Eloge du Rabbin Edgar Weill pour la pose de la pierre tombale du Docteur Elias
8 septembre 1946


Il existe des êtres dont le souvenir ne saurait être effacé ni par la mort, ni par le temps. Ce sont des êtres qui durant leur vie ont laissé des œuvres plus durables que ne l'est leur propre existence, des, œuvres lançant au ciel un défi à l'éternité. Notre pauvre Frère, sur la tombe duquel, nous sommes aujourd'hui, pour inaugurer une Pierre, témoin de son inoubliable et illustre passage ici-bas, n'est pas près, de perdre sa place dans le cœur des hommes qui souffrent, dans le cœur des hommes miséreux et pauvres, dans le cœur des hommes à la recherche de le notion du devoir. Alfred ELIAS, mort il y a sept ans, reste vivant pour nous, et sa figure sera toujours présente à notre esprit, appelant les hommes à s'unir, pour créer une France forte, démocratique et républicaine, appelant les hommes à s'unir contre les ennemis héréditaires du Pays de nos ancêtres, appelant les hommes à s'unir contre les forces d'égoïsme et de malheur.

Pour la ville, pour toute le communauté il est de ceux dont on ne peut se consoler de les avoir perdus. Et chaque cérémonie évoque en nous toujours plus douloureusement le figure du cher disparu, dont la fin tragique, est dans la lignée de son caractère exceptionnel.
S'il existe des hommes dont il est impossible de tracer un portrait fidèle à l'original, Alfred Elias est de ceux-là. Comment en effet ramasser en quelques lignes le portrait d'un homme qui ne souffre pas pour le définir, la banalité des louanges vides et creuses de sens ; lui dont la vie fut une chaîne ininterrompue d'actes dignes les uns et les autres de figurer en lettres de feu sur cette Pierre ! Se contenter de rappeler qui était charitable, bon, hospitalier, fervent sioniste, consciencieux, bon patriote, serait une inconvenance quant à la diversité éloquente de son activité ; serait une injure quant à la grandeur de son souvenir. Il est de ces hommes qui ont une histoire, puissent les extraits les plus saillants venir en un faisceau encadrer dans nos esprits la gloire de son illustre nom.

Qui ne l'a vu sur se bicyclette, enveloppé dans sa large pèlerine, gonflée au vent, traverser la ville ? De jour ce de nuit, c'était là la silhouette familière du médecin Alfred Elias se rendant à ses visites, ou répondant à l'appel d'une famille désespérée, au chevet d'un moribond sollicitant ses soins éclairés, avide de se suspendre à ses lèvres, de recueillir le mot réconfortant, la parole apaisant les craintes.

A 75 ans, non seulement il ne s'est pas permis de s'octroyer un repos bien mérité, mais encore la force que sa vieillesse lui avait conservée, il n'a cessé - jusqu'à sa mort - de la mettre au service de la médecine, pour ne pas décevoir celui qui de jour ou de nuit attendait qu'il vienne lui prodiguer ses soins, pour ne pas décevoir ses élèves du cours des Samaritains - mouvement auquel il donne l'impulsion. Depuis toujours n'avait-il pas à cœur de mettre à la portée de l'ouvrier les éléments de médecine indispensables aux premiers secours !

Le Dr. Elias a donné tout le poids de son génie pour faire triompher le cause de 1a fraternité humaine, en voulant donner à chacun sans distinction de classe les mêmes armes pour se défendre contre les fléaux de la maladie, en donnant à chacun, au pauvre comme au riche la possibilité de recevoir ses soins. Et comment ne pas rappeler à propos du médecin, combien fut grande l'estime dont il jouissait auprès de ses collègues, qui donc, mieux que le docteur Elias savait défendre leurs revendications avec se verve proverbiale et sa langue habile ?

Cette même verve, ces mêmes talents oratoires, cette même énergie ne les a-t-il pas mis au service de la France et de la démocratie ? Avant la dernière guerre déjà [la première guerre mondiale], sur la place du Canal Couvert, ce démocrate fervent, n'a-t-il pas sous les yeux de l'Allemagne impérialiste, harangué là foule pour lui insuffler l'esprit de la république, et en préconiser l'avènement ? Qui encore, aurait osé porter atteinte alors, aux assises du trône vindicatif d'un Guillaume II ? Et n'a-t-i1 pas, en 1914 fait évader des officiers français lors des batailles de Mulhouse ? Héroïsme lui ayant, à juste titre, valu d'être cité à l'ordre de 1a nation.

Cependant ce champion de l'idée française ne s'est pas laissé entraîner sur la pente fatale de l'assimilation à outrance. Oui, lui ce patriote français a, grâce à sa grande érudition, pris conscience très jeune déjà, d'être un descendant d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ces patriarches à qui D. avait promis de donner en héritage à leurs descendants "un pays coulant de lait et de miel". Pour ce pays le Dr. Elias avait compris qu'il fallait lutter sans relâche pour que la parole de D. se réalise. Après la malheureuse Affaire Dreyfus, qui avait partagé la France en deux camps, le Dr. Elias a engagé au premier Congrès de Bale, aux côtés de Herzl, le combat sacré pour la Terre Sainte.

Cet admirateur de Jabotinsky serait aujourd'hui le premier à applaudir les revendications justifiées de rescapés des camps de la mort à le recherche d'une patrie, d'un foyer. Il serait le premier à flétrir la répression exerçant par des soldats, hier amis, hier compagnons de lutte, contre cette prétendue immigration illégale. Comment le sionisme pourrait-il assez rendre hommage à cet Alsacien qui revendiquait alors déjà, dans toutes les réunions du KKL, une patrie aux survivants des affreux pogromes de Russie ; qui achetait alors déjà pour les institutions yéménites du pays ?

Ce médecin au zèle inégalé, ce patriote farouche, ce sioniste militant, est mort comme il a vécu, martyr de son devoir, de son idéal. La France, à la veille de la deuxième guerre mondiale avait fait appel à lui. Malgré son grand âge - les jeunes étant mobilisés - le maire Wicky le nomme médecin d'un quartier de Mulhouse. Conscient de ses responsabilités, il reste malgré le danger approchent fidèle à son poste. Sa famille soucieuse, déjà entièrement repliée à Dinard, lui lance de pressantes invitations à venir la rejoindre. Le médecin, le Français qu'est le Dr. Elias, reste sourd à ces cris : n'est-il pas à ce quartier de la ville ce que le capitaine est à son poste ? Son gendre M. René Blum, allant rejoindre se famille à Dinard, vient à Mulhouse tenter un dernier essai à l'y entraîner ; hélas il refuse. Combien tragiques seront alors les conséquences de ce refus !

Les Allemands avaient franchi le Rhin, le maire décharge le Dr. Elias de ses responsabilités. En bicyclette, à le veille de l'entrée des barbares à Mulhouse, le Dr. Elias veut rejoindre son gendre à Belfort. Son gendre était parti. Il revient à Mulhouse. Et là, comment se soustraire à le honte d'être le prisonnier de ceux qui ont été depuis toujours les ennemis de la France, de ceux qui étaient devenus les adversaires implacables du juif, du sioniste ? Comment échapper à cette outrageante humiliation ? Comment le Français, le Juif, le Sioniste a-t-il répondu à ce dilemme, nous le savons. Nous savons même qu'en cette tragique circonstance, il n'a pas omis de léguer une somme aux pauvres. Cette fin, ne vient-elle alors l'histoire de toute sa vie ? N'est-elle pas en effet l'aboutissement fatal, inévitable de son caractère entier qui n'aurait pu souffrir le compromis odieux ?

Vous, sa chère veuve, vous, ses chers enfante, puissiez-vous trouver dans ces quelques traits, ressuscitant celui qui fut votre inoubliable époux, votre inoubliable père, la paix de l'âme et la consolation, Puissiez vous y puiser la gloire d'avoir possédé un homme de cette envergure comme époux, comme père. Chers affligés, cette Pierre sera à jamais le témoins de votre pieuse résolution de vouloir suivre votre pauvre père sur ses traces, et il sera ainsi, grâce à vous, semblable à un trait d'union placé entre le ciel et la terre.

Puisse son esprit répandre bénédiction sur la France, sur tous les combattants d'une juste cause, sur sa famille, et enivrer l'humanité du souffle de justice, droiture de charité, d'égalité, de paix, auquel il aspirait et pour lequel il est mort. Son nom, cependant restera - comme dit le poète - parmi "les mots qui font vivre ".
AMEN


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