais retournés. Je m’y suis rendue brièvement, en 1984. J’ai réellement visité les lieux vingt cinq ans plus tard.

En 1984, peu avant le colloque sur les Cévennes, terre de refuge, 1940-1944 (1), je m’étais arrêtée à Vialas, dans la maison où je suis née, chez les Vidal, au cœur du village. J’avais regardé les deux pièces du haut pour les graver dans ma mémoire. Elise Vidal, souriante, avait évoqué ma grand-mère, Juliette Dockès, qui venait de perdre son mari. Elle se souvenait de ses crèmes au caramel et de la petite lumière qui brûlait dans son logement, au troisième étage. J’étais ensuite repartie. À la suite de la rencontre de Valleraugue, l’historien Philippe Joutard m’avait interpellée : "Pourquoi n’établissez-vous pas un dossier de Justes ?"

Au cours de ma première enquête, je n’avais pas pris la mesure de la vie semée d’embûches et parfois dévastatrice des réfugiés durant la période de guerre. J’avais interrogé des membres de ma famille, cachés alors à Valleraugue. Ils avaient considéré le refuge comme un moment particulier de leur existence d’enfant. Les risques encourus apparaissaientsouvent comme des jeux, certes dangereux, mais des jeux. Du côté des adultes, la mémoire de cette période était tout à fait différente, le silence d’abord, les bribes de souvenirs, puis le témoignage du docteur Simon, m’avaient fait percevoir la gravité de cette période.

Retour à Vialas : juin, septembre 2010

En construisant un dossier de Justes en faveur de la famille Vidal, j’ai réalisé la difficulté d’évoquer cette période, à la fois de la part des réfugiés et de ceux qui avaient logé nos familles. De la part des habitants, je trouvais modestie et sentiment du devoir accompli dans ces gestes de résistance au quotidien, si bien décrits par Jacques Sémelin (2). Ils refusaient de se mettre en avant. L’un d’entre eux m’a dit aussi : "C’est trop tard". Et puis, l’on ne voulait pas, en abordant cette période, "faire resurgir de vieilles querelles". Mes interlocuteurs se souvenaient surtout des enfants qu’ils avaient connus à l’école, Lucien Simon, le plus grand de sa classe, Gabriel Oestreicher, qui avait des problèmes en gymnastique et les enfants Zarch, turbulents. Aucun ne connaissait le nombre important de familles juives réfugiées. On se taisait, les gens étaient discrets. L’on m’a rapporté les propos de Félix Chapel, facteur au Collet de Dèze : "Il ne fallait rien dire à personne parce que l’on peut faire mal à la langue".
"Ce fut une œuvre collective". "Tout le monde s’y est mis", insiste André Platon, ancien maire de Vialas. Et que veut dire ce mot, "Juste" ?

Les témoins réfugiés que j’ai interrogés racontaient une vie aux conditions difficiles mais non pas clandestine. Ils s’étaient rendus chaque jour au Cours complémentaire sous leurs vrais noms. Le village avait été protecteur. Il ne pouvait se comparer au village de Chambon-sur- Lignon. Et pourtant…

Mémoires d’enfants : de la plus grande précision au désir d’oublier

Les adultes de cette période étaient morts, seuls restaient des témoins, âgés de 12 et 14 ans à l’époque, les autres étaient trop petits pour se souvenir. L’un d’entre eux, après plusieurs mois d’hésitation, m’a écrit à trois reprises, en me disant que ses souvenirs étaientextrêmement précis. Vialas avait été un moment de sérénité à la suite des épreuves qu’il avait subies lors de ses caches successives à Nice, pris avec une grand-mère dans la souricière nazie, et sauvé par un cousin qui avait risqué sa vie en allant les chercher. Sa mémoire était douloureuse. À 14 ans, il a perdu ses parents et a été recueilli avec sa sœur par sa grand-mère, décédée en décembre 1943, à Génolhac. Il a été ensuite pris en charge par sa tante qu’il a rejointe au Chaufés, en janvier 1943. Cette expérience l’a rendu très vite adulte. Les conditions des refugiés étaient précaires. Ils ne logeaient pas au village, mais dans une maison en mauvais état alors inhabitée, la maison des Pomaret, sans doute donnée par le maire. Il raconte son trajet quotidien du Chaufés à Vialas pour se rendre au Cours complémentaire, décrit la nature et la végétation. Il note dans son témoignage : " Auprès de mes camarades, je n’ai perçu aucune hostilité, ni aucune remarque. Pendant quelques semaines, je me souviens de la présence d’un élève qui se vantait d’appartenir à la milice et qui a brusquement disparu".

Il se sentait en sécurité dans le village, mais il espérait le retour de sa mère. Il était dangereux de se déplacer à Nîmes. Il s’y retrouve lors des bombardements avec sa sœur. Il insiste sur le fait que la milice et les G.M.R. (Groupes Mobiles de Réserve) qui sont montés le 23 et le 24 mai 1944 à Vialas n’avaient pas alors l’ordre d’arrêter les juifs, mais des maquisards et des jeunes réfractaires au STO. Il a été contrôlé par la milice au lieu-dit La Planche, proche de Vialas alors qu’il portait sur lui une enveloppe au nom de son cousin "Georges Bloch". Il a eu un moment de très grande peur et a été relâché. Sa mémoire fait de Vialas un endroit protecteur où, malgré la période troublée, il a retrouvé le calme, "une impression de sécurité tranchant par rapport aux années précédentes, ajoute-t-il, j’en garde un très bon souvenir". Le village a été protecteur. Mais sa mère qui avait été déportée n’est pas revenue.

Son cousin, Gabriel Oestreicher, paraît très protégé car il est accompagné de ses parents et grands-parents. Gabriel en dira peu. J’ai le sentiment de lui arracher des souvenirs. Il me parle de la nuit où la milice est montée à Vialas de Génolhac avec les Allemands, de son instituteur qui a déconseillé à ses parents de fréquenter un homme peu recommandable qui logeait comme eux, à l’hôtel Guin, mais il ne souhaite pas évoquer cette période. Trop pénible sans doute. Aucun des membres de sa proche famille n’a disparu, mais de cette période lointaine, dit-il, il n’a plus beaucoup de souvenirs. Il ne vivait pas dans la clandestinité. L’on peut penser que l’esprit de résistance qui régnait dans le village lui permettait de ne pas se cacher.

Ni l’un, ni l’autre ne mesuraient cependant les dangers. Ils ne savaient pas véritablement ce qui se passait, même si l’un d’entre eux voyait "beaucoup de choses". En fait, nombre de mes interlocuteurs, à Vialas, me l’ont assuré : "ce qu’ont vécu les familles, lors de cette période, je ne l’ai appris que plus tard".
"Les gens se sont donnés sans le crier sur les toits".
Le silence, la discrétion, d’un côté comme de l’autre, ont sans doute permis la survie des familles réfugiées à Vialas. En juin 2010, Lucien Simon écrit : "Je n’ai perçu aucune hostilité de la population. Beaucoup d’entre eux, une grande majorité, nous considéraient comme des "réfugiés" et ignoraient totalement ce qu’étaient des Juifs (en particulier tous les fermiers qui nous ont alimentés)". De nombreux habitants ont émis un avis différent : ils savaient pourquoi les réfugiés étaient venus à Vialas mais il fallait ne rien dire. Pour le tout jeune enfant qu’était à cette époque le maire actuel dont les grands-parents Guibal cachaient deux médecins juifs au Villaret, on savait qu’on ne pouvait absolument pas enfreindre la consigne. Le danger était permanent. Cependant, il est intéressant de s’interroger sur qui savait quoi ? Les leaders de la Résistance, René Evrard, l’abbé Jean Roux, le pasteur Burnand étaient au courant du danger qu’encouraient les différents réfugiés, réfractaires, réfugiés allemands espagnols et juifs, mais il n’est pas sûr que l’ensemble du village en fût informé. Il m’apparaît que la population s’est érigée contre toutes les formes injustes et discriminatoires que prenait le gouvernement de Vichy.

Préparation

Rue basse de Vialas
Durant les mois précédents ma venue à Vialas, j’ai interrogé ma sœur, mon frère, ma famille, écouté la parole enregistrée de mon père décédé, en mars 2006. Je me suis nourrie d’ouvrages. Je me suis beaucoup aidée de quelques photos retrouvées dans les albums de famille. Les Nîmois réfugiés à Vialas et dans ses environs m’ont aussi beaucoup soutenu : Liliane Escojido, André Horvilleur, la famille Lamorte et Ducros, Jean Marie Reydon. J’ai rencontré Yvette Brignand. J’ai correspondu avec France Pruitt, rendu plusieurs fois visite à Françoise Mercier, correspondu avec Jacques Sylvander. J’ai été encouragée dans mes démarches par Jean-Paul Léon, son épouse Thérèse et par Patrick Cabanel.

Je souhaitais m’imprégner de cette période. Des photos, je gardais en mémoire les vêtements noirs et les visages graves. Il y avait aussi celles de mes cousins avec des copains prises à Vialas, celles de mes parents avec mon frère, celle de jeunes femmes avec ma mère, en mars 1944, assises sur les escaliers de l’hôtel Chantoiseau. Elles ne m’ont pas quittée. J’ai ensuite rencontré et interrogé des témoins de cette période. Ils m’ont accueillie et souvent fait des confidences. 1940-1944 fut une période trouble dans laquelle des excès ont parfois été commis, m’ont-ils dit, c’était la guerre contre l’ennemi. Je suis allée consulter les archives départementales de Mende.

Comment ma famille est-elle arrivée à Vialas ?

L’exode pour ma famille s’est déroulé en plusieurs étapes. Dans un premier temps, elle quitte, Remiremont (Vosges) et Gérardmer (Vosges) en juin 1940 pour se rendre à Nîmes où elle est accueillie par sa parenté, Jeanne et Roger Simon, implantée dans la ville depuis plusieurs générations. Ma famille y réside jusqu’en 1943. Dans un deuxième temps, en mai 1943, elle trouve refuge dans les mazets, sur les hauteurs de Nîmes.

L’occupation allemande de la zone sud, la rafle des juifs étrangers du 26 août 1942, et les rafles des juifs français de février, de mars et d’avril 1943 dans l’ensemble de la région, l’oblige à quitter Nîmes. Mes parents et leurs proches se réfugient alors à Génolhac, puis en Lozère, à Vialas.

Le temps du refuge : les mazets autour de Nîmes

En novembre 1942, la zone Sud est occupée. Les grandes déportations de juillet-août 1942 mettent en garde ces familles contre l’intransigeance de l’administration et de la gendarmerie française. Le docteur Simon avait assisté, impuissant, à la rafle de coreligionnaires étrangers, à Nîmes, le 26 août 1942. A partir de 1943, les familles Dockés, Bloch et Simon trouvent refuge dans des mazets, petites maisons de pierre de la garrigue nîmoise. La famille Dockés loge à la Villa Alice, chemin de Camplanier, à trois kilomètres du centre ville, face à la villa, Les Pivoines, où réside la famille Bloch. Ils continuent à se ravitailler et à travailler dans la ville. Cette situation ne peut pas durer car elle est jugée beaucoup trop dangereuse. En avril 1943, la Gestapo est installée à Nîmes.

Vialas, un village protecteur, des réseaux formels et informels

A la suite de la mort de mes deux grand-pères, Armand Dockés, le 30 septembre 1943, et Fernand Bloch, le 15 octobre 1943, ma famille se loge en octobre 1943, à l’hôtel Canonge (hôtel du Commerce), à Génolhac, dans le Gard. Génolhac est à la frontière du Gard et de la Lozère. L’endroit n’apparaît pas assez sûr. Le département du Gard est devenu dangereux. Mon père, André Bloch, trouve un logement à Vialas, à une dizaine de kilomètres de là, en Lozère. Le village est davantage isolé ; on y accède par une petite route très escarpée. Sur les hauteurs du village, s’est organisé le maquis des Bouzèdes.

En 1943, Vialas est un village cévenol à dominante huguenote de 400 habitants environ. Il se situe à 600 mètres d’altitude. C’est un lieu de refuge de familles juives venues de Pologne, de Roumanie, de Hollande, de Belgique et de France, de réfugiés politiques allemands, espagnols et de réfractaires au STO. Un hôtel y est tenu par les Guin et une pension par les Vignes-Guibal. Des familles juives y sont accueillies dans l’attente de trouver un autre logement. Nombre de hameaux aux alentours disposent de fermes vides du fait de l’exode rural tels Soleyrols, Chaufés, Castagnols, Nojaret, Le Villaret, Massuffret, Souteyrannes dans lesquels se cachent des familles juives.

Le nom de Vialas, village protestant, circule de bouche à oreille, à Nîmes, chez les commerçants. D’autre part, les liens anciens unissant les familles juives et protestantes ont joué un rôle dans ce choix, tout comme le réseau essentiel des pasteurs nîmois en liaison avec leurs collègues des Cévennes. Mais le village n’est pas à l’abri du danger. Deux pères de famille juifs ont été arrêtés par des gendarmes français, le 23 février 1943. Les gendarmes avaient reçu l’ordre d’arrêter les hommes juifs, âgés de 18 à 65 ans.

La solidarité et l’entraide des habitants est très large. Elle s’étend du maire au pasteur Burnand, à l’enseignant et résistant René Evrard, au boulanger Durand dit "Paillasse", au boucher Reydon, au brigadier Salager, et au gendarme Pellet qui avertissent les familles juives de leur passage chez eux, jusqu’aux logeurs qui sont souvent des résistants légaux et qui vont jouer un rôle essentiel dans le refuge. Citons les Vidal, les Guibal, les Maurel, mademoiselle; Rauzier, les Guin, les Pellequer, les Pons….

Jean Salager, brigadier de gendarmerie de Vialas

La famille Bloch a Vialas, mars 1944A l’arrivée de ma famille, à Vialas, en octobre 1943, le brigadier de gendarmerie Salager ou le gendarme Pellet, leur a rendu visite afin de constater leur identité. Le gendarme leur a déclaré qu’elle n’encourrait aucun ennui. La configuration du village, rue basse, rue haute, est propice pour se cacher. Les maisons collées les unes aux autres comportent des escaliers de pierre et de bois, indépendants de la maison centrale, menant au troisième niveau, sorte de grenier, "tristet" en cévenol. Les logements sont très rudimentaires. Pas d’eau courante. Les pièces sont éclairées par une seule ampoule. Dans deux petits logements contigus (cuisine, chambre) logent quatre personnes : André Bloch, Juliette Dockés, ma grand-mère, Yvonne Bloch et Gérard, mon frère. Durant la semaine, mon père se rend à Nîmes pour s’occuper de ses affaires avec un associé, marchand de grains en gros, Monsieur Roux. Il "travaille en sous-mains" pour trouver des fournisseurs, malgré l’extrême danger que cela comporte. Il dort chaque nuit dans un endroit différent. Pour se rendre à Nîmes, il possède une fausse carte d’identité établie au nom de "Blanc". Lors d’un entretien en 1994, il reconnaît ne pas avoir alors pris conscience du danger.

En janvier 1944, après la mort de son mari Fernand, Rose Bloch, ma grand-mère paternelle et Jacques Bloch, son fils, rejoignent Vialas depuis Nîmes. Ils sont logés à cinq kilomètres de Vialas, au Chaufés, dans une vieille ferme appartenant à un ancien ministre Pomaret, réfugié en Suisse. En janvier et en février 1944, Lucien Simon, âgé de 14 ans, et Jeanine Simon, sa sœur, âgée de 16 ans, orphelins et neveux de Rose Bloch y logent aussi. Leur mère a été arrêtée le 10 août à Bruyères (Vosges) et déportée le 23 septembre 1942 (convoi n° 36). Leur père est décédé de maladie. En mai 1944, c’est au tour de Lise Bloch, la fille de Rose Bloch, éducatrice à Saint Paul en Chablais (Haute Savoie) où se trouvait une maison de l’OSE, de les rejoindre.

Depuis octobre 1943, se trouve à Vialas une autre famille en parenté avec les Bloch-Simon, la famille Dockés-Oestreicher. Germain et Joséphine Dockés, originaires de Gérardmer, les parents de Suzanne et Armand Ostreicher, son époux, négociant en tissus, et leur fils, Gabriel Oestreicher, né en 1932. Ils logent à l’hôtel Guin durant six mois, puis louent une petite maison à Nojaret, dit "le Grenier". Ils se réfugient à Vialas, de la fin octobre 1943 à octobre 1944. Gabriel Oestreicher comme Lucien Simon reprennent leur scolarité au Cours complémentaire de Vialas. Les Oestreicher se présentent comme des "réfugiés" qui ont fui Nîmes, en 1943. Armand Oestreicher a été arrêté à Nîmes par la Gestapo, mais, grâce à son sang-froid, il a été relâché, sa carte d’identité ne portant pas la mention "juif", selon le témoignage de son fils Gabriel.

Quelques photos familiales comportant des réfugiés sont prises dans le village, le 15 mars 1944. La consigne pour ceux qui habitent les hameaux aux alentours est de regarder l’école. Un drap dehors signifie "danger", selon le témoignage d’André Horvilleur, âgé de 16 ans en 1944, dont la famille originaire de Nîmes, est connue pour son magasin "Raphaël habille bien". Elle est venue se réfugier à Souteyrannes, (proche de Vialas), fin janvier 1944, grâce aux indications du Docteur Jeanjean, qui habite le village de Génolhac.

Dans ce village aux maisons resserrées où personne n’est censé connaître l’identité des réfugiés, il est difficile de dissimuler sa présence ou même son origine. L’on ne peut parler que de semi-clandestinité, exception faite d’un frère Escojido, René, caché durant un an à Vialas, qui sortait de la réserve des Guin pour prendre ses repas à la pension Vignes Guibal. son frère Raymond travaillait chez les Guin. Ils restaient tous deux très discrets. Si l’on se reconnaît,- il se trouve aussi à Vialas des habitants de Nîmes qui fuient les bombardements ou qui passent des vacances-, "on ne se fréquentait pas car chacun vivait pour soi, on se cachait".
"Quand on se rencontrait chez le boucher, le boulanger, on s’ignorait"
m’ont rapporté mes parents. Et selon le témoignage de Madame Sylviane Escojido, (veuve de Raymond Escojido), " Raymond travaillait à l’hôtel, les gens ne lui disaient pas bonjour, on faisait comme si on ne se connaissait pas".
" Il y avait de l’insécurité et l’on ne se parlait pas beaucoup",
m’a assuré, René Evrard, enseignant d’allemand au Cours Complémentaire de Vialas, originaire de Pfastatt (Haut-Rhin), en poste à Vialas à partir du 31 décembre 1941.

"On avait toujours peur des délateurs ou des infiltrés". Ainsi, se cacher, ne pas se faire connaître, apparaît être un souci constant. Pourtant, de nombreux logeurs connaissaient les raisons pour lesquelles les familles venaient se réfugier à Vialas et les risques qu’ils pouvaient courir en logeant des familles juives. Ils n’étaient pas hostiles, se souvient Gabriel Oestreicher, alors âgé de 12 ans.

Que s’est-il passé le 23 mai 1944, jour de ma naissance ?

Selon le témoignage recueilli auprès de mes parents, la milice est repérée et l’on apprend qu’elle se rend à Vialas. En effet, en mai 1944, l’intendant régional de police Marty décide de monter en grand secret une "opération de nettoyage", en Lozère, qui vise notamment le campement des "terroristes du maquis des Bouzèdes", proche du village de Vialas. La nuit du 23 mai, de la route de Génolhac, la milice, les Groupes Mobiles de Réserve et les Allemands parviennent à Vialas, à la recherche d’illégaux, de réfractaires du STO. Gabriel Oestreicher se souvient, ce soir-là, d’avoir vu monter la milice d’où il résidait à Nojaret : "Tout un détachement impressionnant et bruyant", "un serpent de véhicules venant de Génolhac3.

L'escalier de la maison Vidal que les miliciens ont renoncé à gravir
Selon Aimé Vielzeuf, résistant, auteur de On les appelait les Bandits (3), 500 Allemands et 600 policiers, miliciens, GMR, montent au village. Les chiffres sont, d’après René Evrard, excessifs. Le Docteur Jeanjean, membre de la Résistance, se rend de Génolhac, où il réside, à Vialas, pour accoucher ma mère, le 23 mai au matin, et s’en va aussitôt pour éviter d’être arrêté au retour. Mon père se réfugie alors au Chaufés chez sa mère, le 23 mai au soir.
Le lendemain, 24 mai, l’expédition fouille les maisons. Elle fait subir des interrogatoires, arrête et questionne différentes familles. Elle arrête Lucien Simon, âgé de 14 ans, en route vers le Cours Complémentaire, durant une demi-heure, puis le relâche. Il transporte une lettre adressée à Georges "Bloch", soldat prisonnier en Allemagne. La milice, à la recherche d’armes, descend plus bas dans la ferme du Crépon où se trouve Richard, un résistant. Elle moleste le pasteur Burnand, interroge le boulanger " Paillasse", arrête sur la route le boucher Reydon.

Les miliciens, "bien informés" (4), convoquent les suspects à la mairie, le maire y compris. Parmi les habitants du village, on trouve de nombreux membres actifs de la Résistance dont Emile Carrière, Georges Soleyret, Alfred Quinssac, le Pasteur Burnand, selon le témoignage de René Evrard. S’y trouvent aussi Madame Vignes dont on recherche le mari et Lisette Escogido, accusée de cacher ses frères réfractaires au STO, logée gracieusement avec sa famille par mademoiselle Rauzier, membre de la Résistance. Les habitants ont eu très peur que le village soit brûlé. Une mitrailleuse est installée en haut du village, à Libourette, selon le témoignage d’André Platon, résistant et maire après-guerre de Vialas.

Les miliciens sont armés et fouillent la maison de Francis Vidal. Ils commencent à frapper à une porte, à l’arrière de la maison, se souvient son fils Robert, alors âgé de 8 ans. Ma mère, ma grand-mère et mon frère sont restés avec moi, bébé d’un jour, au troisième niveau de la maison. L’on y accède en prenant deux escaliers assez raides, l’un de granit, l’autre de bois. A la question d’un des miliciens : "Qu’y a-t-il là-haut ?" , en désignant la porte qui conduit auxchambres, Francis Vidal, leur répond avec calme : "Ce sont des greniers". Francis Vidal savait parfaitement que mes parents étaient juifs et le risque qu’il prenait, m’assure son fils Robert Vidal. Francis Vidal a été suffisamment persuasif pour les dissuader de monter au dernier étage affirmant que le plancher était pourri et que lui-même n’y montait jamais. Francis Vidal a sauvé ma vie ainsi que celle de ma famille grâce à son courage et son sang- froid. Très discret, je n’ai appris que récemment qu’il était un "père tranquille" de la Résistance. Ma famille n’en avait pas connaissance, à son départ de Vialas, en octobre 1944, après la Libération de Nîmes le 29 août 1944.


Acte de naissance d'Anny Bloch
D’autres faits traduisent la solidarité des habitants avec les familles juives réfugiées : lors de la déclaration de ma naissance à la mairie, le maire de Vialas, François Maurin, a assuré mon père qu’il ne publierait pas ma naissance sur le mur de la mairie comme il en avait l’obligation, afin de ne pas mettre en danger mon existence. Ainsi ma naissance n’a-t-elle jamais été rendue publique. C’est donc une chaîne de solidarité en la personne de notre logeur, Monsieur Francis Vidal, des gendarmes, du Docteur Jeanjean, du maire François Maurin, et du boulanger Paillasse qui vendait du pain à mes parents, tôt le matin, sans tickets, que nous avons survécu à Vialas. Dans ce village cévenol et dans ses environs proches, avaient trouvé refuge vingt familles juives provenant de toute l’Europe, soit près de 75 personnes.

Grâce à la persuasion du maire, le silence des habitants, les précautions prises par les résistants du maquis qui avaient vidé les lieux, et par la population avertie qu’ils arrivaient, personne n’a été arrêté dans le village ni dans les fermes aux alentours. Comme le remarque René Evrard lors de mon dernier échange avec lui, les ‘forces de l’ordre’ sont reparties sans arrestation parce qu’elles n’ont rien trouvé, et si elles vous avaient découvert, elles auraient repris un ratissage plus approfondi.

Ainsi, le village de Vialas demeure-t-il un des hauts-lieux du refuge et de la résistance cévenole, un village dont la population huguenote a réagi contre l’ennemi, nous a protégés et sauvé la vie.

Notes :

  1. Cévennes, terre de refuge, (sous la direction de Philippe Joutard, Jacques Poujol et Patrick Cabanel, Les Presses du Languedoc, Club cévenol, 1987, 4.éd. 2006 et les articles d’’Anny Bloch-Raymond, "Séjour en Cévennes de familles juives originaires de l’Est de la France", p 153-159, de Lucien Simon, "Souvenirs des années, 1942-1944, p.169-174", "Les réfugiés à Vialas", liste établie par Jean-Louis Pantel, p.284-285.
  2. Et parmi ses nombreux livres, , Sans armes face à Hitler. La Résistance civile en Europe (1939–1943), Payot, Paris, 1989.
  3. Aimé Vielzeuf, On les appelait les Bandits, éd. Lacour-Recidiva, février 2002.
  4. Plusieurs habitants m’ont parlé d’une liste des résistants du village lors de cette opération.

Personnalités  judaisme alsacien Accueil

© A . S . I . J . A .