- Vous
dites bien : "de Noël" ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un conte
de 'Hanoucca ?
- Non, pas du tout. Ou, à vrai dire, si, mais dans un certain sens seulement.
C'est le premier soir de 'Hanoucca que je l'ai rencontré, qui tendait
la main à la sortie de l'office.
- Qui, lui?
- Lui, c'était une belle tête de Juif. Grand, large, tout en os,
famélique sans doute à la mesure de son corps, couronné
d'une petite toque de fourrure et engoncé dans une vaste houppelande
noire où les trous ne se voyaient pas. La grosse main, rouge et poilue,
crispée sur un gourdin épais. Mais le tout rejeté, recouvert,
dissimulé, plongé dans l'ombre par une magnifique barbe blanche.
- Vieux?
- Non, guère. Dans la cinquantaine, et plutôt moins que plus. Pourtant,
c'était une cascade de neige qu'on voyait sourdre sous le bonnet fauve,
en ondulations amples et régulières. N'en émergeaient que
des yeux noirs, profonds comme la nuit et doux ... doux comme l'âme d'un
pauvre Juif ; l'arc mince et noble du nez ; et le sourire quémandeur
des lèvres. Tout autour, chevauchait la toison mousseuse, en torsades
luxuriantes sur les tempes, en vagues sur les joues, en double rouleau au-dessus
de la bouche, et surtout en nappes splendides déroulées du menton,
dévalant sur la poitrine, en s'élargissant sans ne clairsemer,
comme un bouclier d'argent,
- Courbé?
- Pas le moins du monde. Droit comme un if. Mais que veux-tu ? On passe et on
donne. Un de plus à la série, qui s'en soucie ? Je n'avais pas
remarqué qu'il y en avait un de plus que la veille.
- Il n'avait jamais été là auparavant?
- Jamais. C'est Mottel qui a attiré mon attention ; il est contrôleur
des aumônes, c'est son métier de tout savoir. Dans la cohue des
soirs de fête, je ne l'avais écouté que d'une oreille. Mais,
dans la soirée, au jeu de cartes, il est revenu à la charge. "Sais-tu,
me dit-il, ce que le grand type faisait comme boulot les dernières semaines?"
- Quoi donc? Quêteur pour une Yechiva ? Marchand de thefilin ? Professeur
de Talmud ? Ramasseur de mégots, chjames auxiliaire, ouvrier casquettier,
que sais-je ? Non?... Ou bien peut-être rabbin miraculeux, minyemann ?
Je n'y suis toujours pas ... Ah ! Veilleur de morts? ... Fabricant de matsôth
? ... Tricoteur ? ... Je donne ma langue...
- Je te défie bien de le trouver. Il gagnait gros. Il était ...
Père Noël !
- Père Noël ... J'y suis. Mais quelle profession est-ce ?
- Tu connais Jankel ?
- Qui ne le connaît pas! Le courtier, celui qui fait du trafic de tout
avec tout le monde. Il n'a pas une très bonne réputation, mais
il rend souvent service.
- Justement. Jankel tombe sur notre vieux à l'instant où il sort
de la gare, tombe en arrêt. Puis, le voilà qui saute sur lui, ne
lui laisse pas même le temps de se présenter au rabbin, l'entraîne
sans lui permettre de placer un mot, hurlant sans interruption-des choses incohérentes,
et le conduit. . .
-au Grand Marché, n'est-ce pas? Je crois que je commence à comprendre.
- Pas trop tôt ! Là-bas, on l'affuble d'une énorme blouse
de papier rouge avec des paillettes d'argent, sur le dos on lui jette une hotte
pleine de jouets. Jankel reçoit 500 francs pour sa peine, et voici notre
bonhomme qui fait les cent pas devant la boutique, de gauche à droite
et de droite à gauche, en murmurant des psaumes ...
- Et pour combien?
- Trente francs l'heure. Ce n'est pas le Pérou, mais c'est toujours mieux
que rien. Surtout avec l'endurance au froid qu'un schnorrer lituanien a pu acquérir
au cours de sa pénible existence.
- Et le patron était content?
- Aux anges. Une stature si imposante, une face si expressive. Les badauds s'arrêtaient
des heures pour admirer comme la barbe était bien imitée. D'autres
riaient, disaient qu'on l'avait faite trop longue pour qu'elle puisse paraître
vraie. Et puis, impénétrable.
- Pardi, il ne parlait pas un mot de français !
- Eh bien, quoi de plus attirant que le mystère ? C'est cela, la vogue
des romans policiers. Il déambulait majestueusement et, à toutes
les questions, n'opposait que le mutisme, distribuant des prospectus jaunes.
On chuchotait déjà que c'était un automate...
- Il travaillait du matin au soir, de sept heures et demie à six heures
et demie, grignotant un croûton au moment du repas. Il ne voyait personne
de connaissance, sauf Jankel qui passait tous les deux jours lui faire de la
main un petit signe d'encouragement. Le soir, sa pitance engloutie, il s'endormait
sur un daf de guemara ; et le lendemain, pareil.
- Mais le vendredi ?
- Le vendredi, à une heure, il monte au bureau où on l'avait engagé,
s'explique avec un chef de rayon qui savait un peu d'allemand, remet au clou
sa robe rouge et sa hotte, et promet d'être de retour le lundi matin,
à l'heure convenue. Baigné, coiffé, changé, il donne
un coup de balai à sa mansarde, et recompte les sous qui lui restent
: 987 francs. Il les enfouit dans une enveloppe avec une lettre pour sa femme
et ses enfants, et la remet à la poste, recommandée.
- C'était le bon temps ! On pouvait envoyer de l'argent d'un bout à
l'autre de l'Europe.
- Le faisait-on souvent ? Le soir, après l'office, il s'apprête
à se diriger vers le restaurant... Quand on gagne sa vie, pas vrai !
Mais le rabbin le retient, et l'emmène dîner chez lui. La chaleur
du vin, des bougies, des chansons le met peu à peu à son aise,
et, au moment du dessert, prenant son courage à deux mains, il interroge
son hôte "Dites-donc, rav, pourquoi est-ce que les goyim me paient
pour faire les cent pas de long en large avec une robe rouge et une hotte sur
le dos ?"
- Il ne savait donc pas ?
- Il n'en avait pas idée. Le rabbin, intéressé, commença
un long développement sur la fête du solstice...
- Je le reconnais, bien là. Adam et la lumière du jour qui diminue,
l'origine des Saturnales chez les Romains, et toute la sauce !
- Naturellement. Le pauvre vieux ne suivait guère. Mais il y a une chose
qu'il comprenait : qu'il se prêtait à une mascarade teintée
d'idolâtrie. Voilà sa belle taille qui se voûte, ses yeux
brillants saillent de leur orbite, et le bonhomme ne souffle plus mot jusqu'à
la fin du repas.
- Le rabbin avait perdu une belle
occasion de se taire.
- Qui sait ? Mieux valait peut-être sauvegarder l'intime dignité
du vieux Juif. Toujours est-il qu'il ne se représenta plus au Grand Marché,
et que les curieux en furent désormais pour leurs frais. On le remplaça
par un petit tordu, avec cheveux, sourcils, moustache et barbe postiches, portant
lunettes et protège-oreilles.
- Mais Jankel ...
- Ah ! celui-là, il en a pris pour son grade. La première fois
que le bonhomme le rencontre, il vous le saisit par le revers de son veston
et le secoue comme un loulav, en le traitant de tous les noms. "Une fois
déjà, hurlait-il, ils ont pris un Juif pour l'adorer. Et qu'en
est-il advenu pour nous autres ? Malheur sur malheur. Et toi, gredin. tu recommences
!"
- On ne parle guère de 'Hanoucca, dans votre histoire...
- En effet, c'est ce que je te disais tout de suite. C'est un conte de Noël.