A la mémoire de Yohanan Cohen-Yashar (Jean-Georges KAHN) ז"ל
Juda Loew ben Bezalel (1512 ou 1520-169) dit le Maharal (acrostiche hébreu pour Moreinou Ha-Rav Loew) est un rabbin talmudiste, kabbaliste et philosophe qui vécut l’essentiel de sa vie à Prague. Il rédigea plus d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels le Derekh Hayyim,qui est un commentaire du traité de la Mishnah (1er siècle) intitulé Pirqei Avoth ( Traité des Pères ou Traité des Principes). Ce Traité des Principes contient l’enseignement des rabbins de l’Antiquité concernant le domaine de l’éthique .
Nous examinerons ici la manière dont le Maharal a commenté deux énoncés rabbiniques dont le sens peut, à première vue, paraître étrange.
Le premier enseignement est le suivant :
"Rabbi Dossah ben Hyrkanos a enseigné : Le sommeil du matin, le vin de midi, la conversation des enfants, la fréquentation des lieu de réunion des ignorants expulsent l’homme du monde" (Avoth 3:14) ?
On peut légitimement s'étonner du contraste entre la sanction, la peine de mort, et les quatre conduites mentionnées. Pourtant le Maharal acquiesce à ces paroles de R. Dossa : il nous dit que ces quatre façons d'agir sont toutes des manières de se détourner complètement de la Torah et de se tourner vers des chose vides qui n'ont aucune consistance. C'est pourquoi , ces activité "expulsent l'homme du monde" selon le jugement de celui qui écarte de lui les paroles de la Torah. Car toutes ces actions ne sont qu'une poursuite de choses corporelles, qui sont éloignés de la Torah, c'est pourquoi elles conduisent l'homme hors du monde. Car la Torah est le principe de vie pour l'homme. Lorsque l'homme se tourne vers des choses de cet ordre , il se sépare de la vie.
Le Maharal va à présent démontrer son assertion en détail. Pour atteindre cette fin, il rappelle au préalable la conception qu'il se fait de l'homme.
La personne humaine comprend pour lui trois dimensions :
- la dimension corporelle,
- la dimension des forces de l'âme,
- la dimension intellectuelle.
Ces trois dimensions constituent la vie de l'homme et son existence dans le monde. Par conséquent, si l'homme ne se comporte pas en ces trois dimensions comme il convient, il ne se maintiendra pas dans le monde et annulera son existence.
Le Maharal ajoute que ces trois dimensions sont celles de l'homme considéré comme un individu, mais l'homme n'est jamais isolé dans le monde, son existence est toujours collective. Aussi son rapport à la société est-il la quatrième dimension de l'existence humaine.
Muni de ce savoir anthropologique , le Maharal va maintenant en venir à 'explication des paroles de R. Dossah ben Hyrcanos :
C'est ainsi que le sommeil du matin incline trop l'homme en direction du corps. Et un tel penchant amène l'homme à sortir du monde. Par une telle attitude, en effet, il est entièrement à son corps. Et par cela, l'homme incline vers le non-être et en raison de ceci, il sort du monde par un de ses composants et son existence en est annulée. Sans aucun doute, le sommeil est le non-être de l'homme comme les Sages ont dit : "le sommeil est un soixantième de la mort" (4) Lorsqu'il incline vers ce sommeil qui est véritablement le sommeil, c'est comme le non-être et le sommeil ; Toutes ses facultés psychologiques sont en état de veille et il ne reste de l'homme que le corps . C'est pourquoi le sommeil du matin est spécialement doux, toutes ses facultés sont vraiment hors d'usage ,et il ne demeure pour l'homme que le corps.
Le Maharal ,nous dit ensuite que cette analyse de la Mishna est très claire mais qu'il ne peut pas l'expliciter totalement. Néanmoins il lève un coin du voile en fournissant des versets qui sont comme l'antidote à ces quatre comportements :
Comprends les parole des Sages qui ont dit :
" Le sommeil du matin" (6) : Abraham a fixé la prière du matin, et celui qui se laisse aller au sommeil matinal, a fauté contre la vertu d'Abraham .
"Le vin de midi" : Isaac institué la prière de l'après-midi, en le buvant , il a péché contre la vertu d'Isaac .
De même lorsqu"on dit : "la conversation des enfants", on s'oppose à la vertu de Jacob qui avait mérité des enfants comme il est dit : "Ce sont les enfants dont Dieu a gratifié ton serviteur" (Genèse.33:5).
"Et la fréquentation des lieux de réunion des ignorants" : ceux-ci l'éloignent de la "Communauté d'Israël".
Le Maharal ajoute que ces chose sont élevées et profondes dans la sagesse et qu'il ne les explicitera pas davantage. La sagesse en question est bien entendu pour le maître de Prague la sagesse de la kabbale. D'après celle-ci, le terme de "Communauté d'Israël" ce terme en hébreu, "כנסת ישראל" (Knesseth Israël) désigne la dernière des sefiroth (7) l'entité Malkhouth (8). Du coup, on comprend également l'allusion aux vertus des trois patriarches: les trois fautes en question ne constituent pas seulement un grave manquement à l'ordre éthique mais sont également une infraction sur le plan métaphysique scandé par Abraham correspondant à l'entité Hessed (bonté), par Isaac, incarnation du Dîn (rigueur), et enfin de Jacob, représentant de Tifereth (la splendeur, le coeur). Ces quatre démarches extraient donc l'homme du monde, chacune selon une modalité particulière. L'homme y trouve des jouissances excessives de ce monde-ci . C'est cela sa faute car il investit sa pensée et sa volonté dans ce monde et en retour le Saint béni soi-il l'expulse du monde , exactement le contraire de ce qu'il avait placé comme fin de sa pensée et de son intention .
Le Maharal va maintenant poursuivre sa démarche par l'analyse de la mishnah suivante, dont la juxtaposition ne lui semble pas l'effet d'un hasard :
"Rabbi Eleazar ha-Moda'i a enseigné : " Celui qui profane les saintetés, qui méprise les jours fixés, qui abroge l'alliance la Torah d'Abraham notre père, qui blanchit la face de son prochain en public, qui dévoile des faces qui ne sont pas selon la halakha (9),quoiqu'il ait à son actif le savoir et les bonnes actions, n'aura pas de part au monde à venir" (Avoth 3:15).
Les actions que rappelle R.Eleazar ha-Moadi sont exactement le contraire de celles qui sont visées par la mishnah précédente. Dans celle-ci, l'homme dirigeait sa pensée et sa finalité vers ce monde-ci, le monde matériel, et c'est pourquoi son châtiment était l'expulsion de ce monde matériel. Alors que pour R. Eleazar c'est l'inverse : il désigne celui qui se tourne exclusivement vers le spirituel et qui méprise toute réalité en relation quelconque avec le corps. C'est le sens des quatre actions indiquées ici par R. Eleazar :
Le Maharal ajoute :
"Celui-ci quand il trouve des préceptes dans la Torah concernant le corps, il dévoile à leur sujet des faces qui ne sont pas conformes à la halakhah. Tout ceci en raison de la recherche du spirituel et l'éloignement du matériel. Cet homme dont la fin de son intention est un monde sans corps qui est l'inverse de ce monde-ci qui est matériel. Ils ont dit le concernant : ''quoiqu'il ait pour lui connaissance et bonnes œuvres'' car Dieu récompense le pécheur de l'inverse de ce qu'il veut et souhaite.
C'est pourquoi, ceux qui font de ce monde-ci le principal et repoussent le spirituel parce qu'il désirent ce monde-ci, ils sont considérés devant Lui, comme des jouisseurs. Leur sanction sera qu'ils ne pourront pas satisfaire leurs désirs, qu'Il les fera expulser de ce monde-ci, qu'ils poursuivaient.
De même, ceux qui ont l'attitude inverse et qui considèrent que ce monde-ci corporel n'est rien et que toutes les actions corporelles quoique ce soient de bonnes actions , ne comptent pour rien. Ils disent que toute la valeur de l'homme c'est la spiritualité , que c'est par elle qu'il atteint le monde futur qui est entièrement spirituel, celui-là n'aura pas de part au monde futur à l'inverse de ce qu'il pense. Il convient cependant à l'homme d'éloigner ses actions de ce monde-ci, les actions qui n'ont aucune réalité, une telle chose, il convient de s'en éloigner. Mais les actions en ce monde-ci qui sont des actions agréées, quoiqu'elles soient des actions corporelles, sont des action agréées par Dieu, et on acquiert par leur moyen la béatitude du monde futur car ce monde-ci est le vestibule qui donne accès au monde futur (13).
Toutes ces choses qu'a rappelé R. Eleazar sont toutes des choses saintes. Il convient que celui qui a péché à leur propos, soit privé du monde de la sainteté. Il importe que tu saches que pour celui qui profane les saintetés, il convient qu'il n' ait pas de part au monde qui est saint et séparé du corps, c'est à dire le monde à venir qui est entièrement saint. Également pour "celui qui méprise les jours de fête"' qui sont saints comme il est écrit (Lévitique 23:1) : Voici les rencontres du Seigneur, convocations saintes. De même "celui qui abroge l'alliance d'Abraham notre père" cette alliance est une sainte alliance comme les sages l'ont fixé dans la bénédiction récitée lors de la circoncision : ''dans notre chair, signe de l'alliance sainte '' et ainsi , il est écrit : (Jérémie1:15) : A quoi bon cette chair consacrée qui provient de toi-même comme cela est dit dans Menahoth (14), où Abraham dit au Saint béni soit-Il : "Tu devrais te rappeler en leur faveur de la circoncision , et le Saint béni soit-Il de lui rétorquer : A quoi bon cette chair consacrée qui provient de toi-même.
" Et qui blanchit la face de son prochain." Il altère l' l'image de Dieu , צלם (tselem), car l'homme a été créé selon l'image de Dieu et il n'est pas de degré, ni de sainteté semblable parmi les créatures , y compris parmi les anges du ciel [ …] et c'est pourquoi cette chose est le degré le plus élevé dans le monde. Il n'y a que la Torah qu'il évoque ensuite par "Celui qui dévoile des aspects dans la Torah qui ne sont pas selon la halakhah", qui est le degré intellectuel le plus élevé, il n'y a pas d'autre degré plus élevé que celui-ci. Lorsqu'il faute dans le domaine des choses saintes, séparées, divines, il ne convient pas qu'il ait une part au monde séparé, saint.
On a rappelé cinq choses ici. En effet Dieu a créé son monde par le nom יה (15). Il a créé le monde futur par la lettre י (yod), et Il a créé ce monde-ci, par la lettre ה (hé) de son grand Nom (16). C'est pourquoi, il y a cinq choses qui sont les degrés de tout ce monde-ci., correspondants à ce ה qui est dans le Nom qui est saint. Les cinq choses saintes, divines sont dérivées partir de lui .[…] Lorsqu'il faute contre elles, alors il est chassé du יוד (yod) qui est la lettre à partir de laquelle est créé le monde à venir, car lorsque le הה”א (hé) du grand Nom est absent, le יוד (yod) ne sert pas non plus. Et ces choses là sont connus de ceux qui comprennent.
Il y a lieu de comprendre pourquoi ces cinq choses sont cinq degrés qui existent dans le monde.
Les saintetés sont le premier niveau parce que la sainteté s'applique à la bête qui est dans le monde inférieur, ce qui relie cette chose à ce bas monde
Les fêtes sont comptées par rapport aux luminaires rapporte la chose au monde des sphères.
La circoncision concerne le corps de l'homme. En effet, l'homme est composée de deux parties, la circoncision que Dieu a donné dans sa chair et qui est appelée alliance de la chair comme nous disons : "et sur ton alliance que Tu a scellé das notre chair" (17), c'est la première partie, en quoi, l'homme fait partie des êtres inférieurs.
"Et fait blanchir la face de son prochain. "
C'est la seconde partie, qui fait de l'homme , partie des être supérieurs. Il n'y a pas chez l'homme davantage que les êtres supérieurs que par cette image qui est l'image divine. Et c'est sur cela qu'il dit : "qui blanchit la face de son prochain " car l'image est sur la face et c'est la deuxième partie de l'homme.
"Celui qui dévoile des faces dans la Torah qui ne sont pas selon la halakhah " : La Torah et les préceptes sont donnés entièrement du monde supérieur. Voici que ces cinq choses sont les cinq parties de ce monde : le bas monde, le monde intermédiaire et le monde supérieur. Et l'homme est un monde par lui-même comme cela a été expliqué en beaucoup d'endroits. Et il y a deux parties en lui ,car il appartient aux êtres inférieurs comme aux êtres supérieurs. Ce sont là les cinq parties et pour chacune d'elles existe une sainteté supérieure qu'elles ont reçu du ה duquel le monde a été créé. Celui qui pèche à l'égard de ces cinq choses sera exclu du monde à venir.
Et le Maharal de conclure que si l'enseignement de R.Eleazar ha-Moadi jouxte celui de R.Dossah ben Hyrcanos, c'est que les deux instructions visent une et même fin. Le sommeil du matin et les trois autre démarches, signifient la poursuite des fins corporelles et aboutit au bannissement hors de ce monde-ci, cependant que les cinq dévoiements à l'égard des choses saintes conduisent à la privation du monde à venir.
Le Maharal semble par ce commentaire avoir bien saisi un des principes cardinaux de l'éthique juive : faire droit au corporel tout en ne succombant pas à l'attrait de la matière, donner au spirituel sa place légitime tout en étant conscient que cette place ne saurait être que limitée. En effet, comme l'a dit Pascal : "L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête" (18).