Il nous paraît judicieux d'évoquer rapidement la vie et les différentes activités d'Henry Lévy avant d'aborder son rôle dans l'érection du monument aux morts de la place de la République à Strasbourg en 1936.
Minotier de profession, Henry Lévy devint un grand chef d'entreprise dans le secteur de la meunerie. En 1898, il entra dans la direction des Grands Moulins de Strasbourg dont il devint finalement le président du conseil d'administration. Il devint président du comité national de la grande meunerie industrielle, président des minoteries alsaciennes, de la société française de meuneries.
Il fut vice-président de la commission municipale en 1919, premier
adjoint au maire de Strasbourg de 1919 à 1922.
Il fut aussi élu conseiller général démocrate
du canton de Strasbourg-Nord de 1919 à 1922. II ne fut pas réélu
conseiller général en 1922 et retrouva son poste en 1928. Il
fut à nouveau réélu en1934 et conserva son poste jusqu'à
son décès en avril 1937.
Il avait un dévouement total pour la communauté juive.
En février 1923, Henry Lévy avait accepté la place de
son père au Consistoire et en 1927, il avait accepté le poste
de vice-président du Consistoire israélite du Bas-Rhin à
la place d'Aron Weil. Il apporta jusqu'à son décès en
1937 "sa vaste intelligence, son idéal de fraternité, de
conscience et de paix sociale au service des autres" selon Maître
Georges Schmoll, président du Consistoire israélite du Bas-Rhin.
Il soutint par ses libéralités la plupart de ces institutions ; comme président des colonies de vacances de 1934 à 1937, il légua notamment son domaine de Schirmeck à la communauté israélite de Strasbourg.
Il fut aussi trésorier de l'école de travail israélite, et président de la caisse des veuves et orphelins des rabbins d'Alsace et de Lorraine. En tant que président du comité du Bas-Rhin de l'Alliance israélite universelle et membre du Conseil central depuis 1935, et membre de l'Agence juive pour la Palestine, il avait tenu à assister et à collaborer au dernier conseil de l'Agence Juive, qui s'était réuni à Lucerne en septembre 1935. Il était aussi un membre très actif du comité des amis de l'Université hébraïque de Jérusalem. Il était enfin président de la commission du cimetière de Rosenwiller.
Chevalier de la Légion d'Honneur le 28 avril 1921 puis officier de la Légion d'Honneur le 11 août 1929, il devait décéder le 5 avril 1937 et fut enterré au cimetière israélite de Cronenbourg, le 8 avril suivant, au milieu d'une affluence considérable venue lui rendre un dernier hommage.
Moins d'un an avant sa mort, Henry Lévy concrétisa un voeu
qui lui tenait à coeur : celui de faire élever un monument aux
morts, place de la République à Strasbourg.
À son initiative, fut créé un comité pour la construction
d'un monument aux morts, en 1936, place de la République à Strasbourg,
dont il devint le président.
Les étapes de l'érection du monument sont résumées
par les Dernières Nouvelles de Strasbourg (Dernières
Nouvelles d'Alsace de nos jours).
Les DNS relatent dans leurs colonnes, que le conseil municipal de
Strasbourg dirigé par Charles Frey avait, dans sa dernière séance,
ratifié la construction d'un monument aux morts. Les travaux avaient
débuté le mercredi 15 avril 1936.
Le mardi 9 juin 1936, un "Appel adressé à nos concitoyens
en faveur de la souscription pour le monument aux morts de la ville"
avait été publié.
Le Comité du monument avait sollicité la générosité
du public pour que chacun, par son obole, apporte son tribut à l'hommage
de la ville à ses enfants morts.
Nul doute que les Strasbourgeois n'aient eu à coeur de répondre
à cet appel.
Le samedi 25 juillet 1936, le monument aux morts était sur le
point d'être achevé.
Le mardi 6 octobre 1936, Les DNS publiaient la troisième liste de souscripteurs
où l'on remarquait la Ville de Strasbourg pour 50 000 francs ; les
Minoteries Alsaciennes et Strasbourg Port du Rhin pour un montant de 3 000
francs. Le personnel de la Chocolaterie Schaal avait donné 425 francs.
René Darquier, directeur des Minoteries Alsaciennes 1 000 francs ;
René Ulrich médecin dentiste avait fait un don de 50 francs,
Melle Jeanne Buhler de Strasbourg avait donné 10 francs. Le total de
cette liste se montait à 80 712 francs. Avec les deux précédentes
listes, la somme totale atteignait le total de 185 024 francs. Une dernière
liste de souscripteurs était encore ouverte.
Ce monument était dû au ciseau du sculpteur Léon-Ernest
Drivier.
Ce sculpteur n'était pas un inconnu.
Né à Grenoble en 1878, il passa à l'Ecole des Beaux-Arts,
puis entra en 1907 dans l'atelier de Rodin. En 1918, il modela le buste officiel
de la France victorieuse. Des oeuvres de Drivier sont conservées dans
les musées de Paris, au Trocadéro avec la Joie de Vivre
(1937), et au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris avec la Muse
allongée, (1937), ainsi qu'à Lyon, Grenoble, Alger, et
Washington entre autres. Sa première manière s'apparentait au
néo-romantisme, puis il se rapprocha du néo-classicisme de Despiau.
Il s'est éteint à Paris en 1951 à l'âge de 73 ans.
Quel aspect symbolique Drivier avait-il voulu donner à ce monument
? La mère (Strasbourg) tient ses deux fils mourants sur ses genoux.
L'un regarde en direction de la France, l'autre vers l'Allemagne. Ils sont
tombés après avoir combattu l'un contre l'autre mais dans
la mort, ils se donnent la main. L'absence d'uniforme rend le drame de
Strasbourg et de l'Alsace encore plus poignant.
"Monsieur le Président de la République. Dans l'hommage que vous nous faites, l'insigne honneur apporter à la France tout entière, personnifiée par son premier magistrat, c'est du fond du coeur, que le comité du monument aux morts de Strasbourg, vous prie d'agréer l'expression de sa respectueuse et profonde reconnaissance. Nous assurons également de notre gratitude les représentants du gouvernement : M. le ministre de la santé publique et M. le sous-secrétaire d'État à la présidence du Conseil. Nos plus sincères remerciements s'adressent aussi à notre municipalité aussi bien l'ancienne que l'actuelle municipalité, autour de Charles Frey à partir du 18 mai 1935 qui, en mettant à notre disposition ce bel exemple de la place de la République, nous a permis de doter notre ville d'un monument digne des sacrifices qu'il commémore, digne aussi de son patrimoine artistique, l'hommage unanime à nos morts. Le visiteur parcourant notre ville, pouvait s'étonner de n'y point trouver comme dans toutes les communes de France même les plus petites, le monument à ses morts de la grande guerre, tombés pendant quatre années d'une lutte sans merci, sur la terre de France, de Belgique, sur les steppes glacées du front russe ou dans les tranchés d'Orient, ou disparus sur les mers lointaines.
Il semblait qu'une page manquât à l'histoire de Strasbourg, si étonnamment fidèle cependant à son passé. Et quelle page. La plus émouvante et la plus tragique.
Pourtant nous savons bien que Strasbourg ne laissera jamais s'éteindre la flamme du souvenir et que nulle part peut-être, n'est restée aussi vivace dans les coeurs la mémoire de ceux qui sont tombés, car nous avons connu chez nous l'une des faces les plus douloureuses de la guerre. Celle qui oppose les uns aux autres, comme des ennemis, des frères séparés par l'annexion de 1871 et qui se retrouveraient pour se combattre. Le sculpteur Drivier a admirablement su exprimer - et nous l'en remercions chaleureusement -, le symbole que nous attachons à cette oeuvre et que nous lui avons demandé de réaliser : toute cette tragédie est évoquée dans la douleur que reflète cette belle figure de femme non seulement symbole de la patrie, mais symbole aussi de l'humanité meurtrie... recueillant avec une émouvante sollicitude deux guerriers mourants, tombés sous les plis de deux drapeaux, mais, dont les mains se cherchent pour s'unir dans une suprême étreinte.
Chacun ressentira profondément la grande pensée qui se dégage de cette oeuvre et puisse-t-elle être pour ceux qui nous suivront un objet de méditation ainsi qu'un enseignement. Je voudrais que l'écho des sentiments qui nous animent soit porté plus loin par les flots du Rhin, et que ce monument soit une pierre à l'édifice de la paix, qu'il soit un appel à l'union des peuples, à une fraternité fondée sur la justice et le respect des droits en même temps qu'un acte de foi dans les destinées de notre pays.
La teneur du discours peut paraître utopique pour l'époque vu la montée du nazisme. Mais Henry Lévy semble en avance sur son temps. Mais il ne le sait pas. C'est un visionnaire de la future paix d'après-guerre qu'il perçoit à quelques mois de son décès.
Au terme de cette étude, nous insisterons sur les traits essentiels
qui ont caractérisé l'action d'Henry Lévy.
Il dirigea avec maîtrise une entreprise qui prendra, avec le temps,
une extension nationale et internationale.
Élu adjoint au maire de Strasbourg et Conseiller général,
Il exerça des fonctions politiques dictées par une haute conscience
de l'intérêt général et une grande connaissance
des dossiers qu'il traitait.
À la tête du judaïsme strasbourgeois comme vice-président
du consistoire du Bas-Rhin sans discontinuer de 1927 à 1937, il consacra
une partie de sa fortune à soutenir des oeuvres de bienfaisance et,
en particulier, les oeuvres juives.
Il participa enfin activement à la création et au financement
du monument aux morts de la place de la République à Strasbourg,
en tant que Président du Comité de ce monument, qui restera
gravé comme la plus belle oeuvre de son action en quelque sorte.