Gérard ALEXANDRE
1925 - 2017
par sa fille, Fanny Alexandre Silber

Journal de guerre d’un enfant de Boulay


Gérard Alexandre après son installation en Israël
Il y a trois ans exactement, c’était la veille de Pourim. Mon père s’éteignait. Il vécut presque 92 ans. "Sylvie ! On a eu une belle vie!". Tels étaient ses derniers mots, qu’il répétait sans cesse à celle qui fut soixante-dix ans sa compagne. Sylvie, ma mère, a aujourd’hui 94 ans, elle travaille au repassage de la lingerie du kibboutz Sdé Eliahu où elle vit depuis six ans.

Pendant la période de la "shiva", mes quatre frères et sœurs et moi ouvrons pour la première fois ses onze cahiers de mémoires de guerre. Il nous avait autorisé une dizaine d’années auparavant à ne les ouvrir qu’après sa mort. Bouillonnant d’impatience et de curiosité, nous entreprenons la lecture. Nous sommes au courant de leur existence, mais en ignorons la quantité et le contenu. "Ce cahier qui devait d’abord me servir de brouillon pour ma prochaine entrée à l’E.P.S de St-Avold, m’amène par la force des choses à m’en servir pour mes mémoires de guerre" C’était le samedi 2 septembre 1939. Mon père avait 14 ans. Il décortique les journaux et son oreille est collée au poste de radio : "Deuxième jour de guerre. Premier jour des hostilités. Un communiqué annonce que les opérations françaises terrestres, maritimes et aériennes ont commencé ce matin contre l’Allemagne. Celle-ci affirme une fois de plus sa barbarie séculaire : destruction de la ville polonaise, lâchement de ballonnets remplis d’ypérite (gaz asphyxiant) sur des enfants qui meurent tous, ignoblement assassinés, destruction d’un bateau marchand anglais avec 1400 personnes à bord !"

C’est ainsi que quotidiennement, il note avec soin et précision, tous les évènements, qu’ils se déroulent en France, en Pologne, en Finlande ou ailleurs… Il les commente, analyse, et les interprète avec une maturité impressionnante.Ses cahiers deviennent très vite son confident, son meilleur ami.
Ma jeune sœur et moi, décidons d’en entreprendre la lecture et la transcription sur ordinateur. Très vite nous comprenons que nous possédons non seulement un trésor historique mais aussi une autobiographie d’une force et d’une valeur monumentales. La richesse de ses carnets nous permet, presque 80 années plus tard, de revivre jour après jour, le vécu de notre père.


Les onze cahiers de mémoires de guerre

Rien n’est omis : ses repas, ses résultats scolaires, ses camarades, ses activités, ses lectures, ses cours particuliers de dessin et de violon, mais aussi ses rêves et ses ambitions. Tous ces sujets et bien d’autres encore meublent les cinq premiers cahiers. Ils sont écritsà Toucy dans l’Yonne. Il y est envoyé seul chez deux de ses tantes afin de poursuivre son année scolaire ; l’école à Boulay, trop proche de la frontière,est fermée. Loin de ses parents, de sa petite communauté juive traditionnelle, sa foi oscille et s’affaiblit à l’échelle des évènements. Il se sent abandonné par le Tout Puissant qui laisse les hommes se mutiler. Et pourtant ne cesse de vibrer en lui la phrase que lui avait dit sa grand-mère avant son décès : "Gérard, n’oublie jamais que tu es juif".

Au printemps 40, ses parents, frère et sœur expulsés de Boulay arrivent à Toucy, point de départ de trois longs et pénibles mois de pérégrinations de la famille Alexandre. En septembre 1940 l’exode les mèneà Albi. Mon père poursuit la rédaction de ses cahiers, précis dans ses descriptions, mais aussi bouleversant dans ses sentiments ; ils me serrent le cœur. En janv ier il rencontre Sylvie, cette jeune refugiée de Phalsbourg. Elle a quinze ans, lui quinze ans et demi. Et pourtant il décide vite. Dans ses cahiers, la "guerre" cède la place à "Sylvie", les hostilités s’estompent en faveur de l’amour, l’inquiétude devient espoir, l’avenir prend des nuances de rose. Mon père qui voit ses rêves brisés non seulement par la guerre mais aussi par les statuts anti-juifs, reprend quelque peu goût à la vie grâce à Sylvie. "C’est Sylvie qui occupe maintenant mes esprits…J’aime aussi cette mignonne figure rose, ces deux yeux pétillants, ces magnifiques cheveux tout frisés".

Il écrit sans relâche, jour après jour jusqu’en été 1943. Chassée d’Albi, la famille se réfugie dans le petit village de Réalmont. Mon père ne peut plus aller au lycée et passe son premier bac par correspondance. Il décide alors de s’engager dans le maquis, tout en préparant seul son deuxième bac, qu’il réussit également.Pour la première fois depuis 1939, ses cahiers ne le suivent pas, par prudence, et par manque de temps. Tout ce que nous apprenons sur le maquis, mon père nous le raconte de viv -voix des années plus tard. Ses cahiers restent cependant son "canapé". Il bavarde avec eux, s’ouvre et se confie à eux. Ce besoin de se retirer et de se plonger dans l’écriture se poursuivra des années durant et occasionnellement.


Photo de classe de seconde, Albi

"Jeudi 14-3-46
Aujourd’hui seulement, c’était le demain des lignes précédentes. Qu’y a-t-il aujourd’hui d’extraordinaire ? De la pitié devant ce cahier que j’ai emballé et déballé tant de fois, insensible et oublieux des riches souvenirs qu’il contient encore, souvenirs émaillés et de plus en plus rares depuis 1942. Je voulais que ce soit le cahier de la victoire, c’est plutôt le cahier de ma défaite, de mes abdications successives et de la volonté qui m’a un jour animé et celui de mes scrupules. Tout à l’heure, arriverai-je à tout à l’heure ?"

Après son alyah, sa dernière confession : "Quel gâchis ! La vie n’avait de sens qu’annotée au fil des jours, des évènements, des petits riens dont on se délecte en ressassant ses souvenirs, par ce que ces petits riens ont pris tout d’un coup leur véritable signification, leur véritable dimension…. Par l’éloignement…. Par la séparation…. Par la mort….
Tivon, 7 mars 1989.

Gérard Alexandre, issu d’une famille de bouchers, est né le 14 juillet 1925 à Boulay. En 1947 il épouse Sylvie. De cette union naîtront cinq enfants : Brigitte, Fanny, Isabelle, Gilles et Charlie.
Juif et Français intrépide, il croit en la France au plus profond de lui. Les deux lettres qu’il écrit à Pétain,témoignent autant de sa confiance en l’homme qui a sauvé la France durant la première guerre, que d’un patriotisme naïf et typique du jeune adolescent de quinze ans.
En 1942 il mentionne pour la première fois dans ses mémoires "la déportation", ignorant que les camps sont des camps d’extermination. Sa mère lui dit : "si nous sommes déportés, nous travaillerons et reviendrons ensuite".
Il s’engage dans le maquis sans aucune hésitation, prêt à mourir pour la France, mais craint de ne pouvoir résister à la torture qui l’épouvante. La chance ne lui tournera pas le dos.

C’est dans les années soixante que nous, les enfants devenus sionistes, entraînons sans trop de mal nos parents à se rallier à notre nouvel idéal. Tout naturellement avec le sionisme, peut-être aussi par amour pour nous, l’observance des mitsvoth est respectée au sein du foyer. Membre du consistoire de la Moselle dans les années soixante, il reste actif au sein des communautés de Besançon et de Bordeaux où il réside ensuite.A Compiègne, son dernier lieu de résidence en France, mon père crée une communauté juive jusque-là inexistante.

Mes parents font leur alyah à l’âge de soixante ans et rejoignent leurs enfants et leurs petits-enfants installés en Israël. Kyriat Tivon est leur point de chute. Mon père, ne peut oubli r les générations de ses ancêtres lorrains ; de même, resté attaché affectueusement à la France, il crée à Tivon un Institut culturel français. Il initie et mène à bien le projet de jumelages entre Tivon et Compiègne. Pour son activité il est nommé "Yakir Tivon".

Assoiffé de savoir, mon père a été toute sa vie un passionné de lecture, de musique classique, un amoureux de la nature et des loisirs. Après l’âge de 40 ans, autant par conviction que par curiosité intellectuelle, il s’engage dans les études juives. Disques et livres tapissent ses murs.
Trop avide de la vie qu’il désirait parfois autrement, il se chagrinait et se tracassait par les déceptions et les contrariétés qu’elle lui apportait ; son cœur était grand et sensible mais il aimait chanter, rire et faire rire et son humour débordant pondérait les moments éprouvants rencontrés le long de son chemin.

La lecture de nombreux extraits des cahiers de mémoire est possible sur le site suivant:
https://www.facebook.com/De-lexil-%C3%A0-la-r%C3%A9sistance-le-r%C3%A9cit-de-guerre-dun-jeune-juif-lorrain-104963560846298/?modal=admin_todo_tour


Shmuel RETBI, qui a connu mon père, a gentiment et de son plein gré, proposé à la famille d’entreprendre le long travail de traduction de son journal. Il s’est mis à la tâche scrupuleusement et minutieusement. Shmuel a été attentif à chaque phrase, à chaque mot, faisant l’impossible pour respecter l’esprit et l’âme de mon père tels que nous le devinons et l’entendons à travers sa plume. Nous lui en sommes plus que reconnaissants. Il ne fait pas de doute que nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants en Israël, découvriront de leur "saba Gérard", le visage d’un adolescent, dont en bien des domaines ils peuvent s’inspirer.

Les cahiers de Gérard Alexandre

De l'adolescence à l'âge mûr, et sur le fond de la guerre la plus atroce qu'ait jamais connu l'Humanité, Gérard Alexandre suit une longue marche que lui dictent ses trois amours, l'amour de la France et de la liberté, l'amour de la culture et de l'éducation et l'amour de Sylvie, sa future femme.
Chaque jour qui passe nous révèle un épisode inconnu du conflit effroyable, un aspect inédit de la vie d'un collégien, une nouvelle facette de la passion d'un jeune garçon pour une jeune fille.
Le trait le plus frappant de ces cahiers réside dans la constance et la fermeté des thèmes. Dès le début de la guerre, Gérard sait déjà comment elle se terminera. Du fin fond de l'abîme constitué par la défaite française, l'armistice et l'occupation, il espère et attend la victoire des alliés. Il n'en doute jamais.
De même, malgré les difficultés, malgré les règlements nouveaux qui l'empêchent de se présenter au concours à l'Ecole Normale, il lutte héroïquement pour conserver son honneur, sa dignité et son droit à l'éducation.
Enfin, malgré les risques et les idées conservatrices de sa future belle famille, il ne désespère jamais et il sait que Sylvie sera sa femme. Gérard mène ces trois combats en parallèle pendant plus de six ans et il en sort meurtri peut-être, mais vainqueur à coup sûr.

Ses cahiers constituent un document de toute première importance pour ceux qui souhaitent comprendre comment de nombreuses familles juives d'Alsace et de Lorraine ont survécu à la tourmente dans le midi de la France occupée.
J'ai été profondément heureux de contribuer à la sauvegarde de ces documents pour les générations futures.

Shmuel Retbi




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