En cette fin de mois de juin 1946, mon mari avait trouvé la maison dont
il rêvait pour lécole des cadres ; il a pu louer un petit château,
à Orsay, entouré dun grand parc de trois hectares. Il avait
une vingtaine de pièces, et convenait très bien à cette institution.
De plus, il était à dix minutes de la gare, et les trains arrivaient
directement au Quartier Latin, ce qui serait pratique pour la poursuite détudes
universitaires.
Au mois daoût, a eu lieu le premier Conseil National des chefs E.I., qui a regroupé des chefs de France et de beaucoup de villes dAfrique du Nord. Cela mintéressait de connaître ces jeunes, pleins denthousiasme et doptimisme. Un mariage, au moins, sest décidé à ce camp : Lucien Fayman (Hibou), revenu de déportation, et Yvette Calamaro de Casablanca.
A ce Conseil, il a été décidé que Chameau deviendrait commissaire général à la place de Castor, qui voulait se consacrer à son école. Aux chefs rassemblés, il a fait un exposé de son projet. Il voulait réunir une vingtaine de jeunes chefs, ou de jeunes proches du Mouvement, ayant à peu près le niveau du bachot. Certains pourraient, sils le désiraient, poursuivre des études supérieures à Paris. Le programme comporterait des cours de judaïsme, dhébreu, de pensée juive, et aussi des cours de formation de moniteurs, psychologie appliquée avec un peu de sociologie, travaux manuels (menuiserie, marionnettes), et enfin art dramatique. Tout de suite, au camp, il a recruté 25 jeunes, quil a sélectionnés au cours dun camp expérimental. Il avait obtenu laide dune psychologue, orienteuse professionnelle, Madame Denise Kahn, qui a fait subir aux candidats le test des taches dencre, inventé par le psychologue Rohrschach, et chacun avait ensuite un entretien avec Castor, qui voulait connaître leurs motivations pour venir passer une année dans cette école. Les jeunes étaient reçus gratuitement pour une durée de 9 mois, et devaient sengager à servir ensuite, soit dans le mouvement E.I., soit dans une autre institution de la communauté.
Je suis de nouveau devenue directrice adjointe, et moccupais de lintendance. Au début, il y avait toujours le rationnement et des problèmes de ravitaillement. La deuxième année, ces conditions se sont améliorées. Javais un peu de mal avec la comptabilité, car je devais faire des additions de 25 ou 30 chiffres, où je membrouillais parfois.
(...) Lété suivant, jai eu loccasion inespérée de faire un voyage en Palestine. Il y avait cet été 1947, à Jérusalem, un congrès de professeurs dhébreu. Un visa dentrée de touriste - car la puissance mandataire anglaise réduisait le nombre de touristes - a été réservé aux E.I., et le comité directeur a décidé que cétait moi, la sioniste, qui devait en profiter.
(...) Comment dire mes impressions ? Jai vu tout un peu trop en rose : les gens dans les villes qui vaquaient à leurs affaires, les kibboutzim, les uns religieux, les autres non, et tout ce monde au travail, et qui produisait. Je suis allée deux ou trois fois à Névé-Ilan, le jeune kibboutz français, qui avait des difficultés matérielles, mais où javais beaucoup damis et danciennes connaissances.
Mais il y avait aussi des problèmes politiques. La veille de notre arrivée, le bateau Exodus était parvenu à Haïfa, et les Anglais voulaient refouler ses passagers sur lEurope, et même sur lAllemagne. Le couvre-feu avait été décrété à Haïfa. Plus tard, je ne me rappelle plus pour quelle raison, le couvre-feu a été décrété à Jérusalem. Les activités de la Haganah étaient assez secrètes pour nous autres touristes, mais je savais que la plupart des garçons et des filles que je rencontrais en faisait partie.
Schlomo Cohn, le plus jeune frère de Léo, qui était un dessinateur de talent, faisait partie de la Haganah et allait deux fois par semaine faire lexercice à la caserne des pompiers. Il ma un matin, baladée dans la ville de Jaffa, encore tout à fait arabe, et je lui ai proposé de venir à Orsay pour apporter un peu de sionisme et desprit tsabres à notre école. Il a accepté, car il voulait en même temps suivre des cours de dessin à Paris.
A Jérusalem jai rencontré une ancienne E.I., Lou Kadar, qui travaillait alors comme secrétaire française au département de la jeunesse de lAgence Juive. Nous avons très vite sympathisé (plus tard, elle a été engagée comme secrétaire française pour la première ambassade israélienne à Moscou, en été 1948, et a fait la connaissance de Golda Meir, dont elle est devenue la secrétaire et lamie). Grâce à elle, jai obtenu un visa de touriste pour Castor, qui avait lui aussi très envie de visiter Eretz Israël. Nous sommes restés trois semaines ensemble, dabord à Jérusalem puis en Galilée. Je suis partie début septembre, et lui est resté encore 15 jours. Il a été très impressionné par quil a vu, mais voulait continuer à diriger son école de cadres, et ne sentait pas encore engagé personnellement.
Nous craignions la réaction des parents de Manitou, qui auraient pu souhaiter, pour leur fils, un parti plus brillant, mais ils lont acceptée bon coeur et le mariage a eu lieu, lété suivant, à Oran. La deuxième année, Manitou est devenu instructeur de judaïsme à Orsay, et, plus tard, directeur. Ils ont eu cinq enfants, et Esther na pas toujours eu la vie facile avec mari qui donnait des cours presque tous les soirs, et était souvent absent.
La deuxième année, nous avons accepté une certaine Nora, toujours recommandée par Topo. Elle avait une triste histoire derrière elle : son père avait été déporté, et sa mère, qui avait une autre petite fille, était devenue folle, et avait été internée. Nora était jolie, blonde, intelligente, mais avait des sautes dhumeur : par exemple, les filles, par roulement devaient mettre la table, apporter le repas, et débarrasser, (les garçons faisaient des traveaux plus durs, par exemple cirer les grandes salles du bas). Quand sa co-équipière ne lui plaisait pas, elle avait toujours mal à la tête ou mal aux reins pour ne pas faire le service.
Javais commencé à lui donner des cours de français pour
la préparer au brevet simple. Or, un jour, comme je lui demandais où
en était la rédaction que je lui avais donnée, elle ma
répondu quelle ne lavait pas finie, et je lui ai dit: Maintenant,
va travailler, je voudrais la voir ce soir. Elle ma répondu
sur un ton insolent. Non, jai autre chose à faire. Alors
la moutarde mest montée au nez, et je lui ai donné une gifle.
A partir de ce moment, les rapports ont été rompus entre nous. En
réalité, elle aurait voulu sattacher à notre famille, et
nous étions prêts à laccueillir, mais elle ne voulait pas
accepter les contraintes que peut imposer une famille. La même année,
la nuit de Shavouoth, elle a disparu avec un aîné de lannée
précédente, Maurice, et ils ne sont revenus que le lendemain matin,
en se tenant par la main. Castor et moi avons probablement réagi trop violemment,
comme des parents dont la fille leur échappe ; et nous lavons consignée
pour une semaine dans sa chambre. Quelques années après, elle a épousé
ce même Maurice. Nous lavons revue en 1952 ; elle avait un bébé,
et avait lair assez bien dans sa peau. Finalement, même sans notre
aide, mais avec lappui dun mari patient, il semble quelle
ait retrouvé son équilibre.
(...)
En novembre ou décembre, Castor avait fait une deuxième tournée
en Afrique du Nord, avec un officier de la Haganah. Celui-ci voulait mettre en
place, dans chaque ville, des groupes juifs dauto-défense, car les
dirigeants du futur Etat dIsraël craignaient que la proclamation de
cet État nentraîne des émeutes de la part de la population
arabe.
En octobre, ma fille, Lia (Lilette), sest préparée à partir pour Eretz Israël Comme elle avait plus de 17 ans, elle ne pouvait pas partir dans le cadre de 1Alyath Hanoar. Elle avait été acceptée comme apprentie par Mr Krause directeur de Mikvé Israël. Elle est partie seule pour Marseille, où elle a rejoint Claude et Judith Hemmeindinger, qui venaient de se marier, et après 15 jours à Marseile, ils se sont embarqués, légalement maintenant, sur un petit rafiot qui les a conduits en huit jours à Haïfa.
Étant très sioniste, je trouvais normal que ma fille veuille rejoindre le jeune État et y travailler; mais Robert sentait que nous avions manqué en quelque chose à notre fille aînée, puisquelle nous abandonnait aussi facilement. Nous nétions pas satisfaits des fréquentations de Daniel à Palaiseau, et lavons envoyé à notre centre de Moissac, où il a suivi lenseignement général et une formation de serrurier. Mais le niveau de cette école était tout de même inférieur à celui des écoles de Paris.
Pour cette troisième année, nous avons eu de très bous éléments. Trois garçons sont venus dOran, et le plus brillant était Henri Atlan, qui, à 17 ans, avait déjà ses deux bacs, et préparait le P.C.B.. Il avait des facultés de concentration et de mémoire vraiment prodigieuses. Il est devenu, depuis, un grand biologiste, très calé aussi dans les matières juives. Au cours de lhiver, nous avons accepté Liliane Cohen, fille de notre ami Elie Cohen, qui souffrait danorexie. Le milieu dOrsay lui a convenu, elle a repris du poids, a passé des examens en fin dannée, et, plus tard, sest mariée avec Henri Atlan. Dès ce moment, Elie Cohen est devenu le grand défenseur dOrsay.
Mais, par ailleurs, cette vie en communauté commençait à nous peser. Castor se levait à 6h30 avec les élèves, et avait parfois des conversations avec lun ou lautre jusque tard le soir. Nous étions à peu près décidés à quitter Orsay, à la fin de lannée scolaire. On a offert A mon mari des postes de direction dans des organismes juifs, mais il était avant tout un éducateur, et ne tenait pas à devenir un fonctionnaire. Revenir à son métier dingénieur? Il y pensait, et pour cela, nous avons invité à déjeuner son ami Sollima et sa femme. Jai posé ma question. Sollima a répondu par la négative : Robert avait quitté le métier depuis près de dix ans, la technique avait fait un énorme bond en avant, et il aurait eu du mal à sy intégrer ; cétait lépoque où lon commençait à construire des postes de télévision et mon mari était plutôt spécialiste en électrophones et en basses fréquences.
Entre temps, lÉtat dIsraël sorganisait, et des masses de gens affluaient, tant des camps de personnes déplacées dEurope, que de tous les pays dAfrique du Nord. Castor était un des seuls ashkénazes qui comprenait quelque chose à la mentalité des gens du Maghreb. Partir en Israël pour aider à intégrer les juifs dAfrique du Nord, cétait une tâche qui lintéressait. Nous avons consulté, au cours de lhiver, plusieurs israéliens qui nous ont conseillé daller dabord dans un kibboutz. Nous avons commencé à en parler autour de nous, et avons constitué un petit noyau, dune dizaine délèves dOrsay des trois promotions.
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