L'humour
d'Alexandre Weill
par Joë FRIEDEMANN
Extrait de la revue Humoresques , Paris VIII, janvier 2004
Si pour Alexandre Weill, la conviction d'être un élu dans
le domaine de l'esprit avait rang d'évidence, nombreux furent
ceux qui lui contestèrent ce privilège. Son orgueil un peu naïf,
sa rude franchise, un caractère farouchement indépendant, une
prolixité qu'accompagnait un fort accent germanique firent de lui,
aux yeux des parisiens volontiers moqueurs, un personnage quelque peu excentrique.
De là, parmi d'autres, une question qu'on ne peut manquer de soulever,
celle des attaches de cet auteur « hors cadre » avec le rire
… humour de certains de ses textes ; ironie virtuelle des lecteurs
à son égard ; mais aussi recul rieur - ou son absence
- de l'écrivain par rapport à sa propre pensée et à
son oeuvre .
Alexandre Weill est un homo duplex. D'un côté, conteur
souvent plein d'élan, de fantaisie et de panache, ayant le don
des formules saisissantes et du paradoxe, iconoclaste patenté, l'écrivain
a des aspects comiques indiscutables. Mais à l'inverse aussi, et
à l'instar de bon nombre de faiseurs de systèmes, Alexandre
Weill se montre à ce point narcissiquement imbu de la mission pour laquelle
il est sûr d'avoir été désigné, qu'il
semble réunir sur sa personne tous les caractères de l'anti-humoriste.
C'est cette ambiguïté d'une existence au quotidien, associée
à une pensée utopique, à la fois ouverte et fermée
au rire, que l'on se propose de mettre en relief ici.
1. Entre humour et esprit
A) La chose, en effet, ne laisse pas de surprendre …
Si, en un premier temps, la démarche, celle de faire rire le lecteur,
suscite les réserves de l'écrivain lui-même –
embrasser la carrière des lettres, n'est-ce pas avant tout, s'engager
dans le sérieux ? -- les Mémoires de Weill se présentent,
de prime abord, sous des dehors humoristiques. L'ambivalence du phénomène
rieur en rapport avec l'écriture, est soulignée dès
la préface à
Ma Jeunesse :
Plus d'une fois, raconte Alexandre
Weill, quand, au dessert, au choc des verres et des anecdotes, je contais un
épisode de mon enfance ou de mon adolescence, on me disait : mais, vous
devriez écrire l'histoire de votre jeunesse. Ce serait amusant, drôle,
original ! … Amusant, drôle, répondis-je. Et croyez-vous
que ce soit là, la mission d'un écrivain ?
(1)
La perspective d'un auteur qui se raconte et l'attente du lecteur
ne fusionnent pas forcément. Réagissant le plus souvent spontanément,
voire de manière superficielle, le lecteur cherche dans les réalités
concrètes et les souvenirs, matière à rire et divertissement.
Avec le recul de l'écriture et la distanciation, le contexte événementiel
qui, par le passé, a pu frôler le tragique, perd de sa gravité.
De ce fait, dédramatisé et envisagé sous un angle double,
le réel deviendra spectacle. ... Des avatars de la vie quotidienne ou
familiale, aux aventures picaresques de la jeunesse de l'écrivain,
rattachées à sa quête puis à son abandon des voies
de la sainteté juive; en passant par ses amours et ses rencontres avec
les grands noms du monde des lettres parisiennes… le sourire et l'humour
surgissent presque à chaque page du récit weillien. A titre d'exemple,
l'anecdote suivante, choisie presque au hasard au début des Mémoires
:
Mon père, ayant vu ma mère à
une noce, la demanda en mariage. La jeune fille refusa d'abord, ne pouvant se
décider à troquer la communauté juive aristocratique de
Bischheim, contre un trou comme Schirhof, véritable repaire de maquignons,
de ménétriers et de bûcherons. Elle ne céda aux sollicitations
ardentes et réitérées de mon père, qu'à condition
qu'il laisserait la dot à sa mère remariée. Amoureux, fort
de son courage, mon père consentit à tout, enleva ma mère
le matin à Bischheim, se maria dans un village près de Haguenau,
paya le rabbin, le cuisinier, les musiciens et rentra, le soir même, avec
sa bien-aimée femme à Schirhof, n'ayant plus, pour toute fortune,
que 3 fr. 60 centimes. Ce qui ne l'empêcha pas d'acheter une maison, valant
800 francs, et de la payer au bout de trois ans. L'histoire des 3 fr. 60 m'a
été contée plus de cents fois ; elle est délicieuse.
Mais ce qui l'est moins, c'est que ma mère, à l'aspect du village,
ayant énoncé un gros regret, suivi d'un gros sanglot, reçut
un gros soufflet en pleine figure, et dans l'espoir de retourner à Bischheim,
le lendemain, elle se barricada dans la maison d'une amie, afin d'empêcher
son trop irascible mari de parvenir jusqu'à elle. Il fallut que mon père
l'enlevât une seconde fois, à cinq heures du matin. Jamais ma mère
n'a pardonné ce soufflet.
Quarante ans après
cette nuit, je l'ai encore entendue dans une querelle s'écrier : «
O le manant ! il ne m'a jamais aimée. Il m'a donné un soufflet,
le soir même de ma noce ! » Ce à quoi mon père répondit
: « Et c'en était un fameux, et tu l'avais f… bien mérité
! »
(2)
Il s'agit là indubitablement d'un humour de bon aloi …
Un humour qui déviera cependant vers l'ironie, voire le sarcasme,
dès que, délaissant l'aspect anecdotique, l'écrivain
entame une critique des idéologies religieuses, politiques, sociales
et littéraires de son époque. Comme pour Charles Fourier, qui
a recours à l'ironie pour dénigrer les subtilités
philosophiques et les moeurs bourgeoises du temps, la raillerie constitue chez
Alexandre Weill un exutoire privilégié dans son parcours spirituel.
L'anodin du récit fait place au tendancieux et à la disqualification
idéologique …
Un second passage, extrait des
Mémoires précitées,
prend pour cible l'enseignement de certains rabbins d'Alsace, au début
du 19e siècle :
Au bout de quinze jours, je m'aperçus que la soi-disant science
de Reb Angel n'était pas sans mélange de mondanisme.
Le matin en commençant son cours, il retroussait ses manches comme un
boucher, ouvrait larges les croisées et se mettait à réciter
le texte sacré, à haute voix, en gesticulant, en vociférant
; on eût dit un homme mordu par la tarentule. Le tout, pour avoir l'air
d'un homme étudiant à la sueur de son front, car dans le
Talmud, il est écrit « A la sueur de ton visage, tu mangeras ton
pain » ; pain, cela veut dire « étude sacrée. »
Cela d'ailleurs ne seyait pas mal aux yeux des passants juifs et chrétiens.
Le soir, il réunissait l'élite de la commune chez lui, pour
la prière. Puis mettant son tricorne, vêtu d'une longue soutane,
couleur puce, sans ceinture, il apportait le grand folio du Zohar, livre cabalistique,
écrit en araméen et l'ouvrait avec fracas. Klotz et moi,
debout à ses côtés, nous tenions chacun un long cierge à
la main. Puis le rabbi, fourrant ses deux mains dans sa longue barbe, se dandinant
comme un derviche trembleur, récitait en chantonnant et à haute
voix, le texte araméen. A le voir ainsi, on eût dit qu'il
tenait le bon Dieu par les pieds, et qu'à sa voix, les anges descendaient
du ciel pour exécuter ses ordres.
Les fidèles l'écoutaient dans un saint recueillement,
bien entendu sans comprendre un seul mot de ce qu'il disait. Je suis certain
aujourd'hui que lui-même n'en comprenait pas plus que ses auditeurs.
(3)
Alphonse Lévy :
LE POSSENREISSER ET SON CHEVAL.
Illustration pour le conte de Sacher Masoch
Le repas des élus.
Adolphe Tigersohn, le
Possenreisser (bouffon officiel) de la commune
juive de Lindenberg avait fait le pari de montrer un cheval ayant autant d'yeux
qu'on compte de jours dans l'année. Il présenta solennellement
un cheval pareil à tous les autres... on était le 2 janvier
!
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B) Outre
l'humour et l'ironie sur fond de souvenirs, dont on pourrait multiplier les exemples,
l'auteur s'est essayé également au « discours d'autorité
» : maximes, apophtegmes, aphorismes en tous genres de caractère
argumentatif . Un grand nombre de ces pensées revêtent une forme
ludique. Pascal, La Bruyère, La Rochefoucault, Chamfort, Vauvenargues …
Alexandre Weill, à l'évidence, a de qui tenir. Durant plus de cinquante
ans, à ses dires, il rassemblera pêle-mêle, chez les grands
écrivains, tout ce qui lui paraissait exprimer à la fois vérités
générales et traits d'esprit. Ainsi, parmi les auteurs ayant exercé
sur lui une influence déterminante, il faut citer ceux dont il relèvera,
avec délice, la verve moqueuse :
Voltaire à la
« majestueuse ironie »
(4) ; Ludwig Boerne dont
il dit qu'il avait « l'ironie cinglante » de Pascal
(5)
; son ami, le poète Henri Heine, « au regard pétillant d'esprit
» et « au sourire sardonique »
(6) ... Et
à la place d'honneur, nonobstant l'opposition de l'écrivain à
l'orthodoxie religieuse, les
Proverbes de Salomon et des adages tirés
du Talmud et de la littérature rabbinique
(7).
Malgré des redites regrettables et des truismes frisant parfois la
platitude - plusieurs de ses prédécesseurs n'en ont certes pas
été exempts - l'introduction à L'Esprit de l'esprit,
le principal ouvrage de Weill en la matière, traduit une pensée
à la recherche d'une notion que l'on sait particulièrement malaisée
à élucider : celle de l'esprit qui, pris sous l'angle de la vivacité
et de la finesse, peut être rapproché, en un certain sens, du wit
anglais et du witz allemand. D'autres se sont employés à
clarifier ce concept auquel Freud consacrera un livre qui fera date (8).
Dans sa démarche, Weill donne plus d'une fois, l'impression d'hésiter.
Procédant par tâtonnements, il éprouve des difficultés
à distinguer entre l'esprit, au sens large, et le mot d'esprit, au signifié
plus restreint … On se limitera ici, à un exposé descriptif
de ce qui paraît être l'essentiel de sa réflexion en ce domaine
:
- Joint à l'intelligence comme « la mélodie à
l'harmonie », l'esprit seul crée une « œuvre
qui vibre ». S'ouvrant aux « grandes choses, aux grands
sentiments et aux grandes pensées », il tient en quelque sorte
de l'absolu divin.
- L'esprit, « sel de la société », s'oppose
aussi bien au « principe » donc au dogmatisme, qu'à
la « sottise »… « Tous, sots et hommes d'esprit,
ont la volonté de frapper, de piquer du front. Seulement, les uns ont
des cornes et les autres n'en ont pas.»
- L'esprit, qui ne frappe que par une image, est du parti de «
l'amour contre la contrainte, de la justice contre l'injustice,
de la liberté contre la tyrannie, de la philosophie contre l'erreur
». Il a pour fondement deux axiomes : « Connais-toi toi-même
et rien de trop » qui impliquent une double exigence : la lucidité
par rapport à soi et le sens de la mesure dans l'expression.
Ceci, en un premier temps et dans le domaine des généralités
… Les choses s'éclairciront davantage, quand Weill se référera
de manière plus spécifique au mot d'esprit et à ses
supports, le rire et l'humour. A l'infrastructure précédente,
aux contours un peu lâches, il ajoute quelques éléments soulignant
la nuance morale qu'il désire donner à sa définition
:
- Le mot d'esprit utilise le rire comme une arme défensive aussi
bien qu'offensive, comme un moyen d'évaluation éthique
et intellectuel. Il montre, à la fois, le chemin à suivre et
celui qu'il faut éviter : « Quand un homme d'esprit
fait rire le peuple à vos dépens, c'est qu'il est
votre juge et qu'il vous juge au nom de l'ordre, de la justice
et de la vérité ». Ces valeurs, de par leur caractère
absolu, se maintiennent au-delà, ou en deçà, du scepticisme
rieur : railler un principe de justice ou une vérité est impensable.
- Le mot d'esprit est de prime abord « du côté de
la loi naturelle et de la faiblesse, et contre la loi sociale » qui
opprime. C'est pourquoi, ridiculiser un défaut physique ou moral
n'est pas concevable. Dès que le rire s'avise de dépasser
la limite du « connais-toi toi-même », il verse dans «
la blague », dénuée de toute compréhension à
l'égard des travers humains.
- Et pour clore cette rapide mise au point, une intuition d'intonation
freudienne : l'esprit a quelque chose d' « involontaire
» … la vivacité, la spontanéité de la réplique
sont ses domaines.
2. Le mot d'esprit weillien
Weill a publié plusieurs ouvrages de sentences diverses
: une traduction des pensées de Ludovic Boerne ; une compilation,
Fleurs
d'esprit et de sagesse des rabbins ; et, cité précédemment,
L'Esprit de l'esprit, composé de maximes, la plupart originales,
fruit de réflexions, de notations personnelles et de remarques fondées
sur l'expérience
(9). Les pensées de ce dernier
recueil, qui nous intéressent au premier chef, ne sauraient toutes être
classées parmi les mots d'esprit. Si certaines sont empreintes de moralisme,
et de ce fait, sans caractère ludique particulier, d'autres par contre,
franchement humoristiques, trouveront assurément des connaisseurs pour
les apprécier.
A les lire, on découvre un Alexandre Weill lucide, avec juste ce qu'il
faut de scepticisme, de caractère subversif et d'ironie à
l'égard des défauts les plus criants de l'humaine
nature. Quand il évoque la bêtise, la sagesse, les hommes de lettres,
certains traits féminins ou masculins, c'est au ridicule, aux apparences
et aux préjugés qu'il s'en prend tout particulièrement.
Ci-dessous, quelques exemples caractéristiques que nous avons regroupés
autour de plusieurs thèmes principaux :
La Bêtise :
- Les grands esprits se rencontrent, les petits aussi et plus souvent.
- Combien de crétins qui ressemblent à de grands hommes.
- Pour chanter, il faut de la voix ; une crécelle suffit pour faire du
bruit.
- La majeure partie de nos jeunes élèves dans les collèges
universitaires ne portent la
tête si haute que parce qu'il n'y a rien dedans.
- Ce qui est insupportable : l'auguste nullité se rengorgeant dans
une béate
pétrification.
- Il n'est de pauvreté que celle de l'esprit.
- Autre est la lumière, autre le chandelier. Souvent un imbécile
fait un excellent porte-flambeau.
- La médiocrité n'agit pas, elle s'agite.
- Il faut qu'un sot se marie jeune. Les cornichons trop mûrs ne
sont pas bons à être confits
Raison et Sagesse :
- La hache mord sur le bois sain ; sur le bois pourri, elle glisse en s'émoussant.
- Le gland indique toujours le chêne, fût-il dévoré
par un pourceau.
- On ne donne pas Platon aux enfants pour leur apprendre à lire.
- L'homme a l'habitude de dire : « j'ai vécu
un jour.» Il ne sait pas que tous les jours, il en meurt un.
- Si élevée que soit une idée, dès qu'on la
tire en longueur, elle perd en hauteur.
- Presque toutes les couronnes, comme celles de César, cachent une
calvitie !
- Le suicide le plus doux et le plus sûr à la fois, c'est
la vie.
- L'avare est comme l'hydropique. Plus il a d'eau dans le
ventre, plus il a soif.
- Les vivants ne disent que du bien de leurs morts. Mais si les morts pouvaient
parler !
- Si vous heurtez un tonneau vide, il roulera et résonnera. Un tonneau
plein reste
immobile et muet. Ainsi de l'homme !
- L'hiver fait rarement du mal aux plantes; mais après le soleil
de mars, le givre du
mois d'avril leur est toujours fatal. Avis aux jeunes viveurs !
- Jouissez du temps. Carpe diem ! Tout change vite. Une saison fait
un bouc d'un chevreau !
- L'esprit monte et descend, il ne s'étend pas. La matière
seule s'épaissit et s'aplatit.
- De deux hommes d'esprit, dont l'un est bon et l'autre méchant, l'un
est un maître d'escrime et l'autre un assassin.
L' Écriture :
- Rien n'est plus dangereux pour l'écrivain que de descendre
de sa tribune pour monter
sur un tremplin.
- Les médiocrités aiment à signer dans les grands journaux
sérieux, semblables aux
enfants qui taillent leur nom dans une citrouille pour qu'il grandisse
avec le légume.
- Le grand poète est comme l'océan. Le plongeur y trouve
des perles, le barboteur, des
crabes et des coquillages.
- Polémistes, soyez courts, écrivez avec des gourdins. Les bâtons
longs se cassent.
- Ce n'est pas dans la couleur, mais dans le dessin qu'est l'originalité
du style.
- Un poète, chantant des obscénités, ressemble à
un chanteur qui a mauvaise haleine. Il
régale les oreilles aux dépens de l'odorat.
- De nos jours, quand un critique rencontre sur son chemin un tas d'immondices,
au
lieu de l'envoyer d'un coup de pied dans le ruisseau, il hache de
la paille dessus
pour y faire patauger ses semblables.
Les Religions :
- Ils s'étonnent de notre résistance, de notre aveuglement
comme ils disent, car ils
représentent le Judaïsme sous la figure d'une juive, ayant
un bandeau sur les yeux,
comme sur une porte latérale de la cathédrale de Strasbourg …
Heureuse figure qui
ne les voit pas !
- Le baptême : une querelle d'eau qui a fait couler beaucoup de
sang.
- Les Juifs n'ont pas de péché originel dans leur religion,
ils en ont bien assez sans
cela.
Les Femmes :
-
Pour faire taire Myriam, sœur de Moïse, il ne fallait rien moins
qu'un miracle.
Moïse, hélas, ne nous a point livré son secret.
- Chose curieuse ! Satan a tout pris à Job, excepté sa femme.
- Les femmes ordinaires aiment les hommes qui sont grands dans les petites choses.
- Comme des chambres, il est des femmes à deux lits.
- Quand avec un rien, on n'est plus tout pour une femme, on ne lui est
plus rien du tout.
- Nombre de femmes chuchotent à l'oreille de la Sainte Vierge,
la prière
suivante : « Sainte-Vierge, toi qui as conçu sans pêcher,
fais moi pêcher sans
concevoir ».
- Le mariage est la chose la plus spirituelle des sots et la plus sotte des
hommes
d'esprit. Mais avoir femme et enfants est un bien bon prétexte
pour ne pas se
brûler la cervelle dix fois dans sa vie.
3. De l'esprit de sérieux à la non-conscience comique
Dans ce même recueil,
L'Esprit de l'esprit, Alexandre Weill affirmera
d'autre part en parlant de lui-même : « Je ne suis pas assez effronté
pour être modeste. » L'assertion nous fournit peut-être une
des clefs de la personnalité de l'écrivain : un certain côté-cours
rieur de son caractère, faisant face à un côté-jardin,
dénué de tout penchant à l'humour.
Cet aspect double du caractère weillien est sans doute surprenant, mais
d'autres esprits chimériques le partageront avec lui. Au delà de
l'humour naturel décelable dans les écrits de certains utopistes,
en effet, il y a chez ce genre de personnages, preuve a contrario, une
composante paranoïaque, narcissique, un « esprit de sérieux
», d'où toute note comique est évacuée. En effet, pour
imaginer que de soi puissent dater l'accomplissement de la vérité
universelle et la réforme de l'humanité, pour se croire en toute
bonne foi, prophète ou messie, il ne faut plus avoir une conscience nette
des limites de son Moi. A titre d'exemples, et parmi les plus connus au 19e siècle
: Saint-Simon, obsédé par l'idée d'apporter le salut au monde,
allait voir en vision Charlemagne qui lui prédira que sa célébrité,
en tant que philosophe social, égalerait la sienne, comme conquérant
et souverain ; son disciple, Enfantin, se croira le fondateur d'une religion nouvelle
; Fourier, dans La Théorie des quatre mouvements, et sa théorie
de l'harmonie universelle, ne fera pas preuve de plus de modestie.
Ni échec ni sens du ridicule ne devaient rebuter aucun de ces prophètes.
Chez tous les réformateurs, l'utopie apparaît comme un essai
de promouvoir la nécessité du livre nouveau ou du livre total.
Alexandre Weill empruntera une voie à la fois identique et originale.
Son objet, on le sait, est de susciter une révision essentielle, non
orthodoxe, de la compréhension que les hommes devraient avoir des écrits
et de la tradition bibliques. Conscient du non-conformisme de sa pensée,
Weill se sent investi d'une mission divine impérieuse : «
vendre de l'esprit et de la morale », prêcher la bonne parole,
partir en guerre contre l'erreur … La vraie religion de Moïse
doit être ressuscitée « dans toute sa splendeur yéhoviste
», le faux Judaïsme effacé, ainsi que le Christianisme qui
en émane, dans une entreprise de régénération religieuse,
« dans la voie lumineuse de la Loi ».
Il y a sept ans, j'ai publié ce livre sous
le titre :
La Parole Nouvelle … je le relis souvent moi-même
; il me sert de guide et de base à tout ce que je pense et ce que j'écris
(…) c'est le livre de ma vie. C'est pour l'écrire que j'ai été
créé. Il détruit non seulement toutes les erreurs de la
superstition et de l'incrédulité, du surnaturalisme et de l'athéisme,
mais encore il pose sur une base inébranlable les assises solides et
logiques de La Religion Nouvelle de l'avenir.
C'est la seule
parole Nouvelle et Vraie qui ait été dite à l'humanité
depuis le Décalogue du Sinaï
(10).
Bref, et de manière encore plus lapidaire :
Depuis Moïse, Josué, Samuel, Isaïe,
Amos et Jésus, il n'y a pas eu, il ne pouvait pas y avoir un juif comme
moi »
(11).
Excusez du peu ! L'outrecuidance est sans égale de la part d'un
écrivain, déclarant d'autre part, à qui veut l'entendre,
qu'en lui ne subsiste aucune trace d'orgueil ou de vanité
!... Toujours est-il que l'œuvre fourmille de passages prouvant que
la prise au sérieux du Moi par l'inconscient a spolié Alexandre
Weill d'une bonne partie de son humour. L'échelle des valeurs
opposées, rire-gravité est, à l'évidence,
totalement inversée.
La vérité, pour celui qui a foi en elle, constitue une ancre d'une
solidité à toute épreuve. Le rire, expression de liberté
et de doute, ne saurait, de ce fait, s'ajuster à l'absolu
de la croyance. A la limite, il ne peut y avoir d'expression rieuse acceptée
et acceptable par le dévot ou le fanatique : on ne se moque pas d'une
certitude, d'un postulat à fondement idéologique, d'une
adhésion à une conviction religieuse ou métaphysique. Rien
n'est plus malvenu. Rire d'une vérité, c'est
rire de l'identité de son adepte, c'est mettre le Moi de
ce dernier en question. C'est en quelque sorte le nier au plan essentiel.
En pareil cas, essence de la croyance et existence du croyant se confondent.
Celui qui rit de ce dernier, dit en quelque sorte : « Le Dieu (ou l'idéologie)
que tu prônes n'étant pas, tu n'es pas celui que tu
prétends ou voudrais être ». L'aphorisme rapporté
par Baudelaire, et qui peut venir à l'esprit dans ce contexte,
« le sage ne rit qu'en tremblant », constitue un axiome sur
lequel, on le sait, le poète échafaudera une partie de sa démonstration
concernant le rire d'origine satanique.
Mais le problème ne s'arrête pas là … Car, si au
regard du métaphysicien ou de l'utopiste, le rire d'un interlocuteur
de bonne compagnie s'avère difficilement recevable - ce scrupule ne semble
pas avoir effleuré Voltaire, s'attaquant dans Candide à
la Théodicée de Leibnitz - il reste que l'excès de sérieux
du « rêveur » porte en soi une charge comique, provenant de
la bissociation du message délivré et de la posture adoptée
par son destinataire. Entre la déraison (ou pseudo-déraison) de
l'un et la référence à la raison (ou pseudo-raison) de
l'autre, il y a un écart que vient combler le rire. Le rire se situe,
dans ce cas, du côté de la raison de celui qui réfléchit
comme tout esprit logique se doit de le faire. Le rire rejoint alors le camp
des bien-pensants, mais peut-être, aussi le parti d'un certain conformisme
aux valeurs et aux croyances traditionnelles. Cette attitude, considérant
que tout ce qui ne s'ajuste pas à « la bonne manière de
penser », devient par là-même ridicule, donc dérisoirement
comique.
En la matière, Alexandre Weill, il faut le dire, a fourni à
son entourage et à la postérité, de bonnes raisons de le
railler. A la réserve, pourtant, que nombre de ces raisons sont à
rechercher davantage dans la forme qu'il communique à ses idées
que dans le fond… Moins hanté par la contemplation de soi et de
ses théories, moins sujet également aux palinodies idéologiques
et aux redites, Weill serait peut-être devenu un penseur, utopiste sans
doute, mais non dénué de profondeur. Si sa quête réservant
une place de choix à la philosophie, à la religion, à l'a
priori de la raison et de l'éthique ; si sa critique du judaïsme
et du christianisme, son néo-classicisme, sa censure politique, sociale
et littéraire s'étaient accompagnés d'une réflexion
plus nuancée, d'une attitude moins narcissique, d'un langage plus mesuré,
ses idées auraient pu bénéficié d'une crédibilité
accrue.
Un fait est certain : rattacher sa réflexion, comme l'a fait Weill,
à plusieurs idées fixes, accompagnées de déclarations
auto-satisfaites, ne devait guère être propice au développement
d'une pensée à orientation rieuse. Entre l'esprit
de sérieux et la non conscience d'un certain ridicule, il n'y
a peut être qu'un hiatus virtuel.
Faut-il, malgré tout, classer Alexandre Weill, parmi les auteurs rieurs
? Sans doute, mais, on l'aura compris, avec plus d'une réserve ! Car,
comme nombre d' écrivains, Weill a un défaut majeur, celui de
perdre tout sens de l' humour, dès que ses œuvres, donc son Moi,
lui semblent mis en question
De par sa complicité, sa solidarité avec l'humaine condition,
l'humoriste authentique, loin de s'exclure de son rire, qui censure l'être
en tant qu'être, se conteste lui-même, autant qu'il conteste autrui.
L'humoriste sous réserve, par contre, baisse la jauge d'un cran : il
sort des rangs, en feignant, ou en prétendant de bonne foi s'y intégrer.
Faire de l'humour, dans ce cas, serait rire, mais d'une certaine manière,
du bout des lèvres. L'esprit de gravité, l'égotisme, la
contemplation de soi faisant le guet, l'humoriste en puissance s'arrête
en chemin. C'est là une manière élégante de tirer
son épingle du jeu : « Le fait, laisse t-il entendre, de critiquer
en toute lucidité les défauts humains excuse mes éventuelles
faiblesses. Ce rire, donc, ne me concerne pas vraiment ! »
Le rire de soi avec, pour ou contre autrui, s'oppose à l'esprit de sérieux
anti-humoristique … Pourrait-on parler, dans ce cas, d'un endroit altruiste
et d'un envers égoïste de l'humour ?
Notes
- Alexandre Weill, Ma jeunesse, mon enfance, Paris,
Dentu, 1870. Retour au texte.
- Ibid., p. 23-24. Retour
au texte.
- A.W., Ma jeunesse, p.163. Retour
au texte.
- A.W. L’Esprit de l’esprit, Paris, Dentu, 1888, p.155. Retour
au texte.
- A.W. Ludovic Boerne, sa vie , sa mort, ses écrits… et
ses pensées, Paris, Dentu,1878, p.3. Publiciste allemand (1786-1837),
Ludwig Boerne, converti au christianisme, vint à Paris en 1822. Il
fit partie avec Heine du groupe « Jeune Allemagne ». Observateur
minutieux de la vie parisienne, il s’est montré par moments précurseur
du socialisme, tout en restant attaché aux principes du libéralisme
bourgeois. Retour au texte.
- A.W. Souvenirs intimes de Henri Heine, Paris, Dentu, 1883, p.37-38. Retour
au texte.
- A.W. Fleurs d’esprit et de sagesse des rabbins, Paris, Dentu,
1885. Retour au texte.
- Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient,
Paris, Gallimard, 1988. Retour au texte.
- La question de l’originalité demanderait à être
examinée de plus près. Ce n’est pas notre propos ici. Retour
au texte.
- A.W., La Parole Nouvelle, Paris, Dentu, 1872, p. V-VI. Retour
au texte.
- A.W. Code d’Alexandre Weill, Paris, Sauvaitre, 1894, p. IX. Retour
au texte.