Son culte est celui du Dieu unique, ce qui exclut tout parèdre de
YHWH et tous les rites hiérogamiques dérivés de la croyance
en des couples divins (1).
Les fidèles s'adressent à un Dieu personnel agissant dans l'histoire
: YHWH est le Dieu qui a fait sortir Israël d'Égypte. Le culte
n'a pas pour objet d'actualiser des mythes d'origine comme en Mésopotamie,
ou des mythes naturistes comme Canaan. Il commémore, perpétue
ou rétablit la Berith, l'Alliance que YHWH a conclue avec
son peuple au point de départ de l'histoire (2).
C'est une religion dominée par l'interdiction des images. Il est défendu en premier lieu de fabriquer aucune représentation de la divinité, même du vrai Dieu. Aucune image de Dieu n'a été perçue au moment de théophanie du Sinaï. Israël, sinon, aurait risqué trop facilement d'imiter les peuples voisins qui prenaient les images pour la divinité elle-même ou pour des objets dans lesquels la divinité est présente. Il est interdit en second lieu de faire des images de quelque créature que ce soit pour les adorer, l'Interdiction de la figuration s'étendant à l’universalité des êtres : astres, humains, animaux, poissons ou oiseaux (3).
Compte tenu de l'existence de tels interdits, comment expliquer la présence
des chérubins dans de nombreux passages bibliques ?
Ils y sont présents d'abord en tant qu'actants dans le récit
de l'expulsion du premier couple hors du jardin d'Eden et dans l'admonestation
d'Ézéchiel contre le roi de Tyr. Ils le sont encore, non seulement
dans les visions prophétiques du char divin, mais encore au niveau
de la représentation plastique, en tant que partie intégrante
de l'architecture du Temple de Salomon, et, même par l'injonction directe
de Dieu lors de l'édification du tabernacle dans le désert (4).
Du chérubin de Mésopotamie à celui de la Genèse
L'origine du terme kêrûb pointe vers les religions et les cultures mésopotamiennes. L'hébreu kêrùb se retrouve dans l'akkadien karabu, qui a la double signification de l'hébreu baroukh, "béni" (5). Le participe présent de karabu est karibu qu'on peut traduire par "l'orant". Une des représentations les plus vivaces de la religion assyro-babylonienne est celle de dieux ou de déesses servant dans la prière d'intermédiaires entre l'homme et la divinité supérieure à laquelle il s'adresse. Parmi ces divinités chargées de présenter l'orant ou de le représenter figurent en particulier le sedu et le lamasu, c'est-à-dire les taureaux ailés à face humaine qui gardent l'accès des temples et des palais. Le chérubin exerce le même type de fonction. Auprès du karibu et du lamasu, se tiennent les figures féminines correspondantes, la lamastu et la karibatu.
Les chérubins sont représentés comme des êtres fabuleux qui fusionnent les traits saillants des plus puissants animaux, l'intelligence de l'homme et la sérénité des dieux. A mesure que le temps passe, la forme humaine semble insuffisante pour l'expression des génies intercesseurs. On y ajoute d'abord, en nombre variable, des ailes qui exprimeront la célérité de l'intervention ou la nature céleste du karibu, en attendant des combinaisons fabuleuses avec les caractéristiques des animaux les plus nobles - aigles, lions, taureaux - qui l'assimileront plus ou moins complètement à ses anciens associés habituels : les génies tutélaires sedu, lamasu, lahmu (6).
Peu à peu l'image divine anthropomorphe, déterminée par son arme parlante et son animal emblématique, a fait place à l'abréviation iconographique de l'arme figurée seule, avec ou sans support. Le chérubin de Genèse n'est sans doute plus qu'un être humain rehaussé d'ailes, semblable à ceux décrits dans le tabernacle du désert (8). Quant à la foudre, elle ne représente plus que le symbole de l'énergie divine s'exerçant en ce lieu.
Le prophète Ézéchiel et le roi de Tyr
Peut-être n'est-il pas non plus inutile, si l'on veut saisir sur le
vif le processus de démythologisation qui a intégré les
chérubins aux Écritures, de confronter le texte du récit
de l'expulsion fourni par la Genèse avec l'admonestation d'Ézéchiel
contre le roi de Tyr. Beaucoup de traits sont communs aux deux récits
:
- dans les deux cas, il est question du jardin dans l'Éden (9)
;
- dans l'un et l'autre texte, il y a des arbres merveilleux (10)
;
- en relation avec le jardin, il est question d'un ou de deux chérubins
(11)
;
- la créature qui a fauté - le roi de Tyr ou Adam - se trouve
sanctionnée en raison de la faute (12)
;
- des expressions semblables apparaissent dans les deux textes (13).
Mais, en même temps que ces analogies, il existe aussi des différences, non moins remarquables :
Si l'on veut à présent fournir une interprétation globale concernant les deux textes où figurent les chérubins, on peut comprendre, à propos du roi de Tyr, que Dieu l'a investi d'une mission en compagnie du chérubin et que c'est le chérubin qui est chargé châtier le roi lorsque celui-ci a failli (17). Le roi de Tyr est vêtu de pierres précieuses dans l'Éden à l'image du grand-prêtre revêtu de son pectoral (18). La vocation du roi dans le jardin est donc celle du roi prêtre dans le Temple, les deux images se superposent et renvoient à la fonction attribuée à Adam dans le jardin d'Éden. Combien de fois, au demeurant, dans les Psaumes, l'image du Temple, celle de l'Eden et celle du jardin ne se confondent-elles pas l'une avec l'autre (19) ?
Si le Temple est la rémanence du jardin d'Éden dans la cité de David, et si les chérubins figurent comme ministres de Dieu dans le jardin, il devient légitime que les chérubins trouvent leur place dans l'architecture du Temple, non comme des substituts de Dieu, mais comme exerçant une fonction de protection au-dessus de l'arche d'alliance, et comme supports de la présence divine grâce à laquelle Dieu se manifeste aux hommes (20).
Par la suite, le trône divin sera considéré comme mobile, et l'on verra fusionner l'idée de trône et celle de char. Ézéchiel aperçoit la gloire du Dieu d'Israël partir en exil avec le peuple en s'élevant au-dessus du chérubin, puis, la révélation prophétique achevée, se replacer sur les chérubins qui l'emportent (12). On discerne ici encore comment, peu à peu, l'image du chérubin a été démythologisée, pour évoquer la dynamique et la présence du divin.
Flavius Josèphe : "notre loi nous interdit de faire des images"
L'avènement de l'hellénisme, à la suite de la conquête de l'Orient par Alexandre, amènera des transformations considérables dans la vie politique et religieuse des juifs de Palestine, Une société jusqu'alors essentiellement agricole sera conduite à adopter bon gré mal gré le mode de vie de la polis grecque. La révolte des Macchabées marque la capacité de résistance du peuple et de la religion juive au processus d'hellénisation ; mais la suite de l'histoire en indique aussi les limites. Le royaume hasmonéen était bel et bien un État de type hellénistique. Les conflits idéologiques qui mettaient aux prises des groupes tels que les pharisiens, les sadducéens ou les esséniens à l'intérieur de la société juive peuvent servir d'indicateurs pour mesurer en profondeur l'empreinte de la culture hellénistique dominante sur le judaïsme.
C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les réflexions des auteurs juifs de langue grecque. Considérons d'abord Flavius Josèphe, vivant à la cour de la dynastie des Flaviens, qui réécrit l'histoire juive sur le modèle de l'historiographie grecque : l’auteur s'efforce de justifier ses compatriotes juifs et de défendre le judaïsme au sein d'un monde gréco-romain, hostile aux juifs dans l'ensemble. Pour tenter de justifier les manifestations répétées des juifs contre les enseignes et les étendards romains, et surtout leur refus catégorique du culte impérial, Flavius Josèphe est amené à mettre l'accent sur le caractère anti-iconique de loi mosaïque : D'autre part notre législateur, non point en vue d'établir comme s'il y avait une sorte d'interdit prophétique concernant les honneurs dus à l'autorité romaine, mais avec du mépris pour une pratique qui n'est profitable ni aux dieux ni aux hommes, a interdit la fabrication des images de n'importe quelle créature et à plus forte raison de Dieu qui comme cela sera montré plus tard, n'est pas une créature (22).
Il insiste, à propos de l'affaire de l'aigle d'or au moment de maladie d'Hérode, aussi bien qu'au sujet de la tentative de Ponce Pilate, pour introduire des enseignes à l'effigie des Césars à Jérusalem, sur le fait que "notre loi nous interdit de faire des images" (23). Cette attitude va le conduire à condamner le roi Salomon en en personne d'avoir transgressé le second commandement lors de la construction du Temple : Parce qu'il avança en âge et que sa raison s'affaiblit pour se rappeler tous les usages de sa propre patrie... Il pécha et s'écarta de l'observance des lois, à savoir lorsqu'il fit des images de taureaux en bronze qui supportaient la mer d'airain produit de la fusion et les images des lions autour de son propre trône car il est impie d'en fabriquer (24).
On pourrait s'attendre, à la lumière de ce qui précède, à une attaque contre les chérubins. Or, il n'en est rien, car ceux-ci sont déjà mentionnés dans le tabernacle du désert édifié par Moïse sur l'ordre de Dieu. A propos du tabernacle, Flavius Josèphe parle du voile introduisant au Saint des Saints en soulignant sa beauté et en mentionnant ses décorations florales ; il le déclare en même temps exempt de toute de créature vivante, bien que les chérubins y aient figuré dès le texte de l'Exode (25). Mais ensuite, confronté aux les chérubins au-dessus de l'arche, Flavius Josèphe déclare : Au couvercle adhéraient deux figures (prostupoi), chérubins, comme les dénommaient les Hébreux. Ces créatures ailées mais douées d'une forme telle qu'aucun œil humain n'a pu les apercevoir, et Moïse dit qu'il les vit gravés (prostupeis) sur le trône de Dieu (26). Flavius Josèphe, contraint et forcé, énonce donc ici un discours sur les chérubins. Remarquons d'abord qu'il les qualifie de prostupoi, terme que l'on retrouve à la fin du passage avec la signification de "gravés". Il les identifie par leur mode de fabrication, signifiant étymologiquement "frapper à grands coups". Les figures de chérubins ont été produites à partir du métal martelé. Puis il invoque le terme kérûb sans s'y attarder. Il revient au texte de l'Exode pour déclarer qu'il s'agit de créatures ailées, mais précise qu'aucune vision humaine n'en a jamais aperçu la forme (c'est le terme morphè qui est utilisé par Josèphe), sur quoi il ajoute immédiatement que Moïse a aperçu ces créatures gravées sur le trône de Dieu. Bref, il n'a pas fallu moins qu'une vision surnaturelle accordée au prophète pont légitimer le paradoxe de l'existence de chérubins surmontant l'arche qui contient les deux tables où se trouvent les dix commandements dont le second proscrit précisément la fabrication de toute représentation figurée du divin !
Bien entendu aucun passage du Pentateuque ne mentionne une telle vision de Moïse ; ni même aucun texte rabbinique... Peut-être s'agit simplement d'une réminiscence des chérubins soutenant le firmament, lequel supporte lui-même le trône divin, tels qu'on les trouve chez Ézéchiel (27). Quoi qu'il en soit, cette référence à une vision prophétique témoigne de la difficulté qu'éprouve Flavius Josèphe pour justifier la fabrication et l'existence des chérubins dans le tabernacle, qui va à l'encontre de son discours apologétique à usage extérieur, et peut-être même contre ce qu'il ressent dans son for intérieur.
Philon d'Alexandrie : une allégorie astronomique
Philon d'Alexandrie partage l'hostilité de Flavius Josèphe à l'égard des arts plastiques, en la justifiant de surcroît par des arguments empruntés à la critique platonicienne de l'art telle qu'elle figure dans la République (28). Les chérubins occupent par ailleurs une place non négligeable dans sa méditation puisqu'il a intitulé un de ses traités Des Chérubins. Ce texte ne porte pas exclusivement sur les puissances désignées par ce nom, mais développe aussi le thème de l'humanité exclue et déchue. Il n'empêche que la signification des chérubins fait l'objet d'une investigation serrée.
Philon énonce clairement sa question : De quoi les Chérubins et l'épée de feu tournoyante sont-ils le signe ? (29) Et il fournit une réponse à deux niveaux différents.
La première est une allégorie d'ordre astronomique. Les chérubins
et l'épée représenteraient la révolution de l'ensemble
du ciel. Conformément à l'astronomie platonicienne, les sphères
sont conçues comme possédant deux mouvements opposés
l'un à l'autre ; le premier est celui du Même, sans variation,
à droite, le second celui de l'Autre, variable, à gauche (30).
Dans cette perspective, l'un des chérubins représenterait la
sphère la plus extérieure, celle des étoiles fixes ;
le second, la sphère intérieure, celle des sept planètes.
L'épée de feu tournoyante serait le signe du mouvement des deux
sphères et du déplacement éternel de l'ensemble du ciel.
Dans une variante de cette interprétation astronomique, les chérubins
représentent les deux hémisphères. Ici, Philon se réfère
explicitement aux deux chérubins d'Exode 15:19 :
Ils sont face à face, inclinant leurs ailes vers le propitiatoire,
puisque les deux sphères sont bien en opposition et s'inclinent vers
la terre, le centre de toute chose, qui aussi les sépare. L'épée
de feu est le symbole du soleil : cette masse compacte de flammes a en effet
la course la plus légère de toutes les choses créées,
au point de faire le tour, en un seul jour, de tout l'univers (31).
Le premier palier d'interprétation allégorique cède pourtant la place à un second, qui nous transporte à un niveau théologique et éthique : Mais j'ai perçu aussi, jadis, un sens profond, en écoutant la voix de mon âme, qui souvent est inspirée par Dieu, et devint à la façon d'un oracle, sur des points où elle est ignorante (32). Philon fait donc appel ici à une expérience mystique pour atteindre le sens profond du texte de la Genèse. Ce sens serait qu'en dépit du fait que Dieu est réellement un, il possède deux attributs suprêmes et premiers, la bonté et la puissance. Par sa bonté, Dieu fait naître tout ce qui existe ; par sa puissance, il est le souverain de tout ce qu'il fait naître. Un troisième attribut est lié aux deux précédents, c'est la raison grâce à laquelle Dieu est à la fois souverain et bon. Les chérubins sont les symboles souveraineté et de la bonté, cependant que l'épée de feu est celui de la raison, en particulier celle de la cause universelle qui a précédé et dépasse toute chose, qui a été conçue et manifestée avant tout.
Contempler l'image des chérubins suscite chez le philosophe une exhortation à la vertu. Là où Dieu est bon, se manifeste la dignité de sa souveraineté ; là où il est souverain, se manifeste sa bonté. Prendre conscience de la réciprocité des attributs engendre en l'homme deux vertus : la bienveillance à l'égard de l'homme et le respect de Dieu. La prise de conscience de la souveraineté de Dieu évite à l'homme la tentation de l'orgueil de la suffisance. Réciproquement, la prise en compte de la bonté divine évite à l'homme de verser dans le désespoir lorsque épreuves l'assaillent. L'épée est de feu parce qu'il faut que majesté et clémence aient comme compagne la mesure des choses : chaude et ardente est la raison qui ne doit jamais cesser d'être arbitre pour opérer les choix indispensables entre ce qui est digne d'être recherché et ce qui doit être exclu (33).
Les rabbins du Talmud : le symbolisme de l'amour conjugal
Si l'on veut savoir quelle signification les rabbins attachaient la présence des chérubins dans le Temple, on peut se référer à l'énoncé de Rab Qatina : Lorsque les Israélites venaient en pèlerinage, on enroulait devant eux le voile et on leur faisait voir les chérubins qui s'étreignaient l'un l'autre et on leur disait : voyez, l'amour que Dieu vous porte est comme celui que se portent l'un à l'autre l'homme et la femme (35). Chez Rab Qatina, les chérubins empruntent donc le visage d'un couple d'amants en train de s'étreindre et deviennent le symbole de l'amour réciproque que se portent Dieu et Israël. Le symbolisme de l'amour conjugal, souvent utilisé par les prophètes, revient ici au premier plan (36). Les risques inhérents à l'idée d'une hiérogamie semblent ainsi s'être estompés de la pensée des rabbins babyloniens.
D'autres maîtres, au contraire, vivant en Terre sainte, sont demeurés sensibles à ce que pouvait avoir de scandaleux l'existence des chérubins au cœur même du Temple de Jérusalem, témoin cet enseignement de Resh Laquish : Lorsque les idolâtres pénétrèrent dans le Temple, ils aperçurent les chérubins s'étreignant l'un l'autre. Ils les amenèrent dans la rue et s'exclamèrent : "Ces Israélites dont la bénédiction est bénédiction et la malédiction malédiction s'adonnent à de telles pratiques !" Ils les méprisèrent dès lors... (37). C'est peut-être à la suite d'interrogations semblables à celles de Resh Laqish que d'autres interprétations des chérubins ont été proposées. Celle-ci par exemple : "Les chérubins étaient sculptés et détournaient leur visage comme un élève qui prend congé de son maître (38)." Ce n'est plus le couple humain qui se trouve valorisé, mais la relation entre maître et disciple ou bien encore celle du père et de l'enfant. Dans un cas comme dans l'autre, c'est la relation interpersonnelle existant entre Dieu et Israël que les rabbins ont retrouvée dans le face-à-face intermittent des deux chérubins (39).
Les mystiques juifs de Rhénanie :
On voit par ces quelques textes que les chérubins n'allaient pas sans
susciter des questions à la pensée rabbinique.
On pourrait, en revanche, supposer qu'il n'allait plus guère soulever
de vagues auprès des juifs du moyen-âge.
La réalité est tout autre. La figure du chérubin va brusquement
resurgir en pleine époque médiévale, dans la spéculation
d'un petit groupe de mystiques juifs de Rhénanie, aux 12ème
et 13ème siècles. Tentons de rendre intelligible la problématique
à partir de laquelle le chérubin se trouve là à
nouveau projeté au premier plan.
La pense juive médiévale a été, dès ses
origines, fortement marquée par les spéculations philosophiques
grecques, transmises par le canal de la théologie musulmane. C'est
ainsi que Saadia Gaon, qui vivait au 10ème siècle à Bagdad,
s'est posé le problème de savoir ce que signifiaient les anthropomorphismes
divins répandus l'Écriture ou le Midrash.
Pour répondre à cette question, il a été conduit
à élaborer une théorie du kavod, de la gloire
divine.
En bref, il a été amené, afin d'éviter toute conception
corporelle de la divinité, à admettre que les visions anthropomorphiques
de Dieu avaient eu comme objet non pas Dieu lui-même mais le kavod,
c'est-à-dire une réalité créée par laquelle
Dieu se révèle aux prophètes.
Les piétistes juifs de Rhénanie vont retrouver cette problématique et distingueront à leur tour entre le Dieu caché et inconnaissable qu'ils dénomment le Créateur, ha-Boré, et ce que Dieu manifeste de lui-même et qu'ils désignent eux aussi par le terme de kavod, "gloire". L'étude de leurs écrits révèle cependant que les piétistes juifs de Rhénanie ne sont pas unanimes en concerne la nature de cette gloire. Les uns la tiennent, à l'exemple de Saadia Gaon, comme la première création de Dieu, alors d'autres la considèrent comme émanée de Dieu et par conséquent comme une extériorisation du divin lui-même (40).
Si l'on parcourt les écrits que nous ont légué les piétistes
rhénans, on parvient à isoler plus particulièrement les
idées d'un groupe se caractérise par la place accordée
dans sa théologie mystique au kérûb ha-meyou'had
(chérubin particulier), en référence à Ezéchiel
10:4 où il est question de la gloire de Dieu qui "s'élève
au-dessus du chérubin", du chérubin au singulier!
Dans l'un des écrits de ce groupe intitulé Baryatha de Joseph
ben Uziel, et qui se présente comme un commentaire du texte mystique
ancien dénommé Sefer Yétsirah, il est question des dix
principes (shorashim) qui œuvrent dans le processus cosmogonique
et au sujet desquels la pensée humaine ne doit pas s'appesantir L'un
des principes mentionnés se trouve être le chérubin particulier
installé sur le trône (41).
C'est à ce chérubin particulier qu'on applique tous les anthropomorphismes
qui, dans la Bible et les écrits rabbiniques, viennent qualifier Dieu.
Le chérubin apparaît comme un degré dans l'émanation
du monde à partir du divin : Dieu, le Dieu d'Israël
notre formateur. Il est l'esprit du Dieu vivant, la voix, le souffle et la
parole qui n'est pas manifestée. Et Il émane la présence
de sa gloire sur le chérubin particulier et déploie sur lui
son nuage (42).
L'esprit du Dieu vivant est la puissance divine supérieure, qui fait
émaner la puissance de sa gloire sur le chérubin particulier
(43).
La présence de la gloire est donc une modalité de la présence
divine, qui repose sur le chérubin. Cette présence est définie
comme émanée, dans la signification acquise par ce terme dans
la littérature médiévale. On n'affirme pas véritablement
cependant que le chérubin particulier est émané ; ceci
n'est énoncé qu'à propos de la présence de la
gloire, qui est dite émanée au-dessus de lui (44).
Chez Elhanan ben Yaqar, une des grandes figures de ce groupe, le chérubin remplit véritablement les fonctions d'un représentant de la divinité, puisqu'il sustente tout l'univers : Le Saint Chérubin ha-kérûb ha-kadosh, assis sur le trône haut et élevé, que le nom du Seigneur soit béni maintenant et à jamais, c'est lui le grand sustentateur pour toutes les créatures ; roi plein de miséricorde, YHWH, un. Il est le Dieu, Il est sa gloire et sa gloire est un, roi unique en son monde (45). Certes, l'ensemble des attributs divins évoqués ici ne sont pas à rapporter au Saint Chérubin ; mais Elhanan ben Yaqar lui confie cependant la fonction de régence de l'univers dont la providence divine se trouve d'ordinaire investie.
Cette conception que se font certains piétistes rhénans du chérubin particulier n'est pas seulement une spéculation théologique, elle se répercute dans la vie religieuse. Conséquents avec eux-mêmes, ils considèrent que la prière de l'homme ne peut s’adresser au Dieu caché et de ce fait inconnaissable, qu'elle doit être dirigée vers le chérubin particulier, amené à l'existence en vue précisément de rendre cette adoration possible : Choisissez qui vous voulez adorer et quel nom vous devez glorifier, le Dieu originel est un refuge (Dt. 30 :27) dans le ciel ! Il est un lieu de sainteté pour les créatures du firmament de même que notre sanctuaire que nous a prescrit le Créateur afin d'évoquer son nom et de le louer par des mélodies, afin de publier une part de ses hauts faits et de ses actions : le chérubin au-dessus de la tête des vivants et le chérubin du tabernacle... Car il a créé du néant un lieu pour établir un endroit afin d'installer sa présence en vue de la lumière et ténèbres, du vent et de l'eau. Et là-haut dans le ciel c'est lieu saint, gloire, trône, chérubin, hayyoth, roues, sanctuaire... (46).
Au cœur de ces textes apparaît l'énonciation du parallèle entre le chérubin céleste et le chérubin (sic) du tabernacle. De même que les êtres célestes adressent leurs prières au chérubin d'en-haut, les hommes focalisent leur adoration en direction des chérubins du tabernacle, puisque Dieu en soi est au-dessus de toute adoration possible. Témoin cet autre passage, tiré d’un texte du même cercle : Lorsque l'homme pénètre dans la synagogue pour prier (…) qu'il prenne conscience que le Créateur, dénommé la cause des causes, ne peut être l'objet d'aucune pensée ni allusion (...). En conséquence de quoi, que l'homme se préoccupe en son cœur que sa prière soit acceptée devant le Créateur à partir de la puissance du chérubin particulier émané et à partir du feu de sa magnificence, du feu dévorant le feu ; et que le Créateur a fait émaner dix sefiroth, que le chérubin est l'une d'entre elles, que tout est unifié dans une unité totale sans séparation, et que le Créateur épanche vers le chérubin particulier, et que du chérubin le flux descend en bas et de là vers Israël... (47).
L'impossibilité d'appréhender la cause des causes, dénommée paradoxalement le Créateur, oblige l'homme à diriger son intention vers le chérubin, lequel en retour épanche le flux de bénédictions sur Israël et le monde. Le chérubin particulier remplit donc dans ce texte une fonction analogue à l'ensemble séfirotique dans la kabbale théosophique de Provence et d'Espagne.
Une réponse possible au problème des rapports entre Dieu et l'homme
Peut-être me sera-t-il permis de conclure en affirmant que la résurgence de la figure du chérubin dans l'Allemagne médiévale nous apparaît comme significative pour tout ce que nous avons pu écrire concernant le chérubin depuis l'époque biblique. Nous avons vu que le chérubin particulier était apparu comme une des réponses possibles au problème que s'était posé la pensée juive médiévale concernant les rapports entre Dieu et l'homme. A mesure que l'idée de Dieu gagne en abstraction, comme c’est le cas chez Maïmonide, la théologie s'oriente résolument vers la négation et, comme par un effet de compensation, surgit à la place de Dieu quelque chose qui le représente, gloire ou chérubin.
N'en est-il pas allé de même à l'époque biblique, où c'est précisément dans la littérature d'origine sacerdotale (récit de la construction du sanctuaire du désert, oracles d'Ézéchiel) que les chérubins surgissent au premier plan, en contrepoint d'une théologie du Dieu saint, Kadosh, c'est-à-dire transcendant à toute réalité créée ? Il y a là comme une sorte d'effet de rééquilibrage.
Au moment même où Israël se réfère au Dieu unique, duquel toute représentation devient radicalement inadéquate, quelque chose se met en place qui permet la communication avec ce qui risque de paraître inaccessible. C'est là le rôle distribué aux chérubins placés au-dessus de l'arche, et qu'ils continuent jouer chaque fois qu'un juif les convoque à nouveau sur l’avant-scène où son peuple interprète et réinterprète le livre infini, de si haut et de si loin transmis.