Emile Durkheim et la sociologie
"C'est dès ses années d'Ecole normale, par vocation, et dans un milieu animé de vouloir politique et moral, d'accord avec Jaurès (…) que [Durkheim] se consacre à l'étude de la question sociale. Il la posait alors assez abstraitement et philosophiquement, sous le titre : Rapports de l'individualisme et du socialisme. En 1883, il avait précisé ; et c'étaient les rapports de l'individu et de la société qui devinrent son sujet... C'est alors qu'il parvint, par une analyse progressive de sa pensée et des faits, (…) à s'apercevoir que la solution du problème appartenait à une science nouvelle : la sociologie." (Marcel Mauss, Introduction à l'édition du cours de Durkheim)
Le but d'Émile Durkheim est avant tout d'instituer une sociologie positive qui, laissant de côté l'ambition qu'a eue Comte de découvrir la loi générale d'évolution de l'humanité et abandonnant toute philosophie de l'histoire et toute théorie générale de l'essence de la société, cherche à découvrir, par les méthodes ordinaires d'observation et d'induction, les lois qui relient tels phénomènes sociaux à tels autres, par exemple le suicide ou la division du travail à l'accroissement de la population.
La sociologie doit contribuer au progrès social : "Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de mieux les résoudre." La sociologie de Durkheim est donc amenée à poser et à résoudre des questions qui sont du ressort de la philosophie : il est très sensible au "désarroi actuel des idées morales", à la "crise dont nous souffrons", et peut-être la recherche d'un remède à cette situation a-t-elle été le motif dominant de toute son activité.
Il s'interroge sur ce qui peut fonder le lien social et l'intégration (comprise comme le contraire de l'exclusion). Il considère que son travail de scientifique, de sociologue doit être utile à la résolution des difficultés de ses contemporains. Même s'il a étudié de nombreuses questions (religion, éducation, morale, justice...), l'intégration, ou ce qu'on appelle aujourd'hui la cohésion sociale, est certainement le principal problème auquel Durkheim a consacré sa réflexion sociologique.
"La sociologie est une science qui étudie avec une vue d'ensemble, d'une façon typologique et explicative, les différents degrés de cristallisation de la vie sociale, dont la base se trouve dans les états de la conscience collective, irréductibles et opaques aux consciences individuelles. Ces états se manifestent dans les contraintes des institutions, des pressions, des symboles extérieurs observables, se
matérialisent par la transformation de la surface géographico-démographique et pénètrent en même temps tous ces éléments par les idées, les valeurs, les idéaux, auxquels tend la conscience collective." (Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique)
Les précurseurs
Dès les premières années de sa production intellectuelle, Durkheim multiplie ses efforts pour consolider cette nouvelle science. Retracer sa préhistoire et son histoire constitue pour lui une tâche importante. Il passe en revue l'œuvre de ceux qu'il considère comme ses précurseurs (Montesquieu, Rousseau), les créateurs de son concept (Saint-Simon, Compte, Spencer) et son premier réalisateur (Espinas).
Henri de Saint-Simon (1760-1825) écrit en en 1813 De la physiologie sociale, où il pose les fondements de cette science nouvelle. La physiologie sociale, comme son nom l'indique, fait partie de la physiologie qui est la science des corps organisés : "elle plane au-dessus des individus qui ne sont plus pour elle que des organes du corps social dont elle doit étudier les fonctions organiques…"
Le terme de "sociologie'" a été créé par Auguste Comte (1798-1957) fondateur de l'école de pensée positiviste, qui a été le secrétaire de Saint-Simon : c'est la science de l'organisation et de l'évolution des sociétés. Dans son Cours de philosophie positive il place cette "nouvelle" science au sommet de l'ensemble des sciences, et la considère comme l'aboutissement ultime de la pensée scientifique. Il s'appuie sur les sciences dites "positives", aujourd'hui appelées "exactes" ou "dures", pour définir des lois d'organisation sociale. Le scientisme d'Auguste Comte exercera une influence majeure sur la pensée et la méthode d'Emile Durkheim, comme sur bien d'autres intellectuels de son époque. "Pour bien comprendre Comte, écrira Durkheim, il faut remonter jusqu'à Saint-Simon ; mais quoi que Compte doive à son maître, il reste, pour nous, le maître par excellence".
L'œuvre de Durkheim
Certes, Durkheim a publié peu d'ouvrages, mais une grande partie de son œuvre se trouve dans ses notes de cours et dans les articles qu'il a publiés dans diverses revues spécialisées, en particulier dans L'Année Sociologique : il s'agit d'une publication semestrielle qu'il a fondée en 1898, et dirigée pendant toute son existence, dont l'objectif central est "d'être régulièrement informés des recherches qui se font dans les sciences spéciales, histoire du droit, des moeurs, des religions, statistique morale, sciences économiques, etc., car c'est là que se trouvent les matériaux avec lesquels la sociologie se doit construire".. Cette revue lui permet de diffuser ses recherches ainsi que celles de ses étudiants ou d'autres universitaires suivant son nouveau paradigme sociologique. Parmi les participants à L'Année Sociologique aux origines, on peut citer aussi Paul Fauconnet, Célestin Bouglé, Marcel Mauss, Henri Hubert, Robert Hertz, Maurice Halbwachs, et François Simiand.
Notons que la publication de L'Année Sociologique se poursuit aujourd'hui encore.
On donnera ci-dessous un aperçu de la pensée durkheimienne à travers les ouvrages qu'il a publiés de son vivant, et de son oeuvre posthume :.
- De la division du travail social (thèse de philosophie soutenue et publiée en 1893)
- Sa thèse d'Etat qu'il publiera sous l'intitulé De la division du travail social, développe l'idée du passage d'une solidarité mécanique, propre aux sociétés traditionnelles (dont les liens reposent sur la proximité dans des communautés de petite taille, la ressemblance, le partage d'une histoire et de valeurs communes) à une solidarité organique, caractéristique des sociétés modernes
Le passage d'une société traditionnelle à une société moderne et industrialisée produit une modification de la solidarité sociale. Le changement social transforme les relations entre les hommes, car les fonctions et les réseaux relationnels se modifient, provoquant une remise en question des formes anciennes de lien social et de solidarité. La solidarité mécanique propre à la communauté cède la place à la solidarité organique (au sens où les membres d'un même organe sont liés entre eux) propre à la société et à la division du travail social qui la caractérise.
L'analyse d'un tel mouvement est conforme à la règle essentielle de la méthode durkheimienne préconisant l'explication d'un fait social par un fait de même ordre. Durkheim exprime l'idée que trois éléments interviennent pour opérer le passage des sociétés segmentaires, où prévaut la solidarité mécanique, aux sociétés complexes où la solidarité est organique : le volume de la société (le nombre d'individus), la densité matérielle (le rapport du volume au territoire) et la densité morale (l'intensité des communications et des échanges). De ces trois éléments, seul le dernier doit être défini avec précision. La densité morale représente le nombre de relations qui existent entre les individus. Elle est fondée sur le développement de la division du travail qui produit une spécialisation rendant obligatoire les échanges. Les individus doivent donc s'informer de l'autre, communiquer entre eux, accroître leurs relations pour mieux entrer en contact avec ceux qui ont besoin de leurs services et de leurs capacités. Plus les échanges seront nombreux, plus la densité morale sera forte, car les liens interindividuels seront développés.
Malgré la montée des valeurs individualistes, la société moderne naissante repose sur de nouvelles formes de lien social permettant cette intégration que Durkheim appelle de ses vœux, à condition d'éviter différentes dérives pathologiques.
- Règles de la méthode sociologique (1894)
- Il s'agit d'un "discours de la méthode" sociologique qui en fait une science positive et critique, permettant la connaissance concrète des sociétés humaines "soit pour en rendre compte, soit pour en diriger le cours". Durkheim, qui entend distinguer nettement la sociologie des autres sciences humaines (philosophie, histoire, psychologie) définit son objet qu'il nomme le fait social.
Cet ouvrage fondamental se divise en six chapitres :
Chapitre 1 : Qu'est ce qu'un fait social ?
Les faits sociaux sont "des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils (les faits sociaux) s'imposent à lui". Ils sont à la fois extérieurs à la volonté et à la conscience des individus et dotés d'un pouvoir coercitif qui les amène à exercer une contrainte sur les individus.
Chapitre 2 : Règles relatives à l'observation des faits sociaux
La règle fondamentale est de "considérer les faits sociaux comme des choses". Cette règle a pour corollaires immédiats : écarter systématiquement toutes les prénotions ; grouper les faits sociaux d'après leurs caractères extérieurs communs ; appréhender les faits sociaux par le côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. Il faut toujours expliquer un
fait social par un autre fait social.
Chapitre 3 : Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique
Chapitre 4 : Règles relatives à la constitution des types sociaux
Chapitre 5 : Règles relatives à l'explication des faits sociaux
Chapitre 6 : Règles relatives à l'administration de la preuve
- Le Suicide, étude de sociologie (1897)
-
En 1897, Durkheim, consacre tout un ouvrage à l'étude de ce qu'il considère comme un phénomène social total : le taux de suicide est ainsi envisagé en tant qu'indicateur de la morale prévalant dans une société donnée. Il applique avec rigueur sa méthode à ce phénomène que l'on considérait jusqu'alors comme un comportement individuel. Il récuse en premier lieu les explications couramment avancées au 19ème siècle : le rôle de l'hérédité, l'assimilation du suicide à la folie, l'importance du climat ainsi que la contagion qui procéderait d'un esprit d'imitation sont tour à tour écartés. Il met en œuvre les principes qu'il avait énoncés dans les Règles de la méthode sociologique : en se fondant sur des statistiques, il effectue une comparaison systématique des variations du taux de suicide dans le temps comme dans l'espace, afin de saisir les facteurs caractéristiques de ce phénomène. Le suicide révèle alors l'emprise ou, au contraire, la faiblesse de l'emprise qu'exerce la société sur l'individu : "Le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu". Il affirme que
le judaïsme "est de toutes les religions celle où l'on se tue le moins" (livre II 23).
Durkheim établit une typologie des formes de suicides fondée sur deux critères: l'intégration sociale (le fait que les individus partagent une conscience commune, qu'ils soient en relation permanente les uns avec les autres et se sentent voués à des objectifs communs) et la régulation sociale (l'autorité morale de la société sur les individus, qui leur fixe des limites et qui circonscrit leurs désirs).
Il existe quatre types différents de suicide et deux variables : l'intégration (attachement au groupe) et la régulation (attachement aux règles). Le suicide altruiste résultant d'une hyperintégration (suicide du militaire), le suicide égoïste résultant d'une hypointégration (suicide du célibataire), le suicide fataliste résultant d'un excès de réglementation (suicide des époux mariés trop jeunes) et le suicide anomique résultant d'une insuffisance de régulation (suicides des crises de prospérité, déception face aux ambitions déçues). Il démontre de même que le taux de suicide est plus élevé en été qu'en hiver, le jour que la nuit en début de semaine plutôt qu'en fin de semaine, c'est à dire au moment où l'activité sociale est la plus intense.
- Représentations individuelles et représentations collectives (1898)
-
Il s'agit d'"une vaste classe de formes mentales (sciences, religions, mythes, espace, temps), d'opinions et de savoirs sans distinction. La notion est équivalente à celle d'idée ou de système, ses caractères cognitifs n'étant pas spécifiés". Durkheim distingue représentations collectives et représentations individuelles. Il considère d'ailleurs que la force des représentations collectives les rend dominantes. Il utilise ce concept pour analyser différents domaines sociaux, en émettant "l'hypothèse que l'on pourrait expliquer les phénomènes à partir des représentations et des actions qu'elles autorisent".
La "conscience collective" définie par Durkheim comme la "synthèse sui generis" des consciences individuelles, est en tant que telle, – comme la cellule vivante est différente des éléments qui la compose –, autre chose que ce qui la constitue. Cette conscience est ainsi extérieure aux individus dont pourtant elle dérive. Les représentations collectives débordent celles de chaque conscience solitaire "comme le tout déborde la partie" ; et si la conscience commune contient quelque chose de chaque esprit individuel, ou plutôt si "chacun en contient quelque chose [...] elle n'est entière chez aucun". C'est par leurs consciences que les hommes sont liés. Les croyances collectives sont le nœud vital de toute société.
- L'éducation morale (1903)
-
Dans l'Éducation morale, Durkheim développe l'idée selon laquelle, morale et religion étaient indissociables avant que la morale ne s'autonomise et ne se laïcise. Puis, il pose les principes de la morale civique : l'esprit de discipline, l'attachement au groupe, l'autonomie de la volonté (libre acceptation des deux premiers préceptes). C'est l'école qui doit enseigner la morale aux enfants et les transformer en êtres sociaux. En ce sens, le maître est une sorte de prêtre.
- Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)
-
Durkheim définit la religion comme "un système de croyances solidaires et de pratiques relatives aux choses sacrées (...) qui unissent en une même communauté morale, appelé Église, ceux qui y adhèrent". Ainsi le monde profane s'opposerait à l'univers du sacré lequel est structuré par des croyances et des rites (totémisme). On remarquera qu'il ne fait aucune allusion à une divinité. Pour lui, l'origine de la religion, c'est la société elle-même. Le sacré incarné dans la réalité sociale est définit comme une force anonyme. "La société est à ses membres ce que Dieu est à ses fidèles". Ce qu'on appelait autrefois "religion" est ce qu'il appelle aujourd'hui "société".
"C'est, dit-il, un postulat essentiel de la sociologie qu'une institution humaine ne saurait reposer sur l'erreur et sur le mensonge ; sans quoi elle n'aurait pu durer. Si elle n'était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n'aurait pu triompher" ; la permanence d'une règle n'est donc pas le fruit d'une habitude individuelle ou héréditaire, elle est une épreuve de sa vérité ; Durkheim en conclut qu'il n'y a pas de religions "qui sont vraies par opposition à d'autres qui seraient fausses. Toutes sont vraies à leur façon" ; ainsi voyait-on autrefois dans toutes les religions des formes ou déformations d'une unique religion primitive.
Ouvrages posthumes
Il s'agit de recueils composés par les disciples de Durkheim, contenant des articles publiés dans diverses revues spécialisées, ou des extraits de son cours de sociologie. On y trouve un des éléments les plus importants de sa pensée, qu'il n'a pas eu le temps d'exposer dans un ouvrage à part entière : sa philosophie de l'éducation.
- Sociologie et Philosophie (1925)
-
Recueil des études d'Emile Durkheim parues dans la Revue de Métaphysique et de Morale et dans le Bulletin de la Société française de Philosophie. Elles éclairent sa pensée, non pas seulement sur tel ou tel problème sociologique particulier, mais sur des problèmes philosophiques à part entière : rapports de la matière et de l'esprit, de la conscience de la nature, de la raison et de la sensibilité. On y trouve un long article analysant la Détermination du fait moral : "le bien par excellence, c'est la communion avec autrui".
- l'Évolution pédagogique en France (1938)
-
Reproduction d'un cours sur l'Histoire de l'enseignement en France, fait par Durkheim en 1904-1905 et repris les années suivantes jusqu'à la guerre. Edité par Maurice Halbwachs.
Il s'agit d'une ample fresque qui court le long de dix siècles d'histoire, dans une sorte de discours continu sur les progrès de l'esprit humain en France.
Elle montre comment les connaissances transmises sont partiellement déterminées par la structure d'une société donnée, ainsi que par les principes philosophiques qui sous-tendent l'ensemble des savoirs à une époque donnée. Inversement, par exemple pour ce qui a trait à l'enseignement des Jésuites au 17ème siècle, le système de savoir scolaire a donné naissance à de nouvelles catégories de pensée. On retiendra l'analyse que fait Durkheim des controverses et du changement de primauté qui s'ensuivit, entre la "culture classique" et la "culture moderne", après la Révolution française et tout au long du 19ème siècle, en raison à la fois du progrès des sciences et de l'évolution des idéologies politiques et religieuses.
Voir : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Durkheim--Emile_Durkheim_penseur_de_leducation_par_Jean-Claude_Filloux
- La Science sociale et l'Action (1970)
-
Ensemble de textes (articles, conférences), qui expriment le souci le lier la "science sociale" et l' "action". Parmi eux : L'individualisme et les Intellectuels , publié au moment de l'Affaire Dreyfus ; les articles où Durkheim se situe vis-à-vis du marxisme, sous l'aspect du socialisme et de la conception matérialiste de l'histoire ; le compte-rendu de son intervention dans un colloque sur Internationalisme et lutte des classes.
Ce recueil montre que Durkheim est certes un sociologue de l'intrégration, mais aussi un sociologue des droits de l'homme, appelant en 1904 l' "élite intellectuelle" à jouer son rôle dans le processus du changement social. (Introduction de Jean-Claude Filloux). PUF coll. Le Sociologue