Professeur d'histoire au lycée Jean-Lurçat
de Bruyères, Président de l'association Daniel-Osiris pour la sauvegarde de l'ancienne
synagogue deBruyères
Eric TISSERAND
Professeur d'histoire au lycée de la Haie Griselle de Gérardmer
Une communauté apparue sous le Second Empire
Gérardmer : le Boulevard du Lac sur une carte postale ancienne.
A gauche se trouve la maison de commerce des Etablissements Nathan Lévy
Carte postale ancienne - coll. M. & A. Rothé
Le "Chalet Cahen" sur une carte postale ancienne
le tableau de Degas
Dans la première moitié du 19ème siècle, qui voit
l'établissement des premières communautés juives modernes
dans le département des Vosges, aucun juif ne réside de façon
permanente à Gérardmer mais certains d'entre eux, venus de
l'Alsace voisine, se rendent dans cette commune pour y commercer. La situation
change à la fin des années 1840, alors que Gérardmer, qui
n'était qu'un gros village, devient une véritable ville.
Quelques juifs alsaciens s'y établissent durablement, mais dans les
années 1850, on n'en compte encore qu'une vingtaine. Dans les
années 1860, leur nombre grandit très rapidement. Ils sont 48 en
1864, 105 en 1867. Ils sont assez nombreux pour former une communauté.
Ils louent à un boucher un local situé dans une maison faisant face
à l'actuelle maison de la Culture pour y célébrer des
offices. Ils embauchent un ministre-officiant Isaac Bloch (Rosheim, 1833- Gérardmer,
1893), qui arrive à Gérardmer en 1864. A partir de 1869, ils disposent
d'un cimetière à proximité de celui de la commune.
Le nombre de fidèles continue à grandir jusqu'en 1876, année
où la communauté atteint son effectif maximal avec 137 fidèles.
Une communauté semblable aux autres communautés vosgiennes
La communauté de Gérardmer ressemble beaucoup aux autres communautés
vosgiennes qui se sont constituées soit dans la première moitié
du 19ème siècle, comme celles de Neufchâteau, Lamarche, Charmes,
Epinal, Remiremont ou Saint-Dié, soit sous le Second Empire, à l'instar
de celles de Bruyères ou Rambervillers. Les juifs de Gérardmer,
comme ceux des autres villes vosgiennes, sont marchands de bestiaux (ex. : la
famille Netter), bouchers, négociants de fromages en gros (ex. : les familles
Bloch-Simon), ou commerçants de vêtements, telle la famille Weill,
qui possède un grand magasin en face de l'église. Ils jouent
aussi un rôle actif dans le développement de l'industrie textile
locale. Au 19ème siècle, les familles Salmon, Paris et Lévy
sont des négociants en textiles qui font travailler des tisserands à
domicile. L'une de ces familles, la famille Lévy, réussit
à créer au début du 20ème siècle une usine,
un tissage précisément. Les établissements Nathan Lévy
deviennent l'une des principales entreprises de Gérardmer. Ils emploient
96 salariés en 1906, 159 en 1921 et 216 en 1936.
Une communauté déclinante dès la fin du 19ème siècle
A partir des années 1880, la communauté juive de Gérardmer
voit le nombre de ses fidèles progressivement décliner : 137 en
1876, 112 en 1889, 106 en 1899, 80 en 1910. En 1890, Alfred Paris, un fabricant
et marchand de toiles, achète la maison où la communauté
se réunit pour célébrer ses offices et qu'elle louait
jusqu'alors. Ce bâtiment sert de lieu de culte jusqu'à
l'invasion allemande de 1940.
Le projet envisagé à la fin du 19ème siècle de construire
une synagogue moderne au centre ville ne peut se concrétiser. De 1893 à
1902, la communauté connaît une succession rapide de ministres-officiants,
au moins quatre de 1893 à 1902. La situation change avec l'arrivée
de Léopold Klein (Reguisheim, 1852- Gérardmer, 1937), qui reste
jusqu'à sa mort en 1937. Il voit le déclin de sa communauté,
un déclin semblable à celui des autres petites communautés
vosgiennes. Dans les années 1930, la réunion du minyam, c'est-à-dire
du quorum de dix hommes adultes nécessaire pour la prière publique
est souvent difficile. Après 1937, la célébration régulière
des offices s'interrompt. A cette date, les familles juives bien intégrées
ne sont plus environ qu'une douzaine. Appartenant au monde des notables,
elles participent à la vie politique locale. Le négociant Léon
Weill est conseiller municipal de 1919 à 1935 ; dans les années
1930, le négociant de fromages en gros Fernand Bloch est vice-président
du syndicat des commerçants et président de la section locale des
droits de l'homme.
La seconde guerre mondiale et la fin de la communauté
A la déclaration de guerre, en septembre 1939, les autorités françaises
font évacuer l'ensemble de la population des communes d'Alsace-Moselle
limitrophes de l'Allemagne, et donc l'ensemble de la population
de Strasbourg. Certains de ces Alsaciens évacués s'établissent
à Gérardmer. Parmi eux, se trouvent des juifs. Dans la synagogue,
des offices sont à nouveau célébrés régulièrement.
En mai-juin 1940, les Allemands envahissent la France. Gérardmer est
occupé le 22 juin. Avant l'invasion de la ville, beaucoup des juifs,
qui y résidaient, ont eu la prudence de partir. A l'automne 1940,
le gouvernement de Vichy prend des mesures antisémites.
A partir de 1942, les nazis mettent en place la Solution finale. La quarantaine
de juifs qui vit encore à Gérardmer est arrêtée en
plusieurs vagues au cours des années 1942, 1943 et 1944. Ils sont d'abord
conduits au camp d'Ecrouves, près de Toul, puis à celui
de Drancy, dans la région parisienne, avant d'être assassinés
à Auschwitz, en Pologne. Parmi ces déportés, se trouvaient
l'industriel André Lévy, sa femme, son fils, son neveu et
sa nièce. A la veille de la Libération, les 15, 16 et 17 novembre
1944, les Allemands, après avoir rassemblé toute la population
dans un îlot au centre ville, incendient tous les bâtiments qui
se trouvent en dehors de cet ensemble protégé, et donc la synagogue.
Plus de 85 % des habitations sont détruites.
A la fin de la guerre, la situation très difficile que connaît
Gérardmer est défavorable au retour des juifs gérômois
qui ont passé la guerre loin des Vosges. Parmi les rares familles qui reviennent
se trouvent les membres survivants de la famille Lévy, qui reconstruisent
leur usine détruite et retrouvent leur place parmi les notables de la ville.
Jean Lévy, qui a succédé à son frère André
mort en déportation à la direction de l'entreprise familiale,
est adjoint au maire de 1947 à 1965. Mais à la suite des difficultés
liées à l'évolution de l'industrie textile, la famille
Lévy décide en 1969 de vendre son entreprise à un grand groupe
international, à la suite de quoi, elle est amenée à quitter
la ville. De l'histoire de la communauté juive de Gérardmer,
il subsiste dans la ville diverses traces, notamment le carré juif du cimetière.
Il subsiste aussi l'attachement des descendants des familles juives gérômoises
à la ville où ont vécu leurs aïeuls.
Des visiteurs illustres
Mais l'histoire de la présence juive à Gérardmer ne
se limite pas à l'histoire de la communauté locale. Depuis
le Second Empire (1852-1870), Gérardmer est devenu une ville touristique.
De nombreux visiteurs s'y rendent, attirés par la beauté de
ses paysages. Parmi ces touristes, se trouvent des juifs, quelques-uns illustres.
A la fin du 19ème siècle, la famille Cahen d'Anvers, une famille
de banquiers, fait bâtir, près du lac, un « chalet »,
où elle reçoit de nombreuses personnalités littéraires
et politiques, dont l'écrivain Guy de Maupassant et le président
de la République Sadi Carnot. Entre les deux guerres, Sylvain Lévi
(1863-1935), un éminent spécialiste des religions de l'Inde,
professeur au collège de France, qui préside aussi à la destinée
de l'Alliance israélite universelle de 1920 à 1935, vient
en villégaiture à Gérardmer. Une autre touriste illustre
est Gabrielle Reinach, la fille de Théodore Reinach (1860-1928), un historien
de la Grèce antique. Elle a tant apprécié ses séjours
à Gérardmer, qu'elle a légué à sa mort
en 1970 une quarantaine des tableaux de sa collection à la Perle des Vosges.
Parmi ses tableaux, se trouve un portrait peint durant la guerre franco-allemande
de 1870-1871 par Edgar Degas du général Mellinet et du grand rabbin
Aristide Astruc (1831-1905), alors grand rabbin de Belgique.