Extrait de Alphonse Lévy, peintre de la vie juive par Emmanuel Haymann, Editions d'art Haymann, Strasbourg- Genève 1976; avec l'aimable autorisation de l'auteur
L‘hiver de 1848 est particulièrement rude en Alsace. Dans le petit village de Marmoutier, à l’ombre de l’imposante abbaye, la misère des paysans augmente chaque jour, la colère monte. Très loin de là, à Paris, le gouvernement perd de plus en plus de sa crédibilité. La population survoltée trouve vite un coupable idéal : le Juif. La communauté juive constitue alors près du cinquième des 1 500 habitants que compte la bourgade. Le 28 février, les maisons juives sont livrées au pillage et, à sept heures du soir, pour protéger les Juifs, le maire du village demande l’aide de la gendarmerie de Saverne. Vingt-cinq hussards sont envoyés sur les lieux.
Le 3 avril, le chef d’escadron de la région écrit au Commissaire du Gouvernement à Strasbourg : “A midi, aujourd’hui, on pillait toutes les maisons juives. La garde nationale n’agit pas et, par ce fait, la troupe paraît hésiter. Les sapeurs à pied sont repartis pour Marmoutier où tout est au pillage”.
Quelques jours plus tard, le Chef de la Sûreté télégraphie de Paris au nom du Ministre de l’Intérieur : “L’avènement de la République ne saurait être pour les citoyens qui professent le culte israélite qu’une garantie de plus de liberté et de sécurité. Il ne faut pas qu’il en soit autrement et que le fanatisme des populations donne un démenti aux intentions du gouvernement”.
Perdu dans cette violence d’adultes,un enfant de cinq ans regarde et ne comprend rien. Le petit Alphonse Lévy ne sait pas que sa famille est particulièrement visée. Pourtant, lors du changement de nom des Juifs d’Alsace, imposé par Napoléon en 1808, le grand-père Joachim a débaptisé son fils Meyer Wolf pour lui donner le prénom plus français, plus neutre, plus assimilationniste de Marc. Et pendant des années, pour faire vivre sa famille, le grand-père s’est rendu chaque semaine au marché aux bestiaux de Saverne, à six kilomètres du village. Il faut y aller à pied, poussant les bêtes devant soi, pour tenter de traiter quelques petites affaires.
Mais ce qu’on pardonne moins au vieux Joachim,
c’est d’avoir, depuis une vingtaine d’années, acheté de nombreuses terres aux
alentours. Il a même acquis, située juste en face de la “Jeddeschuel”
(l’école primaire juive), cette belle maison où est né Alphonse Lévy le 8
janvier 1843.
Non content de s’enrichir, le grand-père demeure
profondément juif : en 1823, avec deux amis, il achète une maison attenante à
la synagogue pour en faire le “Hekdisch”, l’hospice israélite.
Certainement peu de temps après les troubles, Marc Lévy, sa femme Rosette et le petit Alphonse quittent Marmoutier pour s’installer à Strasbourg. Chaque jour, l’enfant se rend au Lycée Impérial et, déjà, il se découvre une passion pour le dessin.
Très vite, le démon de Paris le hante. Alphonse Lévy sait maintenant qu’il ne sera pas “Handelsmann” (commerçant), comme ses parents. Il sera artiste-peintre, comme Rembrandt qu’il admire tellement. En 1860, à dix-sept ans, il quitte définitivement l’Alsace et arrive à Paris.
Il fréquente l’atelier de Jean-Léon Gérôme, peintre académique très réputé à l’époque. Gérôme enseigne à Alphonse Lévy l’art du dessin, mais le classicisme du professeur ne peut convenir à l’esprit libre du jeune alsacien. De cette époque, Alphonse Lévy conserve pourtant une solide technique picturale et de chaudes amitiés, celle de Gérôme, celle de Carolus Duran, peintre mondain qui connut son heure de gloire.
Alphonse Lévy étudie aussi Rembrandt. Il se sent proche du peintre d’Amsterdam qui a, si souvent, choisi de représenter des sujets juifs. Pourtant, pour l’heure, c’est plutôt vers Honoré Daumier qu’il se tourne. Une nouvelle presse est en train de naître où l’humour, la satire et le dessin tiennent une place prépondérante. Des journaux comiques et illustrés apparaissent presque chaque jour pour disparaître, parfois, après quelques numéros.
Alphonse Lévy est enthousiaste. Il prête son talent à de très nombreuses revues. Lorsqu’en 1865, ses premiers dessins sont publiés dans La Lune, cinq années seulement se sont écoulées depuis qu’il a quitté Strasbourg. A la rédaction, le jeune homme côtoie le célèbre caricaturiste André Gide, dessinateur-vedette du journal. Alphonse Lévy n’a alors que vingt-deux ans.
La Lune, semaine comique illustrée, est dirigée contre le pouvoir de Napoléon III qui en interdira la publication trois ans plus tard. Mais Alphonse Lévy donne déjà ses caricatures de moeurs ou politiques à d’autres journaux de la capitale : La Rue, revue éphémère dirigée par Jules Vallès, L’Eclipse, journal dans lequel Alphonse Lévy retrouve Gill son compère de La Lune, Le Monde comique, Le Bouffon...
1870. C’est la guerre avec la Prusse et Napoléon III voit son trône chanceler, puis s’écrouler. Dans le monde nouveau que l’on croit pour ce soir, Alphonse Lévy change de nom. Désormais, il signe ses charges du pseudonyme de Saïd et attaque aussi bien l’Empire moribond que l’ennemi prussien. Il caricature Napoléon III en perroquet, coiffé du casque à pointe et juché sur un perchoir intitulé “Honte et infamie”.
L’année suivante, c’est la Commune de Paris. Saïd est toujours là, vigilant. Crayon en main, il prend parti pour les insurgés. Mais Saïd disparaît avec l’espoir de la Commune et Alphonse Lévy reprend sa collaboration avec les journaux satiriques. Il devient célèbre par ses participations au Journal amusant, au Boulevardier, au Petit journal pour rire...
En 1876, il illustre le livre de Victor Tissot Voyage aux pays des milliards véritable reportage sur l’Allemagne. Il est piquant de noter que l’on trouve dans cet ouvrage, l’illustration, par Alphonse Lévy, de la Passion d’Oberammergau. Cette Passion du Christ, jouée régulièrement encore aujourd’hui dans la petite ville allemande, est maintenant considérée comme l’une des manifestations les plus éloquentes de l’antisémitisme chrétien.
C’est sans doute vers cette époque qu’Alphonse Lévy commence à travailler à sa série de lithographies illustrant les scènes de la vie juive en Alsace.Celui qui, jusqu’alors, s’était fait un nom dans la caricature de moeurs, devient le peintre, le témoin du judaïsme villageois.
Lorsqu’en 1903, il réunit dans un recueil ses principales lithographies juives sous le titre de Scènes familiales juives, il notera “Ceci est une oeuvre de foi, de souvenir, exécutée au fur et à mesure de l’inspiration. C’est un hommage rendu par un enfant d’Alsace à des moeurs simples, à des coutumes rustiques qui s’égrènent, qui disparaissent”.
Mais les Juifs de Paris refusent de se reconnaître
dans ces Juifs miséreux des campagnes. Préfaçant les Scènes familiales
juives, Bernard Lazare a pu écrire parlant des Juifs assimilés :
“Ils ont catholicisé leur culte et leur cerveau seul est circoncis
; non seulement ils ont rejeté ce que l’Eglise poursuivait jadis du
nom de superstition judaïque, mais ils ont perdu ce qui faisait la caractéristique
et la force de la race : son rationalisme, sa liberté de penser. Comment
donc pourraient-ils recevoir celui qui s’est plu à faire revivre ou
à fixer sur la pierre les types du vieux Ghetto, ceux qui ont disparu
et ceux qui s’en vont ? Ils le reçoivent mal, et c’est ce qui explique
l’impopularité d’Alphonse Lévy, dans le monde juif qui professe
goûter et même protéger les arts”.
Deux ans plus tard, en 1888, le dessinateur participe à l’illustration de l’ouvrage de Sacher Masoch qui, dédaignant pour une fois l’érotisme, écrit des Contes juifs pleins de charme et de douceur. Et c’est en 1903 seulement qu’Alphonse Lévy publiera ses Scènes familiales juives.
Entre-temps, de nombreuses expositions lui ont valu les éloges des
critiques d’art. L’un d’eux écrivait “De ses oeuvres parviennent un
souffle de foi si sincère et une émotion si vive que celui qui
les regarde en est atteint jusqu’aux profondeurs de son âme. Et c’est
cela qui dénote le grand artiste”.
Un autre avouait “Nous, catholiques , n’avons
actuellement aucun peintre qui représente pour nous ce qu’Alphonse Lévy
représente pour ses coreligionnaires”.
Le monde des Beaux Arts accorde au peintre venu d’Alsace une attention digne de son talent. Le Musée du Luxembourg à Paris, l’équivalent de l’actuel Musée d’Art Moderne, achète et expose ses principales lithographies.
A partir de 1874, il expose chaque année au Salon de Paris ses sculptures, peintures, aquatintes, lithographies. C’est, bien sûr, comme lithographe qu’il s’impose et reçoit une mention lors de l’Exposition Universelle de 1900. L’année suivante il est nommé membre associé au Salon de la Nationale des Beaux-Arts. Un comité présidé par Gérome, son ancien professeur, le propose pour la Légion d’Honneur. Le caricaturiste de la presse politique est oublié, il devient pour la critique “le Millet des Juifs”.
Prisé dans les milieux artistiques, Alphonse Lévy est encore boudé par ses coreligionnaires. On lui fait grief de caricaturer la réalité, de montrer les Juifs sous un aspect misérable et laid. Ces reproches l’exaspèrent. La revue juive allemande Ost und West qui paraît à Berlin prend sa défense et, dans un article publié en 1905, cite ces mots du peintre “Lorsque j’étais enfant, je ne fus pas bercé par le chant du rossignol, mais je fus frappé par la beauté et la magie du culte de la religion à laquelle j’appartiens. Je cherchais mes modèles parmi les petites gens, parmi les villageois naïfs et pieux... Mes modèles n’ont pas franchi les limites de leurs villages d’Alsace et de Lorraine, où ma famille habite. Ce sont eux les aïeux de ces Juifs que Monsieur Drumont attaque si violemment aujourd’hui. Mais je me demande si ces aïeux seraient d’accord avec la façon de vivre de leurs petits-fils”.
Chaque hiver, il quitte son petit appartement parisien de la rue de Seine. Bien loin du quartier des artistes, il retrouve, en Afrique du Nord, l’authenticité juive. La mort le surprend à Alger, le 2 février 1918, il venait de fêter ses soixante-quinze ans.
Avec sa disparition, le public juif découvrit qu’Alphonse Lévy ne fut pas seulement le dépositaire d’un judaïsme d’autrefois, mais également le lien vivant entre deux communautés juives celle d’Europe et celle d’Afrique du Nord.
Bien sûr, le peintre de la vie juive se montre parfois un observateur à l’oeil critique, bien sûr les commentaires qui complètent ses gravures indiquent que le judaïsme se réduisait souvent pour lui à une mystique dont il pénétrait mal le sens. Cependant, au-delà de la note caricaturale de certaines de ses scènes, au-delà même de toute considération artistique, ses oeuvres constituent, par leur valeur documentaire, un témoignage privilégié sur deux types de judaïsme promis à de profonds bouleversements.
En effet, peu après la Première Guerre Mondiale, le judaïsme
rural d’Alsace devait s’acheminer vers un effacement presque total et les
communautés juives d’Afrique du Nord, telles que les connut Alphonse
Lévy, ne sont plus aujourd’hui qu’un souvenir.
Un souvenir dont viennent parfois rêver les solitaires dans le grand
cimetière juif d’Alger où repose le peintre venu des neiges
de Marmoutier..