L' éducation religieuse dans les maisons d'enfants
Nathan et Hélène SAMUEL
Extrait de l'exposé fait au congrès pédagogique de l'OSE.le 30 avril 1946
paru dans la brochure Shavouoth, publiée par le Mouvement Yechouroun en 1946


Dans notre travail pédagogique il nous arrive souvent de faire le point et de nous interroger si nous arrivons à remplacer, pour autant que cela peut se faire, les parents.
Il existe différentes conceptions de l'éducation des enfants hors famille : celle classique de l'orphelinat, celle plus moderne d'instituts axés sur des données dites scientifiques où l'enfant est traité tel un malade dans une clinique. Dans le premier cas en général le directeur ou la directrice se substituent entièrement aux parents, dans le deuxième cas les parents sont plus ou moins éliminés.

Comme, toutes les valeurs humaines, les valeurs pédagogiques sont depuis des années en pleine évolution. La pédagogie théorique, ans avoir perdu de ses mérites, est devenue entre nos mains un instrument souvent trop étroit. Depuis Rousseau elle souffre d'un mal qui ronge notre conception de la vie toute entière. On cloisonne, on divise à loisir et l'attention que l'on porte sur l'une des parties du problème fait oublier l'importance de l'autre.
L'enfant c'était pour les pédagogues un objet, d'études de plusieurs ordres. Pour solutionner le problème que pose "l'enfant", on envisageait tantôt le point de vue de la psychologie, tantôt celui de la morale, tantôt celui des considérations pratiques de l'hygiène, de la biologie .et plus récemment celui de la psychanalyse : de l'expérimentation subjective. A force de s'attacher plus spécialement à l'un ou l'autre de ces aspects, on détachait un problème spécial de son ensemble et la solution, même si elle était favorable, n'était toujours que partielle.

Or, l'enfant juif que nous avons accueilli après la libération dans nos maisons dépasse infiniment ces perspectives réduites.
Les enfants que nous avons accueilli après la libération sont "embarqués" - c'est ainsi que s'exprime Pascal - dans l'existence. Nous les avons cueillis en plein naufrage. Nous les voyons devant nous avec leurs lueurs et leurs ombres, leur conscience et leur inconscience, monde qui n'est peut-être pas le nôtre. De la vie, ils n'ont aperçu que le rictus, la grimace, le drame. A nous de créer pour leurs âmes, par la vie que nous ressusciterons pour eux, le sourire, la beauté, l'apaisement.

S'il y a une formule de vie dans laquelle rien n'est négligé, rien n'est abandonné au hasard et tout cependant suffisamment souple, pour ne rien fêler, c'est celle de la vie familiale.
Elle a toujours été à la base de toute société et en particulier de la société juive et c'est en son milieu que se développe et s'épanouit la vie humaine dès ses débuts. C'est elle qui engendre les sentiments nobles de l'homme : affection, tendresse, amitié, amour. C'est encore dans le cadre de la famille que l'homme, du berceau à la tombe, arrive à surmonter les souffrances et les conflits de l'existence et qu'il trouve ses joies les plus intenses.

Il s'agit pour chacun de nous d'examiner l'enfant, chaque enfant, de le connaître, de l'aimer, de l'adopter. Il faut doser notre amour et notre affection suivant son besoin, qui varie pour chaque enfant. Il faut doser aussi notre sévérité en fonction du milieu dont il est issu et en fonction de son caractère mais partout sachons montrer à l'enfant qu'il est notre enfant, que ses joies et ses chagrins sont les nôtres.

Il est évident que l'atmosphère de la maison est créée par l'équipe du personnel. Pour être une équipe au bon sens du mot, il faut une harmonie, une entente parfaites. Le travail doit être fait avec amour et bonne humeur et ne doit jamais être considéré comme une charge. S'il n'y préside que le sentiment du devoir et de l'accomplissement d'une tâche purement professionnelle, l'enfant a trop tendance à considérer son éducatrice ou les autres employés de la maison comme des salariés qui ne vivent que grâce à lui. Il leur refusera sa confiance et souvent même une obéissance élémentaire. Seul le jeu harmonieux de tous les éléments conscients d'être eux-mêmes des membres responsables de la grande famille chacun à son échelon, peut réaliser l'atmosphère voulue. Si cos conditions premières ne sont remplies les enfants forment un clan, l'autre, l'adverse, étant celui du personnel.
Ces clans (le terme est celui des enfants) se sont formés dans des maisons où le directeur et le personnel dévoués à. leur tâche faisaient leur devoir, mais n'avaient aucun contact sentimental, aucun lien d'amitié pour leurs jeunes protégés. Nous avons vu ces enfants se réunir pour de longs conciliabules, se tenir à l'écart, méfiants et sournois, toujours sur la défensive, partageant jalousement entre eux seuls tous les petits produits de leurs entreprises.

En conséquence, il s'agit avant tout de gagner et de conserver la confiance de l'enfant, de ne pas lui donner l'impression que désormais il est seul au monde, voué à lui-même, et que tout conseil qui lui est donné est dicté par l'intérêt de celui qui le donne.

Comme en famille l'intérêt de l'enfant est sacré et ceux qui veillent sur lui ont à cœur de se donner entièrement. La maison est sa famille; elle devient son foyer qu'il chérit, qui est sa joie et sa fierté. " Sa bonne, chère vieille boîte", dira notre lycéenne au clair regard, qui après une courte absence retrouvera avec délice, ainsi s'exprime-t-elle, son "bon et moelleux dodo", leur meilleur lit qui soit sur terre. Et cependant, il faut avoir vu nos lits de camp si confortables ! Telle autre comptera fébrilement les heures et les minutes dans le train qui la ramène vers "l'Hirondelle", encore trois heures, deux heures et finalement arrivée, dévalera la côte qui mène à la maison, semant ses bagages pour aller plus vite encore et retrouver enfin sa grande famille.

"Donnez-nous des nouvelles de chez nous", "que devient notre maison", "envoyez beaucoup, beaucoup de photos", voilà les appels que nous apporte le courrier quotidien de nos hirondelles envolées. Ils savent que notre affection leur est acquise et ils nous la rendent...

Cette affection doit savoir prendre les forces de l'affection qui leur a été ravie. L'adolescent, tous ont pu le constater, ne parle jamais avec nous de ses parents ; il y pense constamment. Savoir à bon escient, au moment propice, faire revivre à ses yeux le sourire de la maman, le regard affectueux du père, leur touchante compréhension pour toute chose, essayer de remplacer l'adieu maternel au départ le matin, lui prodiguer à' son retour au soir le réconfort d'un sourire attendu, voici notre ligne de conduite.

En théorie, tout cela paraît assez simple et pourtant quiconque voudra le réaliser éprouvera l'effort à fournir.
Il nous faut faire abandon partiel de nos commodités habituelles, de notre égoïsme et de nos préjugés, de nos convenances personnelles et de nos goûts pour le conventionnel.

Pas de barrière entre nous et nos enfants, pas d'artifices. Qu'ils partagent notre vie comme nous partageons la leur. Non seulement notre vie commune en notre maison actuelle, mais par delà les séparations que fatalement la vie provoquera entre nos enfants et nous, nous aurons la volonté, le désir de rester leurs amis, leurs parents.

Cette tâche est encore plus complexe, mais aussi plus passionnante, quand il s'agit de donner à nos enfants une éducation qui s'inspire de la tradition juive intégrale, tâche à laquelle nous avons consacré. l'effort essentiel de nos maisons de stricte observance

Si nous sormes juifs, nous le sommes avant tout en fonction de notre passé, de notre histoire. Si nous le sommes restés jusqu'à ce jour, c'est parce que nous adoptons, à un degré variable évidemment, une attitude particulière qui nous vient de lois et de coutumes qui nous distinguent des autres.
Ces lois et ces coutumes que la plupart des Juifs d'aujourd'hui considèrent comme une charge inutile ou comme une désuète survivance ont à nos yeux une importance capitale. Toutes, elles ont à la base une grande valeur morale et n'ont de raison de subsister que pour maintenir ce niveau du moral élevé qui doit être l'objet de notre fierté.

La valeur de chaque religion se mesure au sens moral qu'elle dégage. La valeur de la nôtre se dégage de la Bible, n'oublions, pas que nous sommes le peuple de la Bible. Il faut insister sur la nécessité, ceux qui sont responsables de l'éducation de notre jeunesse de connaître le judaïsme. Nul directeur, nul éducateur ne saurait se soustraire problème de l'éducation juive. Pourquoi retirerait-on nos enfants de familles non juives qui en ont pris soin pendant la clandestinité, avec tant de bienveillance, si leur formation, ne devait comporter aussi son programme juif ?

Le fait d'être juif ne doit pas être pour nos enfants un perpétuel cauchemar qui leur enlève la joie de vivre et le goût de l'entreprise. Il faut au contraire que se sachant un jeune juif, conscient de ses devoirs comme de sa valeur, il soit enthousiaste pour devenir, au même titre que tout autre, un citoyen du Monde. Si en tant que Juifs nous avons souffert ou aurons à souffrir, tâchons d'être à la grandeur de cette souffrance en lui donnant un, sens et non pas l'apparence d'une simple fatalité. Ou si nous sommes amenés à combattre, tâchons de connaître au moins la cause à défendre.

Il faut aussi que dans la vie de tous les jours le judaïsme ne vienne pas déranger les enfants, mais leur soit quelque chose de familier. En lui restituant son vrai visage, les enfants n'éprouveront pas un sentiment de gêne en présence de non-juifs. Pour cela multiplions nos efforts en dégageant les beautés, fondement moral, doctrine, pratiques, qui ensemble font le judaïsme. Nos lois n'apparaîtront pas comme des entraves à notre liberté ou des restrictions à notre activité, mais grâce au sens profond que nous leur donnons, des facteurs d'équilibre et des sources revivifiantes. Notre attitude personnelle importe aussi au premier chef et agira le plus directement sur le climat juif de la maison.

Ainsi ce n'est pas en offrant de manière sporadique un supplément de couleur juive, alors que tout le reste de la vie se passe dans une indifférence totale que nous créerons une ambiance juive quelconque dans nos maisons. La joie du Shabath créée artificiellement et dont on ne ressentirait pas profondément, et le sens et la beauté, perd toute sa valeur. Nos fêtes ne doivent pas être des événements isolés. Nos prophètes, nos grands hommes ne doivent pas loger au magasin des décors, dans le domaine de la fantaisie ou de la mythologie, mais redevenir les personnages qu'ils étaient en réalité dans tout leur génie humain. Nos enfants ne doivent pas vivre en marge du judaïsme mais s'y sentir intégrés et l'adhésion au judaïsme doit être positive et entière.

Il faudra pouvoir dispenser â nos jeunes des connaissances plus que superficielles de la littérature juive, de l'histoire juive, des tendances politiques actuelles au sein du judaïsme. Soyons suffisamment armés afin de pouvoir répondre à nos enfants avides de connaître.

Nous veillerons à ce que nos jeunes soient ouverts à tout et instruits de tout ; ils doivent s'adapter à la vie moderne, ils ne forment pas de clan démodé et opposé à tout progrès matériel et idéal. Dans cette course au progrès l'élément religieux intervient comme un facteur de constance, joue le rôle de modérateur et crée un équilibre harmonieux ; ceci empêche les jeunes de se jeter à corps perdu dans des luttes doctrinales souvent stériles qui ne provoquent que désarroi et brisent, finalement l'élan et les forces de la jeunesse.

Il faut donner aux enfants la possibilité de connaître et d'aimer le vrai judaïsme. Celui-ci est lié à l'observance des rites, des lois. Il faut que l'amour pour le judaïsme domine dans notre action éducative. Cet amour dont tout découle et vers qui tout converge nous facilitera grandement notre travail. Cet amour doit aussi vibrer en nous pour entraîner notre jeunesse qui ne saurait se satisfaire de solutions hypocrites.

Au contraire, par une attitude personnelle sans ambiguïté, nous voulons diriger notre jeunesse vers le choix libre d'une vie morale digne de l'épithète "juive". La génération qui monte et à l'éducation de laquelle nous avons le redoutable privilège de participer, nous saura gré de lui avoir fait retrouver notre noble idéal.


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