Le samedi 13 octobre, en début de matinée, le capitaine Dreyfus reçoit à son domicile de l'avenue du Trocadéro une convocation l'invitant à se rendre le lundi à 9 heures, au Ministère de la Guerre :
"Paris, le 13 octobre 1894. Convocation. Le général de Division, chef d'Etat Major général de l'Armée passera l'inspection de MM. Les officiers stagiaires dans la journée du lundi 15 octobre courant. M. le capitaine Dreyfus, actuellement au 39e régiment d'Infanterie à Paris, est invité à se présenter à cette date et à 9 heures du matin au cabinet de M. le chef d'Etat Major général de l'Armée, tenue bourgeoise."
Cette convocation étonne le capitaine : l'heure est matinale pour une "inspection général", qui d'ordinaire a lieu le soir. L'exigence d'une "tenue bourgeoise" est inhabituelle. Mais qu'importe ! Le lundi matin, il embrasse sa femme et ses enfants. Son fils Pierre, âgé de trois ans et demi, l'accompagne à la porte. Le capitaine Dreyfus se rend à pied au ministère, suivant les quais de la Seine, heureux de traverser ce Paris d'automne.
Dès son arrivée, il est reçu par le commandant Picquart, de l'Etat Major de l'Armée, qui le fait entrer dans son propre bureau. Dreyfus s'étonne de n'apercevoir personne d'autre : les officiers sont généralement convoqués en groupe à l'inspection. Picquart et Dreyfus conversent banalement quelques minutes. Puis le commandant Picquart conduit son visiteur jusqu'à la porte du cabinet du chef d'Etat Major de l'Armée, le général de Boisdeffre.
C'est alors que le commandant du Paty, penché sur le capitaine Dreyfus, lui dicte un texte soigneusement élaboré :
Paris, 15 octobre 1894.Du Paty poursuit lentement sa dictée :
Ayant le plus grave intérêt, Monsieur, à rentrer momentanément en possession des documents que je vous ai fait passer avant mon départ aux manoeuvres, je vous prise de me les faire adresser d'urgence par le porteur de la présente qui est une personne sûre..."
"Je vous rappelle qu'il s'agit de :
1. Une note sur le frein hydraulique du canon de 120 et sur la manière dont..."
A ce moment, le commandant du Paty s'interrompt
brusquement :
- Qu'avez-vous donc capitaine à Vous tremblez ?
- J'ai froid aux doigts, répond Dreyfus qui continue à
écrire.
Pourquoi du Paty l'a-t-il soudain interpellé ? "Pour ébranler son assurance", dira-t-il, prêtant à Dreyfus dans la succession de ses déclarations, tantôt un trouble révélateur, tantôt le calme parfait du simulateur. Dreyfus attend la suite de la dictée. Du Paty lui parle plus brutalement encore. "Faites attention, c'est grave." Grave à Dreyfus est heurté par cette étrange grossièreté. Il continue cependant à prendre la dictée, s'appliquant à mieux écrire.
"Dreyfus avait repris tout son sang froid, écrira du Paty. Il était inutile de poursuivre l'expérience." Alors il se lève, pose solennellement la main sur l'épaule du capitaine, et d'une voix tonnante lance ces mots : "Au nom de la loi je vous arrête. Vous êtes accusé du crime de haute trahison."
"Des présomptions sérieuses ont motivé l'arrestation provisoire d'un officier français soupçonné d'avoir communiqué à des étrangers quelques documents peu importants. Il faut qu'on sache très vite la vérité."Et La Libre Parole, quotidien nationaliste antisémite, de titrer :
"HAUTE TRAHISON ! ARRESTATION D'UN OFFICIER JUIF ! LE CAPITAINE DREYFUS !"
Les faits relatés dans la presse se rapportent à des événements antérieurs : déjà depuis le 24 ou le 26 septembre, le Service des Renseignements de l'Armée est en possession de la preuve de la trahison. L'officier mis en cause est arrêté depuis le 15 octobre, mais personne n'en parle. Pourquoi ce silence ? Pourquoi cet embarras de l'Armée ? Pourquoi ces demi-aveux ?
Le bordereau est ainsi rédigé :
Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants :Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l'avoir à ma disposition que très peu de jours. Le Ministère de la Guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps, et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manoeuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie.
- Une note sur le frein hydraulique du 120, et la manière dont s'est conduite cette pièce ;
- Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan);
- Une note sur une modification aux formations de l'artillerie;
- Une note relative à Madagascar;
- Le projet de Manuel de tir de l'artillerie de campagne (14 mars 1894);
Je vais partir en manoeuvres."
Henry présente le bordereau aux chefs des quatre bureaux de l'Etat-Major. On limite les recherches aux artilleurs, à cause de la nature du document. Le colonel Fabre, chef du 4ème bureau, et son adjoint, tous deux grands lecteurs de La libre parole, découvrent une similitude d'écriture entre le bordereau et celle d'un stagiaire à l'Etat-Major, le capitaine Dreyfus. "Un juif ! J'aurai dû m'en douter" déclare Sandherr, averti. Le romanesque du Paty de Clam est chargé secrètement de l'enquête.
Les expertises d'écriture qui suivant la dictée sont contradictoires : Gobert, expert de la Banque de France, est nuancé. Pour lui, les deux écritures sont de même type graphique, mais elles présentent des dissemblances nombreuses et importantes. Bertillon, au contraire, le chef de l'Anthropométrie, est catégorique. Quant à Pelletier, il met Dreyfus hors de cause. Ni les perquisitions à son domicile, ni l'inquisition du policier-amateur du Paty de Clam ne donne de résultat; il faut se rendre à l'évidence : du Paty lui-même conclut son rapport sur la "fragilité de la preuve matérielle".
"Mon cher ami, je vous l'avais bien dit : c'est le capitaine Dreyfus, celui qui habite avenue du Trocadéro, n°6, qui a été arrêté le 15 pour espionnage et qui est en prison au Cherche-Midi. On dit qu'il est en voyage, mais c'est un mensonge, parce qu'on veut étouffer l'affaire. Tout Israël est en mouvement. A vous, Henry".Le lendemain, 29 octobre, le journal publie un entrefilet menaçant :
"Est-il vrai que récemment une arrestation fort importante ait été opérée par ordre de l'autorité militaire ? L'individu arrêté serait accusé d'espionnage. Si la nouvelle est vraie, pourquoi l'autorité militaire garde-t-elle un silence absolu ?"
C'est un coup de tonnerre. Tous les journaux reprennent la nouvelle. Le nom de Dreyfus est cité partout. Hanotaux maintient son opposition aux poursuites : la fragilité des preuves et la crainte d'un incident diplomatique commandent, à son avis, la prudence. Mais il n'est pas suivi, et le gouvernement ordonne une instruction militaire, confiée au commandant d'Ormescheville. Celui-ci utilise alors, comme preuve morale, le rapport d'un agent d'Henry, qui recueille sur Dreyfus, confondu avec un homonyme, de mauvais renseignements : l'officier serait joueur, aurait des maîtresses, serait endetté etc.
En dépit des déclarations rassurantes du Ministère, la durée de l'instruction devint gênante. La presse poursuit sa campagne : puisque les preuves sont criantes, pourquoi ne pas condamner "le juif" ? Le ministre n'est-il pas complice ?
A la stupéfaction de tous ceux qui connaissent l'Affaire, le Conseil de Guerre déclare Dreyfus coupable à l'unanimité. Il est condamné à la dégradation et à la déportation perpétuelle à l'Ile du Diable, sur la côte de Guyane. Deux éléments ont emporté la décision du tribunal militaire, présidé par le colonel Maurel :
Pour clore l'épisode de façon spectaculaire, il faut organiser une parade de dégradation qui puisse frapper l'imagination populaire. Elle a lieu le matin glacé du 5 janvier 1895, dans la cour de l'Ecole militaire.
Sa disparition atterre sa famille. Dès son départ pour la déportation en Guyane, son frère Mathieu décide de prendre la tête d'une action en vue de découvrir les vrais coupables. Il est aussitôt aidé par un jeune écrivain qui, en 1894, a publié un ouvrage sur l'antisémitisme, Bernard Lazare, un ami de la famille.
Au début, tous deux ne rencontrent que réticences et résistances. Les milieux israélites de la capitale, craignant de provoquer l'antisémitisme, ne sont nullement disposés à les aider. La presse, comme si elle obéissait au même mot d'ordre, est muette sur l'Affaire. Mais ils ne se découragent pas. Avec une énergie communicative, Mathieu Dreyfus fait le tour des bonnes volontés. Il recueille la confidence d'un médecin havrais qui l'informe de la communication du dossier secret. Mathieu acquiert ainsi la conviction que la révision est possible.
Bernard Lazare, pèlerin de la bonne cause, manifeste l'obstination des grands ancêtres juifs pour échapper à leur destin. Cet apôtre de la réhabilitation réussit à trouver appui chez le député juif Joseph Reinach, et à gagner à la cause les milieux israélites, maintenus jusque là dans une prudente réserve. Certes le grand rabbin de France Zadoc Kahn est l'un des premiers à soupçonner la campagne antisémite, mais il ne réussit cependant pas à persuader les dirigeants juifs français d'adopter une autre politique que celle du silence. La défense de Dreyfus est donc, malgré toutes ses tentatives, abandonnée aux initiatives individuelles. Zadoc Kahn sera certainement le personnage le plus visé de la communauté juive parisienne pendant l'affaire Dreyfus, en raison du poste qu'il occupe ou du pouvoir plus ou moins réel qu'on lui attribue.
Picquart n'a jamais mis en doute la culpabilité du juif Dreyfus, qu'il a longuement observé pendant le procès. Ni dans les débats, ni lors de la dégradation, Dreyfus n'a su l'émouvoir. Il ne lui est apparu que comme un comédien. Respectueux de la consigne de Boidesffre, il s'efforce, comme son prédecesseur, de "grossir" le dossier Dreyfus, sans rien découvrir contre le déporté de l'Ile du Diable quoi que ce soit qui mérite intérêt. Il décide que désormais Henry devra remettre immédiatement les papiers recueillis par Mme Bastian à son chef, qui les examinera personnellement.
Picquart informe Boisdeffre de sa découverte, et celui-ci le renvoie au général Gonse, qui lui conseille assez cyniquement de ne pas rouvrir l'Affaire et d'oublier.
D'ailleurs, en novembre 1896, Henry apporte aux grands chefs une lettre de Panizzardi signée "Alexandrine", fort accablante pour Dreyfus. Ses chefs ignorent sans doute qu'Henry a commis là un faux.
Cependant, plusieurs publications maladroites vont attirer l'attention de l'opinion sur l'Affaire, que l'on croyait enterrée. Le 15 novembre 1896, paraît dans l'Eclair un article intitulé Le Traître, qui reproduit le document "Ce canaille de D...". Or, cette pièce fait partie du dossier secret qui avait été communiqué aux juges du Conseil de Guerre. L'illégalité commise au procès se trouve ainsi démontrée.
Bernard Lazare ne reste pas inactif : il s'efforce de gagner les milieux du journalisme. Il publie à Bruxelles, le 6 novembre 1896, une brochure intitulée Une erreur judiciaire - La vérité sur l'Affaire Dreyfus, dans laquelle il expose ses raisons de douter du verdict de de la régularité du procès. Mais la presse ne veut pas le suivre, elle ne juge pas l'opération rentable.
Entre-temps, le sénateur Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat (un Alsacien protestant) est absolument "terrassé" par les révélations d'un de ses amis, qui lui a fait part des découvertes de Picquart (qui a été mis sur la touche par ses supérieurs). Le sénateur se déclare entièrement acquis à la cause de Bernard Lazare et de Mathieu Dreyfus. Cette adhésion semble considérable, car elle fait déboucher au Parlement la campagne pour la révision.
Quant à Mathieu Dreyfus, il continue de se dépenser en démarches. Tout au long de l'année 1897, il fait réaliser en France et à l'étranger, de nombreuses expertises de l'écriture du bordereau Tous les experts sollicités concluent que l'écriture n'est pas celle d'Alfred Dreyfus.
Aidé de Bernard Lazare, infatigable, et de Joseph Reinach, très tôt convaincu de l'innocence de Dreyfus, Mathieu commence un vaste travail d'information, notamment auprès des universitaires, des écrivains, des juristes, de tous ceux que peuvent sinon convaincre, du moins émouvoir l'illégalité commise, et la fragilité d'une condamnation fondée sur une ressemblance d'écriture.
On les appellera les "intellectuels" à partir de janvier 1898, selon le terme de Clémenceau qui se félicite que des savants, des artistes et des universitaires aient signé une pétition en faveur de la révision du procès Dreyfus : "Tous ces intellectuels, venus de tous les coins de l'horizon, qui se groupent sur une idée et s'y tiennent inébranlables."
Léon Blum racontera, dans ses Souvenirs sur l'Affaire, comment, fin 1897, tous les "démarcheurs" de bonne volonté commencent à se partager la tâche. Tous ces "intellectuels" (entre autres Charles Péguy, André Gide, Marcel Proust, Daniel Halévy, Lucien Herr, Emile Zola) viennent renforcer la minuscule équipe qui ne groupait au début, autour de la famille, que quelques personnes, réunies par le hasard ou la générosité. L'Université, l'Ecole Normale apportent des appuis, dont le nombre et l'autorité commencent à rassurer la famille Dreyfus. Si Scheurer-Kestner ne gagne pas, comme il croyait pouvoir le faire, le gouvernement à sa cause, du moins s'est-il attiré la sympathie de quelques hommes influents. Ainsi Clémenceau, rédacteur au journal L'Aurore, de fondation récente, a-t-il fini par rejoindre le camp de la révision. Son parti une fois pris, il dit à Anatole France : "Nous serons seuls, mais nous vaincrons." Le socialiste Jean Jaurès, d'abord hostile à le juif "riche et protégé par l'argent", commence à se poser des questions. Haïssant toute injustice, enclin par surcroît à chercher, dans chaque injustice, "une explication symbolique des iniquités collectives", il est troublé par l'Affaire. Désormais, Mathieu Dreyfus n'est plus seul.
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