La femme juive dans un monde en mutation
1976
Cette étude est le fruit d'une réflexion à laquelle ont participé Mesdames Mireille WARSCHAWSKI, Rachel COHEN et Janine ELKOUBY, guidées par Monsieur le Grand Rabbin WARSCHAWSKI


L'Année internationale de la Femme vient de s'achever, marquée d'un bout à l'autre par d'innombrables manifestations : revendications et déclarations, articles et livres, colloques et congrès. Nous, juives, n'avons pas été en reste, et cette année aura été pour nous l'occasion de pousser plus avant dans ce domaine une réflexion qui, précisons-le, n'a pourtant pas attendu 1975 pour se mettre en branle. Quels peuvent être, dans un monde en mutation, en un temps de remise en question générale, au sein d'un incroyable bouillonnement d'idées, quels peuvent être le rôle et la place d'une femme juive ?

Avant d'aborder cette question proprement dite, il me semble utile, pour plus de clarté, de brosser rapidement un tableau de la condition féminine passée et présente, et de définir ce qu'est la femme juive selon nos textes.

I. La condition féminine passée et présente.

Depuis l'origine des temps, la femme est marquée du sceau de "l'infériorité", qui apparaît dans cette opposition : l'homme est actif, la femme est passive - dans tous les domaines, y compris le domaine sexuel.

En France, le MLF, depuis 1968, est devenu le porte-parole officiel des revendications féminines, en même temps que le bouc émissaire de l'exaspération ironique et inquiète de ces messieurs. Revendications outrées parfois, justes souvent, violentes, nécessairement, mélangées et désordonnées, inévitablement. Car les femmes en sont à une phase de réflexion, de remise en question ; des idées fusent, jaillissent de tous cotés ; on a du mal, parfois, à trier, à classer, à séparer le bon du mauvais, le sérieux du farfelu, le raisonnable de l'exagéré, le réalisable de l'utopique.

Que veulent les femmes ? Pêle-mêle le droit au statut de personne indépendante,  à la libre disposition de leur corps et de leur esprit, à la contraception, à l'avortement, à l'homosexualité.  En même temps, on perçoit une recherche tàtonnante, une quête d'identité : qui suis-je ? comment me définir hors des schémas classiques, comment me situer dans le monde, face à l'homme et non au-dessous de lui ?

II. Qu'est-ce qu'une femme juive, d'après les deux premiers chapitres de la Genèse ?

"D. dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; faisons-lui "Ezer kenegdo" (Genèse 2:18). Cette formule qui exprime le projet divin, est d'habitude faiblement traduite par "une aide en face de lui".

En fait, le contenu de l'expression est infiniment plus riche et plus fort : le terme Ezer signifie un secours vital, existentiel, dans une situation critique, et non pas simplement une aide accessoire, secondaire. D. lui-même n'est-il pas qualifié de Ezer à d'innombrables reprises ? Voilà que la femme - noblesse oblige ! - se voit investie d'un rôle comparable à celui de D. De plus, le terme implique toujours une égalité en droit et en responsabilité des deux partenaires : l'homme et la femme sont alliés pour la tâche que D. leur définit. D'ailleurs un peu plus haut, au chapitre 1:28, la bénédiction divine s'adressait bien au couple, c'est-à-dire que la passation de pouvoirs, la transmission des responsabilités s'effectuait non au bénéfice de l'être masculin, mais à celui du couple.

Niki de Saint-Phalle - Adam et Eve
En passant, il est intéressant de citer un Midrach rapporté par Rachi à propos de l'expression Ezer kenegdo, jouant sur le sens de negued, qui signifie aussi "contre". Il dit : "si l'homme est méritant,  la femme sera pour lui Ezer ; sinon elle sera kenegdo, autrement dit, une adversaire". Midrach d'actualité plus que jamais aujourd'hui où femmes et hommes se dressent les uns contre les autres ; où la guerre des sexes est devenue souvent une réalité.

En somme, dans le projet divin, la femme apparaît comme condition d'existence pour l'homme, et le couple fonctionne, si l'on peut dire, avec réciprocité des responsabilités et des droits. Il n'est pas inutile de noter que la première dimension de la femme dans le projet divin, ce n'est ni celle de mère, ni celle de partenaire sexuelle, mais celle "d'alliée vis-à-vis", d'interlocutrice, de partenaire humaine.

Ce projet divin a été compromis, avant même d'avoir pu se réaliser, par la faute d'Adam et d'Ève : en désobéissant à l'ordre de D., ils ont introduit un déséquilibre dans le monde : entre homme et D. certainement, mais aussi déséquilibre dans les relations entre homme et femme. En  effet, ils ont tout de suite failli à leur tâche, ils n'ont pas, été l'un pour l'autre Ezer Kenegdo : Ève a passé son mari à consommer le fruit défendu, c'est à dire à satisfaire son désir du moment sans envisager la portée ou les conséquences de son acte ; elle l'a ainsi poussé à l'irresponsabilité; Adam, quant à lui, a bêtement suivi sa compagne et a, de plus, tenté de rejeter sur elle tout le poids de la faute. Aussi la punition qui s'abat sur eux ne décrit-elle pas le statut définitif de la femme, comme l'ont pensée par exemple les chrétiens, lorsque, au début du siècle, ils ont interdit l'accouchement sans douleur en se référant à Gn 3:16. Non, cette "punition" ratifie simplement le déséquilibre que les hommes et les femmes juifs travers les àges, auront pour tache de réparer : il s'agit de rétablir l'équilibre détruit, de réaliser le couple promis, mais pas encore advenu.

III. La place et le rôle de la femme juive dans le monde moderne

On peut essayer de les définir à la lumière de cet enseignement puisé à la source même de la tradition juive. Nous laisserons de côté volontairement les problèmes posés par la Halakhah (la jrusiprudence religieuse) dans ce domaine.

A. D'abord deux remarques préliminaires :

Logiquement, si l'on accepte l'analyse qui précède, la lutte pour la libération de la femme n'est pas spécifiquement, essentiellement, une lutte juive. Théoriquement c'est une lutte qui n'a pas de raison d'être, qui est inutile dans cette optique, puisque c'est le couple, et non l'être masculin, qui est posé au départ comme unité de base. Mais, et c'est important, cette lutte devient juive par ricochet : à vivre si longtemps en exil, les Juifs ont subi inévitablement l'influence de la civilisation ambiante, et leurs mœurs, leur mentalité, se sont souvent teintées et même imprégnées de virilocentrisme ; c'est ce qui s'est passé aussi bien en Afrique du Nord qu'en Europe de l'Est par exemple.

Deux notions-clefs me semblent être au cœur du problème, et méritent qu'on s'y attarde un instant : ce sont les notions d'intérieur et d'extérieur. Finalement, comment se présente l'exploitation que l'homme a fait subir à la femme au cours des âges ? Tout se passe comme si l'homme avait une fois pour toutes établi un jugement de valeur en décrétant que l'extérieur - géographiquement parlant - était désirable, et l'intérieur desséchant; par conséquent, il a lui, le fort, l'utile, le productif, choisi la vie à l'extérieur, reléguant à l'intérieur sa femme, par la violence ou la persuasion. Il s'est ainsi montré "non méritant" comme dit Rachi, puisqu'il a fui ses responsabilités à l'intérieur du foyer - par facilité certes, peut-être aussi par angoisse -, puisqu'il a ainsi établi une coupure entre l'intérieur et l'extérieur et donc entre sa femme et lui, puisqu'il a refusé le dialogue "kenegdo", vis-à-vis c'est à dire visage à visage, ne consentant plus qu'au dialogue corps à corps et ne gardant comme terrain de rencontre que le lit. Il a ainsi mérité la révolte féminine, la guerre qui ne fait que consacrer sa déclaration d'indifférence à lui. J'ajoute que toute victime étant consentante, la femme a sa part de responsabilité dans la guerre des sexes.

Cette guerre se déroule sous nos yeux : les femmes, forçant la prison masculine, ont décidé à leur tour de partir à l'assaut de cet extérieur désirable, brillant, séduisant. Elles refusent désormais d'être enfermées et comptent bien prendre leur part des plaisirs du monde. C'est une phase nécessaire et leur exigence n'est que justice... Mais nous, femmes juives, où est notre place dans cette libération, dans cette lutte ? Si notre mission est d'inventer le couple promis par D. sommes-nous impliquées dans ce combat .

B. Oui, et à plusieurs titres.

Comme l'oppression, le virilocentrisme a inévitablement contaminé le couple juif, la lutte qui n'est pas spécifiquement juive au départ, le devient par ricochet.

La libération dans laquelle se jettent les femmes à corps perdu, si elle est parfois outrée, si elle prend parfois des allures de vengeance, ne serait-elle pas, cependant, une tentative de réparer le gâchis, de détruire l'ancien ordre de choses, mauvais à coup sûr, pour essayer de lui substituer un autre ordre où le couple aurait des chances d'exister ?

Si nous sommes des femmes juives, nous sommes aussi des femmes occidentales vivant au 20e siècle, partageant, que nous le voulions ou non, le langage, les façons de penser, les préoccupations, les problèmes des femmes de notre temps. A ce titre nous sommes embarquées sur le même bateau, et nous avons la responsabilité d'aider à le maintenir à flot, avec nos ressources propres, nos idées et nos moyens personnels. Justement, en tant que "peuple de prêtres" nous devrions assumer une responsabilité particulière vis à vis des autres peuples. Et notre devoir est précisément de trouver des éléments de solution positifs, constructifs, aux difficultés de nos compagnes, qui sont aussi les nôtres.

C. Que faire et, comment ?

Niki de Saint-Phalle - Adam et Eve (autre version)
Quelles peuvent être la position et l'action d'une femme juive sur un problème comme le conflit entre activité à l'extérieur et foyer, par exemple ?

Précisément, essayons d'analyser ce conflit. La coupure, nous l'avons dit, est le fait de l'homme, de même que le jugement de valeur sur les réalités intérieur et extérieur. Donc revendiquer à cor et à cris l'extérieur si attirant, c'est appliquer un schéma de pensée masculin; c'est encore, et plus dangereusement parce que plus subtilement, se soumettre à l'homme, c'est consacrer son choix, c'est reconnaître la validité de son jugement, c'est le poser, lui, comme seul juge qualifié. Ne pourrait-on pas envisager, au contraire, de refuser les stéréotypes masculins, de retrouver une pensée, un jugement autonomes ? De parvenir à réévaluer autrement qu'à l'étalon masculin les réalités intérieur-extérieur ?

On peut d'ailleurs rappeler ici que dans le judaïsme l'important n'est pas ce qui se voit, ce qui brille, ce qui attire l'attention, mais ce qui se cache, ce qui est "intérieur" : dans la Meguilah de Pourim, l'acteur le plus décisif n'est pas nommé une seule fois, et pourtant... c'est D. lui-même ; la tsniouth (pudeur) consiste à cacher son corps non parce qu'il est honteux, mais parce qu'il est précieux...

Bien sûr, il est plus difficile de changer ses propres modes de pensée que de suivre les courants dominants. Mais c'est la seule attitude qui me semble réellement "féministe", celle qui refuse toute espèce d'inféodation à l'homme, même et surtout dans le domaine de la pensée. De plus, réévaluer les notions d'extérieur et d'intérieur, implique la nécessaire participation masculine : l'homme est lui aussi remis en question par cette démarche, il doit lui aussi se redéfinir puisque ses définitions sont contestées.

Repenser ces deux notions, aboutit en fait à repenser le couple, à tenter de faire de l'homme et de la femme des alliés, Ezer kenegdo : alliés pour l'intérieur - l'homme est autant concerné que la femme par l'éducation des enfants, par la vie du couple, par les échanges les discussions entre les deux partenaires ; et sa présence est indispensable à l'intérieur, on s'en aperçoit aujourd'hui qu'on déplore de tous côtés la démission des pères ;  alliés par l'extérieur - la femme est autant concernée que l'homme par ce qui se passe hors de sa maison, dans son quartier, dans sa ville, dans sa communauté ; elle a son mot, indispensable, à dire pour améliorer le monde dans lequel vont vivre, vivent déjà ses enfants. Travail difficile pour une femme que de retrouver d'abord soi-même, puis de faire retrouver à l'homme la valeur spécifique de l'intérieur et de l'intériorité avec toutes ses difficultés ; que de percevoir aussi, sous la puissance tant de fois, trop de fois proclamée, la vulnérabilité de l'homme, sa faiblesse, son angoisse, qui ont justifié sa fuite et sa quête de compensations à l'extérieur.

La place de la femme juive dans le monde moderne est une place de choix, mais une place difficile. Il lui faut étudier, retrouver les sources juives et en même temps refuser de se laisser paralyser par certaines images d'Épinal, de se laisser enfermer dans une certaine conception étroite, sociologiquement limitée, du prétendu devoir d'une femme juive ; il lui faut ensuite refuser les solutions de facilité : haine de l'homme et vengeance, égoïsme forcené de l'épanouissement à tout prix, consécration des choix et des décisions masculins..., il lui faut enfin, par le recours aux sources juives, forger des réponses originales, courageuses, clairvoyantes et enrichissantes, à des questions difficiles. C'est un travail qui formera en même temps la femme juive et le couple juif.


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