Rire pour réparer le monde
L'humour des Juifs d'Alsace et de Lorraine
Parution : 24 sept. 2021
; La nuée bleue
Réf. : NB0910 ; ISBN : 978-2-7165-0910-7 ; format : 16x24cm, broché ; 132 pages ; 22 €
"Alors, quelles sont les nouvelles ?" C'est ainsi que démarraient les moshelish, ces petites histoires drôles racontées par les Juifs des campagnes alsaciennes et lorraines. On y retrouvait des personnages hauts en couleur comme le shnorer, le mendiant qui renverse le rapport dominant-dominé, le shadshen, le marieur qui vante un peu trop les mérites de la belle, ou le shlemil, le malchanceux sur qui tous les malheurs s'abattent.
Du fait de l'urbanisation, de la modernité, des persécutions, les communautés juives ont disparu des campagnes, engloutissant avec elles les moshelish et la langue judéo-alsacienne, aujourd'hui en voie d'extinction. Le sociologue Freddy Raphaël, qui a été bercé dans son enfance par la petite musique du yidish-alsacien, nous raconte quelques-uns de ces moshelish. Il fait revivre à sa manière - à la fois érudite, intime et légère - ce petit monde riche et savoureux et nous en révèle le sens.
Car l'humour judéo-alsacien est plus que jamais essentiel, pour les Juifs, pour les Alsaciens, et pour tous les autres. Il bouscule les bonnes consciences, il est parodique et narquois, parfois plein d'effronterie, toujours tendre et autocritique. Il démasque la sottise et la suffisance. Il met en cause la prétendue supériorité du pouvoir, de l'argent et du paraître. Il constitue une tentative pour transcender les difficultés de l'existence par une pirouette.
Si le Juif est capable de faire de l'humour, en riant d'abord de lui-même,
c'est qu'il se rend bien compte que le monde est a krumi bokligui waelt
(tordu et bossu). Ses plaisanteries tentent de le réparer, exorcisent
la misère et le malheur, et rendent la vie plus légère.
CHAPITRE 11
EUX ET NOUS, UNE BIPARTITION DU MONDE
De la précarité existentielle, réactualisée sans
cesse à travers le temps, de la condition du Juif en Alsace et en Lorraine,
atteste la locution "Der jéd fangt mét'em goj an" ("C'est
le Juif qui commence avec le Chrétien "). Alors que, depuis leur arrivée
dans cette terre des marges jusqu'au cœur de la modernité, les
Juifs ont été confrontés aux accusations les plus ignominieuses,
telles que le meurtre rituel, la profanation des hosties, la croisade contre
la Chrétienté, la trahison, ils n'ont dû leur survie qu'en
évitant la moindre querelle avec leur entourage. Toute provocation
de leur part est une entreprise insensée, qui met en danger la communauté
entière. Par la suite, cette expression a perdu sa signification première,
pour dénoncer une initiative téméraire, imprudente, irréfléchie
et lourde de menaces.
L'humour se rebiffe
Les minorités qui subissent l'histoire ont tendance à en déboulonner
la statue, à en montrer la médiocrité et le grotesque.
L'humour souligne le comique qui fait partie de chaque situation, ses aspects
cocasses : il démasque et, ce faisant, met à mal tous ceux qui
paradent en exhibant leurs certitudes.
Certains
moshelish tournent en dérision des croyances chrétiennes,
surtout lorsqu'elles servent à entretenir des préjugés
antijuifs. "Un adolescent juif de
Phalsbourg
est pris à partie, dans la forêt aux abords de la petite ville,
par un groupe d'enfants chrétiens du même âge. Ils s'apprêtent
à le rosser. Les Juifs n'ont-ils pas mis à mort le Seigneur ?
Et l'enfant juif de plaider non coupable : "Vous faites erreur, ce ne sont
pas les Juifs de Phalsbourg, mais ceux de
Mittelbronn"
[à deux lieues de là]."
Le mépris ordinaire dont on accablait le Juif se transmettait aux enfants
dès leur plus jeune âge. En témoigne cette comptine des
plus populaires : "
Guigue, guigue, ratse / Morn kome d'shpatse/Ewermorn
d 'finke/Ali jode shténke" ("Demain viendront les moineaux/ Après-demain
les pinsons/Tous les Juifs puent").
L'ambiguïté de la relation à l'autre
Certaines expressions forgées par les Juifs traduisent l'ambivalence
des rapports qu'ils entretiennent avec leur entourage. "
Wi kristelt sish,
jédelt sish. i jédelt sish, kristelt sish" ("De la manière
dont on est chrétien, on est juif. De la manière dont on est juif,
on est chrétien"). Cet adage témoigne de la prise de conscience
de l'influence réciproque qu'exercent les deux religiosités, de
la présence d'une tonalité commune. Inversement, l'expression
en yidish-alsacien
gojem nakhes (des plaisirs tout juste bons pour
amuser les "gentils") traduit un mépris condescendant. C'est une condamnation
radicale qu'exprime cette autre appellation en yidish-alsacien :
e shmad
galekh (un curé convertisseur).
Quelques formules en yidish-alsacien expriment la défiance à l'égard
du non-juif : "
Shtiguen, de aerel ésh bekan" ("Tais-toi, l'infidèle
est dans les parages"). Lorsqu'un boutiquier criait à l'adresse de sa
femme : "Nous n'avons plus de produit D.L.G.", cela signifiait "
das lüter
ganeft" ("Cette garce est en train de chaparder") et incitait la commerçante
à redoubler de vigilance.
Dans certaines familles de nouveaux riches, on continua d'utiliser des expressions
en yidish-alsacien afin que la servante ne puisse pas les comprendre. En pure
perte ! Celle-ci parvenait bien vite à en deviner le sens, et il ne restait
plus d'autre recours aux bourgeois que de dire furtivement : "
Shtiguen,
shékse" ("Tais-toi, la bonne est là"). Plus tard, on se servit
du même stratagème, avec des résultats aussi peu probants,
pour dissimuler certaines choses aux enfants. Là aussi, il fallut se
résoudre à dire : "
Shtiguen sjéled" ("Tais-toi,
le(la) petit(e) est là").
C'est par certaines expressions détournées que sont désignées
des convictions et des pratiques religieuses étrangères dont il
convient de s'écarter. Ainsi, le Christ est appelé
daule
(pendu). Ce terme, d'origine hébraïque, n'a rien d'infamant; il
répond à la croyance qu'en nommant un être ou une chose,
on leur prête vie. La métaphore composée de deux termes
hébraïques
e daule akhler (celui qui engloutit des crucifix)
désigne péjorativement soit un bigot, soit un antisémite
forcené.
Maintes fois, le Juif retourne contre le non-Juif la moquerie dont il est la
cible. La vengeance est encore plus acérée lorsqu'il entreprend
de briser le stéréotype dans lequel celui-ci s'est employé
à l'enfermer. Il déconstruit par l'humour la défroque qu'on
lui fait endosser, il refuse d'être assigné au rôle qu'on
veut lui voir jouer.
"Un colporteur est accusé d'avoir insulté le Christ, car, passant
devant un calvaire en bois érigé au bord du chemin, il a omis
de se découvrir. Et le Juif de se justifier : "
Ish habne shon
guekaent wi aer nokh a bérebam ésh gsén" ("Je
le connaissais déjà alors qu'il n'était qu'un poirier")."