L'une, André Chouraqui (1917 -2007) fut Délégué permanent de l'Alliance Israélite Universelle , puis vice-maire de Jérusalem. Mais son plus haut titre, à côté de nombreux ouvrages, c'est d'avoir traduisit en français la Bible hébraïque puis chrétienne et enfin le Coran. L'autre est Léon Askenazi (1922- 1996) Cet enseignant connu sous le totem de Manitou , rayonna de tout son savoir à partir de l'Ecole d'Orsay sur toute la jeunesse juive de France et bien au-delà .
Entre les deux, après que chacun ait emprunté sa propre voie, on aperçoit ici une véritable convergence devant les interrogations qui se posent aujourd'hui. Un thème de cet entretien semble dominer les autres, c'est celui de l'identité juive, de notre mutation d'identité où de juifs nous devons devenir israéliens.
Cette transition entre juifs et israéliens nous est déjà racontée dans l'histoire d'Abraham qui est d'abord araméen et arrive enfin à se trouver hébreu. Abram ramène au pays de Canaan son identité Abram qui doit se transformer en Abraham . C'est-à-dire, les juifs revenant de leur exil, reviennent avec ce problème d'Abram, devenir Eber, redevenir Eber. Alors ils ramènent toutes les expériences des paysages de l'exil à la manière dont Abram ramène au pays de Canaan son identité Abram qui doit se transformer en Abraham. Le passage de Avram à Abraham c'est la foi en "Hashem", Dieu. Vehémin bashem véarshevi lo...tsédaka, là il mérite le nom d'Abraham.
On aborde ici le problème théologique : il y a un lien de contemporanéité entre les problèmes intérieurs de la société juive israélienne revenant de l'exil et les problèmes des conflits extérieurs de rivalités. Du point de vue de la typologie, le récit de l'histoire des patriarches est à tout égard, éclairant dans ce chaos de problèmes . Cette identité a éclaté au moment de la Révolution Française : jusqu'à là l'identité juive se connaissait comme unie dans trois dimensions : celle du peuple, celle de la Torah, celle de la terre d'Israël. Les trois dimensions de l'unité se sont autonomisées : A partir de ce moment, certains se sont occupés exclusivement du peuple ; d'autres des institutions de la Torah ; certains autres de la terre d'Israël.
Devenir hébreu signifie reconquérir collectivement l'ensemble de ces trois dimensions,
Un autre grand thème abordé est celui de la relation avec le christianisme et l'islam : si le véritable Israël est le peuple juif , qu'est l'Eglise?
Ce qui a divisé les juifs et les chrétiens c'est que tous les deux étaient les seuls survivants des grands massacres romains . Les seuls survivants de ce que fut jadis le peuple hébreu étaient les pharisiens et les judéo-chrétiens, parce qu'alors les chrétiens étaient encore des juifs .
Comment expliquer ce schisme des enfants d'un même père et d'une même famille ? Les pharisiens voyaient le grand désastre que fut l'occupation et la destruction du Temple du pays et du peuple, avaient une vision lucide en disant, il faut se refermer sur nous- mêmes en attendant notre résurrection qui ne pourrait venir que d'un miracle divin tandis que Paul et les chrétiens s'assignent une autre fin : celle de convertir les nations de la terre au Dieu d'Abraham , d'Isaac et de Jacob.
C'est cet antagonisme des pharisiens se repliant sur eux- mêmes et des chrétiens au contraire s'ouvrant à l'univers entier au risque de s'écarter de leurs racines et de leurs sources qui a constitue la raison fondamentale du grand schisme judéo-chrétien. Tandis que la tradition juive est restée fidèle au véhicule culturel hébreu, les judéo-chrétiens ont changé radicalement de véhicule culturel et spirituel et plus que par stratégie, plus que par méthode, par conviction, ils ont adopté dans leur vision d'évangélisation des païens l'univers culturel et spirituel greco-latin.
Israël est censé être ce en quoi les nations croient. L'histoire nous a contraints d'être cela, et tout semble s'être passé comme si les nations chrétiennes ont fait vivre au peuple cette histoire de la passion messianique. Il y a là une similitude de destin et bien des chrétiens voient dans le calvaire du Christ une image du calvaire de ce peuple d'Israël. Comme le souligne André Chouraqui, il est certain que Jésus sur la croix, pour nous tous, pour bien des chrétiens et pour bien des juifs, évoque en creux, l'image en relief de ce qu'a été l'histoire d'Israël. Il faudrait souligner combien le petit peuple des Bené Israël, chargé d'une révélation affirmant que toutes les divinités de toutes les cités du monde sont du bois et du fer et qu'il n'y a qu'un seul Dieu vivant, et que l'humanité entière doit reconnaître ce Dieu, que ce petit peuple dès l'origine, par cette simple affirmation se mettait en position d'être persécuté, et persécuté, il l'a été par pratiquement tous les empires qui se sont succédés à la domination du monde.
C'est également vrai au niveau du discours théologique. Ce qu'il y a de nouveau dans la théologie de la Trinité c'est la dimension qui est restée orthodoxe dans l'Eglise, de la divinité absolue et de l'humanité absolue du Christ. Quelques soient les tensions et parfois il ne s'agit pas seulement de nuances théologiques entre les Eglises chrétiennes elles-mêmes, l'ensemble de la tradition chrétienne se définit dans cette fidélité à l'affirmation de la consubstantialité de ces deux substances divine et humaine dans la personne du Christ. Or c'est à ce niveau que la conscience juive, notamment kabbaliste refuse un parallèle entre l'unité des sefiroth (1) et d'autre part l'unité de la Trinité.
Les deux interlocuteurs, lorsqu'ils abordent le problème des relations avec l'Islam, se souviennent avec nostalgie l'un et l'autre de leur vécu au milieu des Arabes, que ce soit à Constantine ou à Oran. Et André Chouraqui de constater que la charte d'Omar pour discriminatoire qu'elle fut, reconnaissait aux juifs le droit à l'existence, le droit à la propriété et le droit à la vie, ce que les juifs jusqu'à la révolution française n'ont que très difficilement acquis en Europe où ils n'étaient pas reconnus dans la cité chrétienne, en tant qu'entité ayant des droits à la vie et à la protection de la vie.
Cela fait ressentir comme la plus grande surprise de ce douloureux cheminement des enfants d'Abraham. Alors qu'au bout de plusieurs siècles de disputes entre Israël et la chrétienté, nous arrivons au lendemain de la seconde guerre mondiale à trouver un dialogue et une voix de la réconciliation de l'Eglise avec Israël, c'est à ce moment là, où la relative paix qui a uni juifs et musulmans pendant des siècles, s'est transformée à la suite de la création de l'Etat d'Israël, en une guerre interminable.
Léon Ashkenazi relève qu'au niveau théologique, il y a compatibilité entre le monothéisme musulman et le monothéisme juif. Le premier est un monothéisme de l'unicité alors que le second est un monothéisme de l'unité. C'est au niveau du problème de l'unité de celui qui est le Dieu unique que nous avons un problème avec les chrétiens, mais nous n'avons aucun avec les musulmans à ce niveau. C'est au niveau politique que le problème s'installe : A qui revient l'héritage de la terre d'Abraham ?
Pour les juifs qui sont nés en terre d'Islam,il y a toujours eu une familiarité avec l'univers des catégories religieuse de l'Islam qui nous sont parallèles bien que non-identiques. La théologie élaborée par la conscience musulmane n'est pas exactement le monothéisme hébreu, elle lui est parallèle. De la même manière la morale élaborée par la chrétienté n'est pas exactement la morale juive talmudique, elle lui est aussi parallèle.
Le questionnement sur la Shoah ne pouvait échapper aux deux interlocuteurs. Ils ont noté que la première réaction a été de ne pas en parler tant dans les communautés juives qu'auprès des non-juifs. Ce qui se cachait derrière ce déni c'était une mise en question de toute la civilisation occidentale depuis ses origines. On constate aussi une simultanéité entre la décolonisation et et l'apparition de la conscience sioniste. Avec une différence importante, ces peuples existaient sur leur terre comme entité politique alors que le peuple juif n'existait pas comme entité politique, il y a eu pour Israël une re-création ex nihilo, en même temps qu'il y a eu une tentative d'anéantissement de notre peuple. Tout essai d'explication risque d'impliquer une idée de justification pour un événement proprement injustifiable. Et pourtant, on ne peut s'empêcher de poser la question : Où était Dieu pendant la Shoah ?
Avec le Rav Mordekhaï Attia, Manitou essaie de répondre à cette question. Il rappelle qu'Abraham est apparu dans l'histoire de l'humanité après le déluge. Qu'on réfléchisse à ce que peut représenter pour un croyant monothéiste un événement comme le déluge ou toute l'humanité a été annihilée . C'est en dépit de cet anéantissement qu'Abraham a fondé la foi monothéiste. Nous avons oublié les considérants fondamentaux de cette foi en dépit de l'éventualité d'un tel évènement.
Suit ensuite, l'analyse et la critique des systèmes d'explication qui ont été proposés et qui finissent tous par une quasi-justification involontaire du nazisme ou bien par une sorte de néo- paganisme. La critique est particulièrement vive à l'égard des des milieux intégristes anti-sionistes pour qui la Shoah est la sanction ; la punition du sionisme; c'est le cas avec le célèbre livre de l'Admor (2) de Satmar Vayoel Moshe, rempli de haine pour l'entreprise sioniste qui vise à redonner au peuple juif sa dimension de nation hébraïque et sa dignité.
Le messianisme tient une place centrale au cours de ce dialogue. Le temps messianique, d'après le Shemone Essre (3) et Maïmonide, c'est d'abord le retour des exilés, la construction de Jérusalem et enfin le triomphe messianique. Quelle est la signification messianique des événements du retour ?
Constatons qu'il y a un refus du retour des juifs de l'exil vers leur pays et le refus également de voir que ce n'est pas nous attendons le Messie mais que c'est le Messie qui nous attend. Ce refus est lie au refus de l'universel humain et se trouve conforté par la crainte d'un faux messianisme ; ainsi d'aucuns ont accusé le sionisme de sabbataïsme. La réponse est que dans tous les cas de faux messianisme , c'est un homme qui a dit : "je suis le messie, suivez- moi" ; et à chaque fois c'est un échec. Alors qu'avec le sionisme, c'est le peuple juif en tant que peuple qui décide mettre fin à son exil et c'est une réussite. La plus belle définition du Messie, c'est מקרב הרחוקים "Il rapproche les lointains", c'est bien celle du sionisme qui a ramené sur sa terre un peuple venu de 102 pays du monde .
Pendant le temps de l'exil, il y a eu une symbiose entre Israël dispersé et la grande diaspora humaine. Elle nous est montrée comme la vie de l'embryon dans le sein de sa mère. A chaque époque de sortie d'exil, tout se passe comme si l'humanité accouche d'Israël. En hébreu , עברי (ivri, l'hébreu) est de la même racine que עבר (oubar) embryon. L'être hébraïque, c'est l'être embryonnaire de l'engendrement messianique qui se prépare au sein de l'humanité. Lorsque le temps de l'accouchement arrive, le danger c'est le refus de l'embryon qui n'a pas le courage de naître ou le refus de la mère qui devient marâtre de de l'avoir laissé naître. A ce moment-là se produit un phénomène terrible, l'embryon qui ne peut pas naître, et empoisonne le sein de sa mère qui est devenu empoisonné, empoisonne l'embryon qui ne veut pas naître, sans doute ce phénomène se nomme-t-il antisémitisme. L'embryon est accompagné dans le sein maternel par le placenta qui l'aide à vivre, Lorsque le temps de l'accouchement arrive, le danger c'est le refus de l'embryon qui n'a pas le courage de naître ou le refus de la mère qui devient marâtre de de l'avoir laissé naître. L'embryon est accompagné dans le sein maternel par le placenta qui l'aide à vivre, et, au moment de la naissance, le placenta est enterré, alors il est à craindre que la force d'énergie du peuple juif, de notre temps, est en train de se diviser en deux polarités : une polarité de l'embryon qui veut naître et il s'appelle hébreu, et une polarité qui préfère l'être placentaire.
Déjà,dans les anciens texte de la tradition, il y a deux ensembles de textes qui parlent de l'eschatologie et de la fin des temps de l'exil. Le premier ensemble est positif et décrit une vision de bonheur, le second comprend des textes de terreur, de crainte de temps de la fin de l'exil. Avec le temps, le premier groupe de textes s'amenuise en volume et autorité alors que le second groupe s'hypertrophie. Cette crainte du retour est illustrée au niveau de la typologie par la faute de Jacob au moment de la sortie de son exil du pays de Laban . La faute est avouée par Jacob lui-même : "j'ai séjourné chez Laban et j'ai tardé" "עם לבן גרתי ואחר עד עתה" (Genèse 32:5) ; c'est la faute du retour.
Nous avons tardé et nous avons été pris dans ce double piège. Le piège de la persécution qui a atteint les juifs en retard, et le piège de la constitution de ce refus qui a commencé par le monde arabe.
Depuis l'époque de la tour de Babel, chacun des peuples, qui a repris en charge le rêve de l'universel devient impérialiste. La différence entre la conscience messianique et la conscience universaliste est très facile à exprimer : pour la conscience messianique, l'unité humaine ne signifie pas la disparition des spécificités de chacun, c'est un ensemble d'unités, unité ne signifie pas uniformité, l'impérialisme c'est lorsqu'une manière d'être homme sous l'alibi de la reconstruction de l'unité de l'universel tente d'imposer sa manière d'être aux autres hommes en les asservissant, le rêve de l'universel bascule dans l'imperium. Dieu attend.
Suit l'analyse du terme משיח en hébreu, qui conduit à l'analyse des quatre formes de pouvoir existant dans la société hébraïque : le roi, מלך (melekh), le juge שופט (shopheth), le prêtre כהן (cohen), le prophète נבי (navi), dont l'ensemble constitue le משכן (mishkân - le sanctuaire) (4).
Quant à la personnalité du Messie, Manitou a rappelé que la tradition connaît deux figures messianiques : celle du Messie fils de Joseph et celle du Messie fils de David . La première est celle du rassemblement des exilés ; la seconde concerne le temps de la transfiguration du monde dans la réussite de l'histoire des hommes engendrant le fils de l' homme. Le Messie fils de Joseph est celui qui assure la réalité matérielle du peuple d'Israël, cependant que le Messie fils de David représente la force de la transfiguration comme l'ont enseigné le Rav Kook et le Gaon de Vilna.
La première partie de la vie de Joseph , c'est l'histoire du Messie souffrant : après cet échec de cette tentative au service de la civilisation extérieure, c'est un message de relais qu'il passe à Juda, le temps est arrive de remonter ses ossements dans le pays d'Israël , c'est dire le passage du temps du Messie des souffrances au Messie de la délivrance. André Chouraqui rappelle alors que l'esprit du Messie se trouve en chacun d'entre nous : chaque enfant juif a vocation messianique après avoir été circoncis sur le כסה אליהו kissé Eliahu, sur la chaire d'Elie, l'annonciateur du Messie .
Et notre dialogue se termine magnifiquement par un appel venu de Jérusalem, aux juifs de la diaspora, à ceux de l'Etat d'Israël et au reste de l'humanité pour définir un nouveau prophétisme et un messianisme salvateur qui implique la reconnaissance de l'Etat d'Israël. Israël joint aux arabes et aux chrétiens ; ce serait là un messianisme concret ; notre réconciliation avec Ismaël et avec Edom qui permettrait à l'humanité d'échapper à la menace d'un suicide nucléaire.
Trente-sept années après ce dialogue entre ces deux grands intellectuels, nous pouvons constater combien leur examen de la situation en Israël, dans la Diaspora et dans le monde reste valable. L'antisémitisme est toujours omniprésent, déguisé à présent sous la forme de l'anti-sionisme. Si le dialogue avec les chrétiens progresse , celui avec les musulmans, eux-mêmes divisés entre chiites et sunnites, se réalise à coup d'enlèvements et de missiles. La realpolitik domine partout dans le monde. Il est temps que les hommes, et Israël en particulier, entendent l'appel lancé depuis Jérusalem par André Chouraqui et Léon Askenazi .