C'est dans le cadre accueillant des salons de la synagogue de l'Esplanade de Strasbourg qu'a eu lieu la cérémonie de la remise des insignes de Chevalier de l'Ordre du Mérite à Janine Elkouby le lundi 19 septembre 2011 Madame Hadas-Lebel Mireille, vice-présidente de l'Amitié Judéo-chrétienne de France a eu le privilège de lui remettre les insignes. L'assistance était nombreuse et représentait toutes les couches de la Communauté Israélite de Strasbourg, ainsi que des personnalités du monde universitaire, politique et religieux de la ville. Des allocutions très chaleureuses ont été prononcées au cours de la soirée pour souligner les mérites de la récipiendaire, qui a répondu par le texte ci-dessous. |
Permettez-moi tout d'abord, mes très chers amis, de vous saluer, sans souci de protocole et en toute amitié, vous tous qui êtes là ce soir à mes côtés, si nombreux et si chaleureux.
Mon premier mot sera : merci. Merci à Michèle Jablon et à Francis Lévy, à Jacqueline Cuche, à Mireille Hadas Lebel pour leurs propos qui me touchent au-delà de ce que je pourrais dire et qui me créent une responsabilité accrue. Merci à Henri Ackermann, qui regrette infiniment de ne pas pouvoir être avec nous, Henri dont j'aime l'insoumission et le courage et la ténacité.
Vous êtes venus vous réjouir avec moi de la distinction qui m'a été accordée : chevalière – j'ose ce néologisme - de l'Ordre National du Mérite… C'est un titre bien solennel, un titre qui ne me semblait pas, jusqu'ici, avoir grand rapport avec moi. Vous avouerai-je que j'ai longtemps repoussé la cérémonie de ce soir ? Je ne pouvais l'envisager sans un certain malaise : conscience aiguë d'une mise en scène, refus de l'étalage et des louanges convenues : le héros ou l'héroïne de la cérémonie est toujours, n'est-ce- as, un être sans défaut, bourré de toutes les qualités, bref une manière de surhomme, ou de superwoman.
Je me suis finalement résolue, vous le voyez, à donner malgré tout un écho public à ma décoration, par respect pour ceux qui ont voulu m'honorer d'une part, pour exprimer ma gratitude et mes remerciements à toutes celles et tous ceux qui m'ont soutenue, d'autre part.
Me voilà donc invitée à prendre à mon tour la parole. Et mon discours, puisque discours il y a, puisque discours il faut, sera pour moi l'occasion de faire le point, devant vous et face à moi-même, sur mes idées et mes convictions.
Je suis femme et juive. Affirmation qui pourrait faire sourire, tant elle semble relever d'une lapalissade, mais qui signale une identification double, paradoxale et parfois inconfortable.
Car juive, je dois me situer et me définir au sein d'un monde non juif, un monde laïc édifié sur des fondations chrétiennes, dont je sais, par mon histoire collective et personnelle et par toutes les fibres de ma mémoire et de mon corps, qu'il n'a pas toujours été ni amical ni favorable au peuple juif, et c'est un euphémisme ; mais un monde auquel j'appartiens, par ma culture, ma langue, ma sensibilité, ma conception du monde.
Femme, je dois me situer et me définir au sein d'un monde juif qui reste, majoritairement et essentiellement, un monde d'hommes, au sein duquel la parole des femmes, en tout cas la parole publique, reste minoritaire et incongrue ; mais à ce monde juif, même s'il reste sur le plan public majoritairement masculin, j'appartiens également, de façon pleine et entière et directe, non seulement en tant que maîtresse de maison, non seulement en tant qu'épouse, non seulement par ma fonction de nourricière ni même par mon statut de mère, mais également par ma qualité de sujet autonome et par mes compétences personnelles. C'est dire que je suis souvent amenée à jouer le rôle de trouble-fête et d'empêcheuse de ronronner dans l'autosatisfaction et l'évidence.
Si je devais faire l'inventaire des convictions et des principes qui fondent ma vie et mon action, j'en citerais trois : le refus de l'injustice, la passion du savoir, la fascination pour les ponts.
Mon premier moteur, le refus de l'injustice, est aussi vieux que moi. Sans doute m'est-il venu de mon père. Et le refus de l'injustice, c'est en premier lieu le refus de celle qui régit, d'une extrémité de la terre à l'autre, depuis la nuit des temps et depuis le fin fond de la conscience masculine, les relations entre les hommes et les femmes. Cette injustice-là est universelle, elle a prévalu dans toutes les civilisations, des plus frustes aux plus brillantes. Partout la parole et le pouvoir ont été confisqués de facto par les hommes au détriment des femmes, que ce soit à Athènes, où ces géants de la philosophie que sont Platon et Aristote, on ne le sait pas assez, ont jeté les fondements de la misogynie ordinaire en vigueur dans le monde occidental jusqu'au 20ème siècle, que ce soit à Rome, où le pouvoir absolu du pater familias a servi de modèle pour les codes de lois modernes, que ce soit dans l'Occident chrétien dominé durant des siècles par la pensée d'Aristote ou en Orient où l'islam a lui aussi posé comme un postulat la soumission des femmes. La pensée juive du moyen-âage n'a pas échappé à la contamination dans ce domaine.
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C'est mue par cette revendication de justice que j'ai, en 2006, lutté pour obtenir l'éligibilité des femmes au Consistoire, aidée par mes complices, Sonia Sarah Lipsyc et Annie Dreyfus, ainsi que par Claudine Kling et Claudine Hagège-Malka. Aujourd'hui, personne ne songe plus à remettre en question ni la présence ni l'implication des femmes ; elles constituent un droit qui va de soi et une avancée dont tous se félicitent, car le bénévolat bat de l'aile ces temps-ci.
C'est aussi le même refus obstiné de l'injustice qui me commande de dénoncer inlassablement le scandale que constitue une pratique de plus en plus courante : certains maris, pourtant séparés de leur femme, et même parfois divorcés civilement, refusent cependant de lui délivrer le guett, l'acte de divorce religieux, sans lequel elles sont dans l'impossibilité de refaire leur vie ; d'autres, ou les mêmes, monnayent le guett, exerçant à l'encontre de leur épouse un infâme chantage financier et exploitant le pouvoir exorbitant dont ils pensent être les détenteurs.
Si tout cela relève, certes, d'un engagement féministe, je me refuse cependant à faire du féminisme une cause absolue et sacrée. Ce qui m'intéresse, c'est non pas de remplacer une injustice par une autre, c'est de m'attacher à construire une relation d'égalité dans la différence, une différence reconnue et assumée non comme travestissement d'une hiérarchie qui ne dirait pas son nom, mais comme vecteur de vie, de richesse, d'épanouissement et de bonheur.
Si la quête de justice est l'un des piliers de ma vie, la curiosité et la soif de savoir en constituent un autre.
J'ai dit bien souvent à mes élèves que je remerciais Dieu tous les jours de m'avoir fait naître dans ce lieu et dans ce temps. Car les femmes de jadis, mes ancêtres, ont été privées de l'accès à l'étude, que ce soit dans le domaine des connaissances générales ou dans celui des connaissances juives.
Le monde du savoir, celui de l'école dans mon enfance, puis celui de l'université, a toujours été pour moi le monde de la liberté ; c'est l'étude qui permet de franchir, par l'intelligence, l'imagination, la réflexion, les murs épais des prisons de toutes sortes, prisons matérielles ou prisons psychologiques ; c'est par elle que l'on acquiert lucidité et autonomie, par elle que l'on se prémunit contre les manipulations et les abus de pouvoir. La quête du savoir vous permet de respirer, à grandes goulées, un air neuf, venu d'ailleurs, qui balaie les habitudes d'une pensée engourdie ou sclérosée. Lire, étudier vous met en relation avec d'autres que vous, ouvre des fenêtres sur le monde et les hommes, fait battre les ailes de l'espérance et déboulonne les idoles pesantes de la fatalité. La quête du savoir est depuis toujours, pour moi, synonyme d'affranchissement, d'épanouissement et de bonheur.
Cet appétit de savoir, j'ai eu la chance inouïe de pouvoir l'assouvir également dans le domaine du judaïsme. Car, comme beaucoup des filles et des garçons de ma génération, j'ai eu le privilège d'avoir des maîtres exigeants et intelligents pour lesquels la priorité, après la guerre, était de former, au Talmud Torah comme dans les cours de "religion", une jeunesse consciente et connaissante. Parmi ces maîtres, le Grand Rabbin Max Warschawski a eu une place et un rôle prépondérants. Filles ou garçons, il nous a constamment encouragés à apprendre. Des années plus tard, il a assisté, lors d'un Yom Halimoud (journée d'étude) à Shavouoth, au cours public dont j'avais été chargée : je me rappelle sa fierté et sa joie de voir une de ses élèves invitée à transmettre un enseignement à la communauté.
Pour moi, étudier les textes juifs, apprendre à les lire, à les décrypter, à ne pas être dupe de formulations qui pourraient paraître à première vue simplistes ou naïves, c'est d'abord explorer et approfondir le trésor de traditions et de textes dont les éléments tissent la trame consciente et inconsciente de mon être. C'est aussi me livrer à un exercice extrêmement stimulant d'analyse, d'attention scrupuleuse aux mots, aux silences, aux écarts stylistiques, à tout ce qui peut faire sens. C'est prendre conscience de ma propre capacité de lecture, de ma place, unique et irremplaçable, dans la communauté des lecteurs. C'est, enfin, exercer ma responsabilité en luttant contre l'ignorance, facteur de dépendance, et en refusant de m'en remettre à d'autres pour ce qui est de penser.
Refus de l'injustice, passion du savoir, et j'en arrive au troisième pilier : la fascination des ponts.
Un pont, c'est très prosaïquement une construction qui permet de relier les deux rives d'un fleuve. S'il n'y a pas de pont, la rive opposée, celle sur laquelle je ne suis pas, celle que je peux pourtant voir dans tous ses détails vivants et colorés, celle qui me fait signe de l'autre côté, me reste absolument inaccessible.
Le pont, c'est la rencontre, la solidarité, le dialogue ; le pont, c'est l'échec à la solitude."Il n'est pas bon que l'être humain soit seul" : le texte biblique, éclairé par le grand Rachi, le prince des exégètes, nous enseigne d'entrée de jeu qu'à défaut de pont, c'est la solitude et la folie du pouvoir totalitaire qui guettent l'humanité.
Les ponts, c'est mon leitmotiv .
Ponts entre les hommes et les femmes, tout d'abord - ils ne vont pas toujours de soi, que ce soit dans certains milieux intégristes ou dans certains milieux ultra féministes par exemple - car que serait un monde dans lequel les deux moitiés de l'humanité, différentes et complémentaires comme le dit fort opportunément la Genèse, chercheraient à se développer séparément, en évitant les rencontres et la confrontation par le dialogue ? Quelle stagnation, quel appauvrissement, quelle tristesse aussi, que ce monde du même, qui évacue la différence !
Ponts entre la culture juive et la culture générale, entre les méthodes, les outils et les pré-requis de l'une et de l'autre, car la multiplicité des points de vue et des instruments, loin de constituer une menace pour les valeurs du judaïsme, les éclaire au contraire d'une nouvelle et positive lumière. Je revendique et je pratique la mise en regard et la comparaison des savoirs, le droit au questionnement et à l'esprit critique, le recours à la raison.
Ponts entre juifs et chrétiens : à notre époque, après deux mille ans de persécutions, d'humiliations, d'expulsions, de massacres des communautés juives en terre chrétienne, l'Eglise d'aujourd'hui, ébranlée par le choc de la Shoah, a eu la lucidité et le courage de faire repentance, teshouva, et de se mettre à l'écoute des juifs, ses frères aînés, comme aimait à le dire un grand ami des Juifs, le pasteur Bernard Keller. Je considère comme une tâche d'importance de favoriser les retrouvailles et la réconciliation entre les juifs et les chrétiens, de promouvoir des relations de respect et d'amitié entre eux et de travailler ensemble, dans notre intérêt à tous, afin de nous prémunir contre les menaces qui se profilent à l'horizon.
Ponts entre juifs et musulmans : ces ponts-là sont encore à l'état d'ébauches, mais l'activité infatigable d'hommes obstinément imperméables à la désespérance comme le rabbin Michel Serfaty ou l'imam Hassen Chalgoumi contribue chaque jour à leur édification. Il est de mon devoir de juive responsable de les y aider.
D'autres ponts encore restent à construire ou à parachever : entre religieux et laïcs, entre religieux et religieux, entre Israël et la diaspora, et tant d'autres encore…
Je voudrais pour finir, évoquer tous ceux que j'ai aimés, qui m'ont fait grandir, et grâce auxquels je suis devenue ce que j'essaie d'être : mes parents za"l tout d'abord, mon père, Marcel Cahn, ma mère, Bérange Lévy, des Juifs d'Alsace, héritiers d'une longue et tenace tradition, celle des villages d'Alsace, qui durèrent envers et contre tout, sous le signe d'une obstination à vivre et d'une résistance têtue et souriante à tous les extrémismes ; le Grand Rabbin Max Warschawski, mon maître, à qui je suis redevable de mes connaissances juives mais aussi de ma passion pour les ponts ; Mireille Warschawski, que j'aurais aimé voir ici, auprès de moi, en cette circonstance, et qui, depuis Jérusalem, m'accompagne.
Je m'adresse à présent à nos enfants, ceux qui sont présents ce soir, Yaël avec Alain, Tanya avec Prosper, et ceux qui n'ont pas pu se déplacer, Ariel avec Esther, Judith avec Yitshaq, Noémie avec Nataniel, Sarah avec Emmanuel. Je voudrais leur dire, reprenant à ma manière un enseignement midrachique, que ce sont eux qui m'ont construite, par leur présence, leur confiance, leurs exigences, leurs attentes, leurs révoltes, leur amour. Je voudrais leur dire aussi, à tous et à chacun, combien nous sommes fiers d'eux, leur père et moi, fiers de leur fidélité, de leur solidité, de leurs engagements, des choix qui sont les leurs et qui constituent pour chacun d'eux, différemment mais avec force, le fil d'or et la voie royale qui charpentent leur vie.
Je voudrais dire à nos petits-enfants de Créteil, de Jérusalem, de New York, que je pense à eux ce soir et que je les associe à ma joie ; à ceux de Strasbourg présents ici, Charone, Ilan, Rébecca, Nathan, Sarah, Gabriel, combien je suis heureuse de les avoir à mes côtés ; à tous je souhaite de garder le cap d'un judaïsme vivant, exigeant, courageux et ouvert.
Enfin, a'haron a'haron ‘haviv, je m'adresse à mon mari. C'est un lieu commun de dire que je n'aurais rien pu faire sans lui, sans son soutien et son érudition, sans sa présence et son écoute, sans sa patience et son indulgence : il a accepté mes engagements, mes soucis, mes interrogations, mes combats ; il a porté avec moi le poids des luttes et parfois l'amertume des lâchetés. Pour tout cela et pour tant d'autres choses, je lui dis simplement : merci.
Merci à vous tous qui avez eu la patience de m'écouter, merci pour votre présence, votre amitié, votre gentillesse.
Shana tova : que cette nouvelle année soit douce comme le miel et qu'elle soit messagère de paix pour nous tous et pour tout le peuple d'Israël.