Vivre près de Montintin
Charlotte Grumbach
témoignage tiré du livre Enfances Juives Limousins-Dordogne-Berry Terres de refuge 1939-1945.
[actes du colloque des 17 et 18 octobre 2004, Château-Chervix et Limoges (Haute-Vienne)] / dir. Pascal Plas, Michel C. Kiener ; préf. Serge Klarsfeld. - Saint-Paul (87) ;
éd. L. Souny, 2006.


A Limoges, ma mère avait trouvé un appartement 29 boulevard Louis-Blanc, tout près de l'Hôtel de Ville. La vie à Limoges était très acceptable, et nous avons vécu là "normalement" jusqu'en 1942. Mon père travaillait comme jardinier et je pense que nous touchions l'allocation des réfugiés. Il me semble aussi que des membres de ma famille émigrés d'Allemagne à New-York pouvaient nous envoyer de l'argent, et cela jusqu'en 1942 en tout cas.

Les offices religieux juifs étaient assurés quotidiennement, et les cours d'instruction religieuse avaient lieu régulièrement. Nous allions régulièrement à la synagogue de la rue Manigne , tout à côté, mais je me souviens aussi d'offices dans une deuxième synagogue située, elle, rue Cruveilhier. Mon frère, né en 1927, a donc pu faire sa bar mitsva normalement en août 1940. J'étais élève au Lycée des Argentiers, le lycée de jeunes filles. Les mouvements de jeunesse juive étaient très actifs et je suis entrée aux Eclaireuses israélites, ce qui était nouveau pour moi - je le serai encore à Strasbourg après la guerre. Nous avions les activités courantes du mouvement scout. Pendant l'été 1941, on nous a demandé d'assurer une activité socio-éducative : nous allions aider à la Pouponnière de la rue Eugène-Varlin où arrivaient de très jeunes enfants, des bébés sans parents. N.B des auteurs : et notamment des enfants sortis des camps du Sud par l'OSE; A l'été 1942 encore, nous avons au une activité au Couret.

En novembre 1942 quand les Allemands sont entrés dans la ville, en fin de matinée, la directrice du lycée ne nous a pas laissé sortir du Lycée. Nous étions rangées dans la cour, attendant la fin du bruit des bottes dans la rue. Et ce bruit ne m'est jamais sorti de la tête.


Village de Château-Chervix - Château de Montintin
Et voici que le 14 décembre 1942, quelqu'un que nous connaissions nous a prévenus que nous étions sur la liste de la Gestapo pour la nuit même. Mon père avait un collègue de travail français, catholique et communiste, qui lui avait toujours dit : "Si tu as des ennuis, tu peux venir chez nous.".Il nous a accueillis en pleine nuit avec un bon café chaud et beaucoup de chaleur humaine.

Mais nous ne voulions pas mettre la vie de cette famille en danger ; nous sommes donc partis de chez eux. Mon frère et moi sommes allés chez un médecin juif : la plupart des gens étaient encore assez naïfs pour croire que personne n'oserait toucher un médecin capitaine de l'armée française. En mars 1943, celui ci est pourtant parti pour Auschwitz dont il est heureusement revenu.

Au bout de quelques jours, mes parents ont loué une maison à Château-Chervix, à Fayat, pas loin du château du même nom. Mon père avait trouvé du travail comme bûcheron. Le maire de la commune nous a accueillis en tant que réfugiés alsaciens, et on n'a jamais parlé de Juifs. La population nous a accueillis de la même façon. N.B des auteurs : L'éventuel accent allemand des parents Lehmann n'était pas un problème : les Limousins s'étaient habitués à l'accent difficile à comprendre pour eux des "ya-ya" comme on appelait alors les repliés d'Alsace-lorraine. La Haute-Vienne avait été destinataire, en particulier, des repliés de Basse-Alsace, agriculteurs très souvent, dont la langue maternelle était l'Alsacien germanique.
François Célérier, habitant de Château-Chervix, raconte : " Pour nous, c'était plutôt des Alsaciens, des réfugiés, mais on a su qu'ils étaient Juifs. Des voisins avaient dit à mon grand-père qu'il aurait des ennuis s'il les logeait. Il est allé voir le notaire, et celui-ci lui a dit : "Qu'est ce que vous risquez ? Qu'on brûle la maison ? Vous n'avez qu'à assurer la maison et c'est l'assurance qui paiera !!!"

Quelques jours après notre installation, nous nous sommes rendu compte qu'à une demi-heure de marche par un sentier forestier se trouvait le château de Montintin où fonctionnait un atelier de menuiserie. Mon frère en a profité, et il allait tous les jours au château pour apprendre la menuiserie avec M. Neufeld, rentrant chez nous tous les soirs. Pour ce qui est de moi, je n'ai plus été scolarisée après novembre 1942.

Fayat était situé à l'intersection de deux routes départementales. Mon père a pensé que cela représentait un danger : les Allemands et les miliciens pouvaient passer devant la maison. Nous avons alors déménagé dans une petite maisonnette isolée située aux Chambeaudies, sur la même commune, inhabitée alors et dépourvue d'électricité. N.B. : En 2005, la maison existe encore, inhabitée et inchangée par rapport aux photos (?) prises par Charlotte en 1944. Aucun chemin n'y menait, rien qu'un sentier de terre tassée entre deux rangées de pierres. La maison était entourée de champs, de lande et d'une foret de châtaigniers à coté de la petite ferme d'une famille de métayers, les Miramont. Leur fils, André, avait à peu près huit ans à ce moment là, et il avait appris un seul mot d'alsacien ! Par contre, il m'avait bien appris à reconnaitre les cèpes.


Photos de Château-Chervix : un sentier en forêt, l'étang de Puychaumartin
Inutile de balayer, il n'y avait que de la terre battue. Comme nous ne possédions pas de seau pour aller chercher de l'eau, nous allions avec une casserole ou une bouilloire à une source naturelle dans laquelle nageaient des écrevisses. Dès notre installation, mon père a creusé un trou à l'écart pour servir de WC, en l'entourant d'une petite cabane.

En hiver, nous nous couchions avec la nuit. Nous avions un litre de pétrole en réserve, que maman gardait précieusement pour les cas exceptionnels, maladie ou autre chose. Mais nous en avons brulé aussi pendant une heure, le premier soir de Hanouka.
Notre installation était sommaire, mais vivable. Les fagots de bois traînaient tout autour de la maisonnette, et l'employeur de mon père nous en donnait aussi, si bien que je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais eu froid.
J'ai conservé un cahier d'écolier sur lequel j'ai collé des photos (?). Comment ont-elles été faites et développées, je n'en ai plus aucune idée ! Mais je pense qu'elles ont été prises avec l'appareil que mon frère avait reçu pour sa bar mitsva.

Nos relations avec la population étaient excellentes. Personne n'a jamais compris que nous étions juifs et tout le monde nous plaignait d'être des réfugiés alsaciens. Nous n'avons jamais eu faim : nous aidions souvent les métayers aux travaux des champs et, en compensation, ils nous prêtaient un sillon de leurs champs où nous pouvions cultiver ce dont nous avions besoin. Nous allions chercher le lait chez les fermiers, de même que le fromage blanc fait maison, surtout à la ferme de M et Mme Lallet, des Chambeaudies ; [d'autres Lallet , propriétaires de la maison] me prêtaient un vélo chaque fois que j'en avais besoin ; je suis allée jusqu'à Limoges pour chercher des fausses cartes d'identité, sans pouvoir me souvenir comment je les ai eues.

Entretien d'Albert Lallet, 20 ans à l'époque, avec Michel C. Kiener, en août 2004 : "Il n'y avait pas de Juifs au bourg, c'était plutôt dans les villages. La famille Lehmann, avec ses deux enfants, a vécu un temps à Fayat, et puis il sont restés en se camouflant par ci par là. Les Lehmann avaient caché des choses à Puychaumartin chez mes grands-parents, qu'on avait mises dans la grange et qu'on leur a redonnées après la guerre - ils ne sont pas morts en déportation, et ils nous ont contacté après. Un jour on a eu une perquisition. Il y avait des mauvaises langues, et il y a eu une descente de la Milice. Ils ont regardé partout dans la maison pour voir s'il y avait des affaires juives. Mais en fait, comme je l'ai dit, tout était dans la grange."


Maisons de l'OSE : Maison de Poulozat ...

...et Château de la Borie
Nous n'avions évidement aucun produit cachère, et je ne me souviens pas d'avoir vu du pain azyme à la maison. Nous n'avons donc pas mangé de viande pendant deux ans, sauf mon père qui continuait de travailler comme bûcheron. Le boulanger de la région déposait nos rations de pain à la ferme du château de Fayat, et nous allions le chercher là-bas en passant par la forêt. En longeant le château, il fallait traverser un grand pré et c'est là que la Milice , qui passait par là le 5 mai 1944, a cueilli mon père qui s'y trouvait au même moment.

La Milice était venue ce jour-là pour une raison très précise. Notre maisonnette était située non loin d'un pré carré. Les Anglais venaient parachuter des armes plusieurs fois par semaine. Une nuit, ils se sont trompés et toutes les caisses sont tombées dans la cour d'une ferme. Le paysan n'a pas su se taire. La Milice est venue, a incendié sa ferme et emmené tous les hommes de la région, y compris M. le Maire. 48 heures après, tout le monde est revenu sauf les deux Juifs qui avaient été pris en même temps, mon père et le docteur Raymond Lévy, le directeur de Montintin. Mon père a pu nous écrire une carte, nous savions donc qu'il était vivant et qu'il se trouvait à la prison de Saint-Yrieix-la-Perche, où tous les hommes ramassés par la Milice étaient regroupés dans une cellule sans boire ni manger. Ils ont tous été condamnés à mort. Au moment où ils sortaient de la cellule pour s'aligner devant le mur, un camion de la Milice est venu, a chargé tout le monde pour les emmener au camp de Saint-Paul-d'Eyjeaux. Là, ils ne furent pas maltraités, et on leur a donné un peu à manger et à boire. La visite médicale a désigné ceux qui étaient capables de travailler pour l'Organisation Todt de Bordeaux, et le départ du camps fixé le 6 juin 1944.

Dès que les miliciens ont été au courant du débarquement, ils ont suspendu le voyage par manque de camions. La même nuit [N.B. : en fait le 11 juin], les maquisards ont attaqué le camp et l'ont ouvert. Mon père et quelques amis sont partis à pied, en marchant toute la nuit et se cachant dans les fossés, essayant de rejoindre leur domicile. Mon père est heureusement revenu chez nous. Monsieur le Maire a certifié de vive voix à mon père qu'il dirait ne pas être au courant de son retour, à condition qu'il s'abstienne de demander une carte d'alimentation.

Aucun paysan ne nous a dénoncé, et nous avons pu continuer à vivre aux Chambeaudies jusqu'à octobre 1944 N.B. : la Libération de Limoges étant intervenue le 21 août 1944. En Octobre, nous avons emménagé dans une maison de Magnac-Bourg, situé sur la ligne Paris-Toulouse, ce qui nous permettait, à mon frère et à moi, de prendre le train tous les matins pour aller au lycée de Limoges. Nous commencions à avoir un semblant de vie normale. En décembre, mes parents ont commencé à travailler pour le compte de l'OSE dans la maison de Poulozat à Condat. En Janvier 1945, ils ont été transférés à la maison d'enfants de La Borie, avenue Albert-Thomas à Limoges, et en juillet 1945 nous avons été rapatriés en Alsace.

Pour moi, ce fut une période de ma vie assez bizarre. Pendant deux ans, je ne suis pas allée à l'école. Par contre, j'étais à l'école de la vie pratique. J'a appris à m'organiser, à travailler dur. Mon frère, qui était très grand, ne pouvait absolument pas se montrer, il risquait de se faire arrêter, soit comme Juif, soit pour le STO. Très vite j'ai appris la notion de danger, à repérer le moindre bruit, et surtout à me taire. J'étais très à l'aise avec la population de Château-Chervix, j'avais appris à parler un peu le patois, je me promenais en sabots, etc.

Mais, au cours de ces deux années, nous n'avons eu aucun cours d'instruction religieuse. Nous n'avons rien appris d'autre que ce que nos parents nous ont transmis. Nous n'avons jamais oublié que nous étions juifs et qu'il fallait garder nos traditions.

Charlotte Grumbach - Israël, 2004

 judaisme alsacien Personnalités

© A . S . I . J . A .