Souvenirs d'un médecin d'enfants à l'O.S.E.
par le Docteur Gaston Lévy (suite)
Face aux évènements en France sous l'occupation allemande

Je reviens maintenant au récit des évènements vécus pendant mon travail comme pédiatre de l'OSE. Dès ma première visite à Montpellier en septembre 1940, la Direction Centrale me chargea de l'organisation d'un service médico-social pour les populations juives réfugiées dans le département de l'Hérault et les départements limitrophes. Étant provisoirement établi à Béziers, je pouvais circuler en voiture. Une jeune doctoresse juive, d'origine polonaise, ayant fait ses études à Paris, Mme Schrotter-Cegla, réfugiée à Béziers devint mon adjointe avec le consentement de la Direction centrale. Deux ou trois fois par semaine, nous parcourions les agglomérations où se trouvaient un grand nombre de réfugiés. Examinant chétifs ou malades, nous apportions médicaments et suppléments de nourriture. Pour le Camp d'Agde j'avais proposé le Dr Malkin, réfugié à Agde qui y devenait résident volontaire. Il a fait preuve de son grand dévouement aux internés, en les accompagnant en janvier 1941 au Camp d'internement de Rivesaltes où, à côté de Madame André Salomon, il a donné toute sa mesure pour soigner, aider, sauver les malheureux internés, promus généralement à un sort cruel.

Mes contacts avec Montpellier étaient pour ainsi dire journaliers, soit que je discutais des choses à faire par téléphone, ou que je me rendais là-bas entre deux trains. Un jour, je pense que c'était au début de l'année 1941, j'étais attablé avec le Dr Joseph Weill dans un café, à Montpellier et c'est de sa bouche que j'appris pour la première fois “l'incroyable, l'impossible” : les Allemands brûlaient en Pologne les populations juives sur des bûchers entourés de rigoles cimentées pour récupérer les graisses, et en faire des savons. Je dois dire que ni moi ni ma femme, à laquelle j'ai raconté cette chose horrible n'y avons cru La suite des malheureux évènements devait nous apprendre que c'était là une sous-variante du génocide élevé à un dogme de raison d'État.

Après m'être fait beaucoup de souci pour ma mère, ma soeur, mon beau-frère et mon neveu, j'avais la joie de les voir arriver à Béziers en octobre 1940. Ils avaient été retenus dans les Vosges, puis étaient allés dans notre maison de campagne à Cely en Bière, et avaient pu gagner la Zone-Sud avant l'introduction du port de l'étoile jaune en Zone-Nord (l'étoile n'a jamais été introduite en Zone-Sud).
C'est une grande chose d'avoir tous ses proches autour de soi. Et cela me rendait plus équilibré d'être entouré de ma femme, de ma fille, de ma parenté propre, et de mes beaux-parents.

L'année 1941 se partagea entre mes obligations de pédiatre biterrois, mon travail médico-social pour l'OSE, ma charge de président d'une grande communauté juive réfugiée avec beaucoup de familles nécessiteuses.J'avais eu la surprise de recevoir un grand encouragement pour mon travail de médecin d'enfants, par une lettre du Professeur Robert Debré, datée du 11 Janvier 1941 de Paris. Il me recommandait comme pédiatre "d'une haute culture médicale et d'une très grande valeur morale" à mes confrères de Béziers. Je n'ai jamais pu savoir qui avait signalé ma présence à Béziers au Professeur Debré.Je n'ai jamais été directement don élève, et j'entretenais seulement d'excellents rapports avec lui en tant que consultant de grande renommée

Le Joint - L'American Joint Distribution Committee

Pour aider les familles nécessiteuses, j'étais efficacement épaulé par Charles et Georges Ehrlich, les cousins de ma femme, qui animaient de leur énergie un bureau d'aide à Béziers. Depuis 1933 c'était "L'American Joint Distribution Committee" qui avait puissamment soutenu les Comités d'aide aux réfugiés en France. Après l'occupation de la Zone-Nord de la France par les Nazis, le Joint avait transféré ses bureaux à Marseille.Il continua à alimenter les caisses des bureaux d'aide, comme il continuait aussi à faire marcher l'OSE, l'ORT, l'oeuvre d'émigration HICEM, l'aide aux internés des camps de concentration. L'aide du Joint, toute difficile que fut de plus en plus la distribution de ses fonds, n'a jamais manquée aux organisations d'aide, et a permis, à partir de 1942/43, d'entreprendre le planquage des enfants et adultes en danger de déportation, et l'évacuation clandestine des maisons d'enfants vers la Suisse. D'après des publications d'après guerre, les sommes mises par le Joint à la disposition de l'Action d'aide, en France, - entre le 11 Novembre 1942, date de l'occupation de la France entière, et sa libération - s'élevèrent à 450millions de francs.

Or, je pense qu'à l'endroit du Joint se vérifie le vieux dicton juif, que "la Refuah précède la Makah" : que l'aide est déjà là lorsque le malheur s'abat. L'antisémitisme virulent de l'affaire Dreyfus en France a incité un juif complètement assimilé à chercher une solution pour le peuple errant et éternellement persécuté. Les pogromes tsaristes ont jeté une énorme émigration de juifs dans la libre Amérique ; ils ont participé au fantastique développement de l'économie des Etats-Unis. Dès 1914, L'Américan Joint Distribution Committee était créé et faisait ses premières armes en venant en aide aux populations juives d'Europe Orientale et de Palestine, décimées par les armées, la famine, les épidémies. Depuis, les pogromes en Russie, en Pologne et Ukraine, de Petlioura à Hitler et à la solution finale, la force financière des Juifs des États-Unis, et par conséquent du Joint, ont sauvé la vie à une grande partie du peuple juif. Six millions ont malheureusement péri dans la grande tourmente du nazisme.

La nature humaine par sa plasticité est merveilleusement adaptable à vivre, aussi bien dans le bonheur que dans des situations malheureuses et misérables. Nous étions tous plus ou moins conscients des dangers qui nous guettaient. Les succès de l'armée allemande dans les différentes parties de l'Europe n'avaient rien de rassurant quant à notre avenir. Et pourtant on continuait à vivre pour ainsi dire normalement la vie de tous les jours.

Lorsqu'il faisait très chaud à Béziers on allait avec un tortillard à Vairas-plage, un petit port de poche de la Méditerranée, pour se rafraîchir dans la mer. On profitait même du mauvais sort qui nous avait transportés dans une région de la France que l'on ne connaissait pas auparavant, pour apprécier ses beautés, apprendre son histoire, ses sites historiques. Le Préfet de l'Aude à Carcassonne, était un de nos amis. Nous avons visité à fond la cité du haut moyen-âge, restaurée par Viollet-le-Duc. Dans le château de la Cité, transformé en luxueux hôtel, un livre d'hôte pour les Visiteurs attendait notre signature. L'Hôtel était habité, comme il convenait pour ce temps, par une commission d'armistice allemande. Avec espièglerie et un peu de 'houzpah, ma femme signait “Renée Lévy de Pellepoix“. Darquier de Pellepoix était à cette époque commissaire des Affaires juives à Vichy.

Pendant notre visite à Carcassonne, nous avons aussi rendu visite à un poète de France, Joe Bousquet, paraplégique des suites d'une blessure de la moëlle épinière pendant la première guerre mondiale. Au milieu d'une grande pièce, tous volets clos, le poète lyrique dans un grand lit, entouré d'une bibliothèque tenait salon. L'entretien était des plus intéressants. Il y avait en plus de nous un autre réfugié, juif de marque celui-ci, Julien Benda, philosophe et politicien, auteur de la Trahison des clercs.

Une autre curiosité éveilla mon très grand intérêt en tant que médecin juif. Pendant mes multiples visites à Montpellier, j'eus l'occasion de visiter sa Faculté de Médecine, hautement réputée pendant le moyen-âge. On pouvait admirer, dans son hall d'entrée, une grande plaque célébrant les savants médecins juifs du 13° siècle, traducteurs des oeuvres de sciences médicales arabes, qui enseignaient eux-mêmes dans la très célèbre École de Médecine de Montpellier.

Limoges

Départ pour Limoges. Inspecteur médical des Homes. Directeur de la Pouponnière de Limoges

la Pouponnière de Limoges


A la fin de l'année 1941, les médecins juifs de nationalité française furent, par décret de Vichy, rayés du tableau des médecins pouvant exercer la pratique médicale. J'étais par conséquent interdit comme médecin. Mon travail médico-social dans le département de l'Hérault et des départements limitrophes était bien rôdé, et pouvait être continué par d'autres.C'est pour cette raison que l'OSE, désirant me donner une place plus importante dans l'organisation, me nomma Inspecteur médical de ses Homes d'Enfants, et Directeur de la Pouponnière de Limoges. En plus, je fus chargé d'organiser le service médico-social encore inexistant en Haute-Vienne, Creuse, Corrèze et Indre. Je dus par conséquent transférer mon domicile à Limoges. Je m'y rendis en exploration de mon futur lieu de travail en Janvier 1942. Je pus louer un petit appartement dans le centre de la Ville, Boulevard Louis Blanc, et m'y installai avec ma femme, vers la fin février. Limoges était à ce moment une ville d'environ 120.000 habitants. Elle était à la fois le siège de la Préfecture de la Haute-Vienne et de la Préfecture régionale (organisation vichyssoise abolie après la guerre, groupant sous autorité d'un Préfet régional l'administration de plusieurs départements). C'est une ville commerciale et industrielle, (fabrique de chaussures et manufactures de porcelaine).

Ce n'était, et ce n'est pas aujourd'hui une belle ville, mais à ce moment c'était une aubaine d'y habiter, car située dans une campagne de polyculture très riche, la nourriture était encore très abondante. Cela nous changeait de Béziers qui ne nous offrait guère comme légumes que le rutabaga en vente libre. Tout le reste était sévèrement contingenté.Comme les autres villes de France de la Zone-Sud, Limoges était bourrée de réfugiés juifs et non-juifs Dès la mobilisation 1939, la population de Strasbourg et environs, ainsi que certaines régions le long du Rhin et de la ligne Maginot furent évacués sur le Centre de la France.J'y trouvais le Rabbin Abraham Deutsch de Bischheim, (après la guerre, Grand Rabbin du Bas-Rhin et retiré actuellement à Jérusalem) (1), avec sa femme, ma cousine et les parents de la dernière, mon oncle et ma tante.

Parmi les institutions O.S.E à Limoges, il y avait, je l'ai déjà indiqué auparavant, un internat qui hébergeait les élèves de l'ORT (organisation pour le développement du travail artisanal, industriel, agricole, parmi les populations juives). C'est mon cousin Robert Lévy et sa femme qui le dirigeaient. En dehors des élèves de l'ORT, beaucoup d'élèves des populations juives des campagnes environnantes, fréquentèrent les lycées de Limoges et étaient pensionnaires de l'internat. De même un certain nombre de garçons de milieux très religieux suivaient le cours du Petit Séminaire, yeshivah fonctionnant sous la Direction du Rabbin Deutsch dans les locaux de l'Internat. J'arrivais par conséquent dans une vraie communauté juive, avec Rabbin, Synagogue, Bureau d'aide aux réfugiés nécessiteux, voire même une petite yeshivah. Dans des temps plus tranquilles on aurait probablement nommé cette petite Ecole Talmudique du nom d'un célèbre Rabbin, du XIème siècle Yonnaï Joseph ben Chmouel Bonfils, rabbin de Narbonne et de Limoges, célèbre commentateur et liturgiste auquel on attribue, entre autres poèmes liturgiques le chant de la fin de la Hagadah de Pessa'h Vayehi ba'hatzi halaïlah .

Nous avions laissé pour le début ma fille auprès de mes beaux-parents à Béziers. C'est un peu plus tard qu'ils vinrent nous rejoindre. Grâce à Mademoiselle Germaine Ribière dont il sera encore question plus loin dans ce récit, une villa fut mise à leur disposition àSolignac, à une quinzaine de kilomètres de Limoges. Au moment de l'occupation de la Zone-Sud par les Allemands, ma mère, ma soeur, mon beau-frère et mon neveu vinrent nous rejoindre. Tous nos proches habitèrent alors à Solignac.

Des différentes institutions de l'OSE dans le Centre de la France

la Pouponnière de Limoges


Parlons maintenant d'abord de la Pouponnière pour la direction de laquelle me désignait ma spécialité de pédiatre. Elle a été créée, je l'ai dit plus haut, en 1940. Mais jusqu'à ma venue, elle servait surtout à des besoins locaux, accueillant des enfants des familles juives réfugiées nécessiteuses de la région du Centre de la France. Or, ma nomination à ce poste avait des raisons très spéciales :
Dès l'automne 1940, comme ce fut le cas pour l'internement des juifs étrangers dans le Camp d'Agde, d'autres camps s'ouvraient dans la Zone-Sud, et parmi eux les camps de malheur des Pyrénées : Rivesaltes, Gurs, Recebedou, Le Vernet. Ces camps avaient servi à l'internement des restes de l'Armée Républicaine espagnole dès 1939, et ces restes y croupissaient encore dans une saleté innommable, sans hygiène, infestés par des poux, visités par des bandes de rats, couchant dans la paille ou des paillassons pourris. C'est dans ces conditions abominables que la loi du 10 mai 1940 y avait encore installé les réfugiés venant de Belgique, de Hollande, appelant hypocritement ces camps “Centres d'hébergement surveillée“. Le nombre de juifs étrangers parmi ces populations était très élevé. Après la débâcle de l'armée française et l'Armistice de Pétain, les Allemands y amenèrent en plus les derniers juifs de Bade, du Wurtemberg, du Palatinat au nombre d'environ 8 500 personnes.

On imagine aisément quelle pouvait être l'atmosphère de ces camps où enfants, adultes, vieillards, hommes et femmes végétaient, privés de toute aide, de toute chaleur humaine. Les derniers arrivants venant d'Allemagne avaient eux-mêmes connus depuis de longues années les abominations du régime hitlérien.
C'est ici que débuta l'action de "haut-fait" de l'OSE. A l'instigation du Dr Joseph Weill et sous la direction énergique de Madame Andrée Salomon, l'OSE envoya des équipes médico-sociales de secours juifs dans ces camps. Par ailleurs d'autres organisations non juives, concoururent à cette action difficile pour préserver ces pauvres gens d'une déchéance physique et morale. Lorsque plus tard les déportations des “juifs étrangers“ que Laval avait donnés aux Allemands commencèrent, ce fut une lutte de tous les jours pour disputer aux autorités, pour ainsi dire, interné par interné, et pour sauver par des actions légales ou illégales les gens qu'on pouvait, pour une raison ou pour une autre, préserver d'un sort cruel. Dès le début de l'année 1941, un Comité de coordination de toutes les Sociétés d'aide juives et non-juives, fut créé à Nîmes, sous la Présidence du Pasteur Marc Boegner.

la Pouponnière de Limoges


Malgré la bonne volonté de porter aide aux internés, en ouvrant dans les camps des consultations médicales et des crèches, la question des enfants internés restait une des plus préoccupantes. II fallait les sortir coûte que coûte de ces lieux de pourriture physique et morale, et les placer dans les homes d'enfants, soit dans ceux de l'OSE ou dans ceux d'autres sociétés d'aide, chez des particuliers ou dans des maisons religieuses catholiques ou protestantes. Pour les plus petits, la Pouponnière de l'OSE à Limoges devait en recevoir une bonne partie. Les tractations avec les autorités de Vichy pour sauver les enfants en-dessous de 16 ans durèrent presque toute l'année 1941 et enfin, dès le début de 1942, l'OSE put accueillir dans ses Homes du Centre de la France et dans la Pouponnière à Limoges une grande partie des enfants des camps.

C'était là la raison de mon envoi à Limoges comme Inspecteur médical des Maisons d'Enfants, et Directeur de la Pouponnière de Limoges.


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