Le 19 juin 1882, dans plusieurs quotidiens parisiens, L'Événement, Le Temps et Le Rappel, paraissait un manifeste de Victor Hugo en faveur des juifs persécutés par les fidèles sujets de Sa Majesté, le Tsar de toutes les Russies (1).
L'année précédente, prétexte à une recrudescence d'un antisémitisme endémique, le meurtre d'Alexandre II avait donné le signal à de violents pogroms qui devaient s'étaler par vagues successives sur de nombreuses années. L'opinion publique en Europe occidentale s'était émue. Alexandre III, successeur du tsar assassiné, reçut une délégation lui demandant d'intervenir. Le tout sans résultat. Le pogrom de Balta, en mars 1882, le plus terrible jusqu'alors, souleva à nouveau l'indignation du monde civilisé : des débats eurent lieu aux Communes, le président des États-Unis fut alerté (2). Presque quotidiennement; la presse française éclairée, dans ses bulletins de l'étranger, faisant le point de la situation en Russie, relatait les sévices commis à l'égard de la population juive.
Victor Hugo venait d'avoir quatre-vingts ans. Malgré son âge, et une activité qui allait en décroissant, le poète, fidèle à sa vocation d'écrivain engagé, n'avait jamais cessé de protester contre toutes les formes d'iniquité et d'injustice :
Fait remarquable, les événements de politique intérieure russe semblent particulièrement préoccuper le poète. Comme en témoignent ses notes concernant les violences dont l'empire du tsar est le théâtre, tout se passe comme si la bombe lancée le 13 mars 1881 sur Alexandre II avait déclenché un processus revêtant à ses yeux une signification symbolique, voire métaphysique. Offrant le spectacle d'une humanité qui se débat dans des contradictions de plus en plus marquées, le monde est arrivé, selon toutes apparences, à une période décisive de son histoire. Le fossé entre le bien et le mal ne cesse de se creuser, "le midi va à la lumière, le nord s'enfonce dans l'obscurité". Un nord où le despotisme et le nihilisme sont en train de se livrer une lutte impitoyable, "duel au hasard de deux forces mauvaises, aveugles toutes deux" (4), et dont l'issue paraît encore incertaine.
Au début de l'année 1882, se tient à Saint-Pétersbourg un procès retentissant où sont impliqués vingt-deux nihilistes russes. Sur l'intercession pressante de Victor Hugo auprès du tsar, cinq parmi les dix condamnés à mort auront la vie sauve. Ces événements, une fois encore, devaient profondément ébranler le poète :
Un voix qui trouve de pareils accents pour crier justice et défendre la vie d'hommes, dont il condamnait par ailleurs la cause comme étant, avec le despotisme qu'elle combattait, l'une des incarnations du Mal, ne pouvait rester muette devant la situation des juifs, victimes de l'affrontement sanglant entre les deux partis. Victor Hugo savait quel était le poids moral de son nom dans la balance de l'indignation générale. Le 21 mai 1882, sous le titre À nos concitoyens paraît un appel rédigé par le Comité de Secours pour les Israélites de Russie, parmi les signataires duquel, le nom du poète ne figure pas encore (6). Le 31 mai pourtant, c'est lui qui préside un meeting de protestation qui allait réunir une foule importante à Paris.
Par un singulier hasard, le lendemain, 1er Juin, L'Événement annonçait la parution d'un drame terminé treize ans auparavant, Torquemada. L'activité politique de Victor Hugo, l'appréhension de voir la pièce interdite par le gouvernement, la guerre de 1870 expliquent sans doute les années qui séparent la rédaction de l'oeuvre de sa publication. Coïncidence dans les dates ? Il est difficile de l'admettre. La situation du judaïsme russe, et le fait également que le poète se souvenait avoir été accusé par Les Archives Israélites, à l'occasion des Burgraves, de "préjugé antisémite", le poussèrent certainement à faire paraître ce drame où il stigmatisait de façon virulente inquisition et fanatisme (7). Inégalement accueilli par la critique, Torquemada bénéficia pourtant d'un commentaire très élogieux dans L'Événement qui, faisant allusion au "salut de l'humanité par le bûcher" (8) évoquait probablement au passage le sort odieux que subissaient alors les juifs en butte à la persécution.
Ce même jour, et le fait est à souligner (9), Hugo rédigea son manifeste qui sera publié dans la presse, trois semaines plus tard. Surprenant à plus d'un titre, ce texte constitue, ce nous semble, au delà du simple appel à la conscience publique, une espèce de testament spirituel, l'un des derniers documents, où quelque trois ans avant sa disparition, le poète développe, en les éclairant sous un jour particulier, plusieurs de ses vues sur l'évolution du monde.
D'aucuns ont voulu voir dans la trilogie, la Légende des siècles, Dieu et la Fin de Satan, les oeuvres où se trouvent réunis les éléments essentiels d'une "Weltanschauung" hugolienne, caractérisée, entre autres, par un abandon progressif de certaines conceptions pessimistes, et une ouverture sur une vision toujours plus optimiste de l'avenir de l'homme, dans la direction du bien et du progrès (10). Les trois derniers vers de la Fin de Satan sont à cet égard significatifs :
La question est posée . Cependant, il ne faut pas se méprendre sur les options hugoliennes: loin de faire profession d'incroyance, Hugo ne fait que souligner ici, une fois de plus, sa position à l'endroit des chapelles existantes (13) qui, comme toutes les émanations d'une pensée réactionnaire, sont appelées à disparaître. Conscients de leur inéluctable déclin, les cultes établis ont néanmoins recours aux artifices les plus vils pour faire obstacle à leur défaite. Parmi ces idéologies , il en est une particulièrement effrayante qui s'achève dans le déshonneur de tout un peuple, dans sa transformation en "monstre". Le peuple russe, dont Hugo dira qu'il n'est pas "une chair", mais "une pensée" (14), est en train de se métamorphoser en une foule féroce, au nom d'une foi fanatique … Comment le monde, témoin d'une telle barbarie, pourrait-il, dans ces conditions, rester indifférent ?
Devant cette horreur, deux solutions possibles : la défaite des vieilles doctrines, ou bien leur victoire … un sursaut des forces de la Lumière, avec une poussée irrésistible vers le Progrès, ou bien un retour vers un passé de confusion et d'obscurantisme.
La marche en avant, c'est celle de l'homme qui, "la tête pleine de clarté", de
connaissance et de certitude, avance lentement mais sûrement, vers "un horizon de plus en plus lumineux". Il entraîne avec lui l'enfant, avec son potentiel d'innocence et de confiance en l'avenir, sous la houlette salvatrice du travail humain qui accomplit sa grande oeuvre de régénération ...
Le tableau décrit est sans doute idyllique, mais il comporte un risque, celui d'aboutir à un simplisme réducteur, si on s'avise de faire abstraction de Dieu, sans lequel, souligne le poète, tout n'est que pure illusion. Un Dieu de justice, de conscience et d'amour qui ne saurait être confondu avec celui des théologiens, mais que l'homme, avec le soutien de la science et de la raison, se doit de rechercher sans cesse. Dieu, en même temps, nécessité et évidence, intervient dans les affaires de ce monde :
Premier volet de l'énoncé, par conséquent : celui d'une orientation vers le Bien et la Lumière. Le poète y fait allusion relativement à la dernière parmi les trois périodes qui divisent, selon lui, l'histoire humaine : l'antiquité, l'ère chrétienne, et la troisième, issue de la Révolution française, porteuse d'une nouvelle doctrine plus clémente que celle du christianisme, et dont Hugo s'est institué le prophète et le mage.
Deuxième volet, celui du recul et des ténèbres : "L'horizon est de plus en plus noir". Il semble que Satan reprenne du terrain … le Mal se déploie et revêt des proportions démesurées. "Les multitudes errent" et viennent se perdre dans cette obscurité profonde que les religions millénaires, avec leurs fictions et leur "tromperie", destinées à une humanité primitive et ignorante, ont contribué à répandre. Alors que l'homme fait du monde moderne, fortifié par les lumières que lui apporte la science, n'a pour elles que mépris, le croyant tenace, aveugle et sourd à toute idée nouvelle, se réfugie dans son "affreux credo quia absurdum", responsable de tant de fanatismes. Bien qu'il s'en prenne généralement au catholicisme, coupable au premier chef d'avoir étouffé l'esprit, en substituant le dogme à la conscience, Hugo parle ici du judaïsme et du christianisme, comme de deux "erreurs qui s'entredévorent" :
Si la religion juive constitue une erreur aux yeux du poète, cette faiblesse, il tient à l'affirmer, ne peut en aucun cas légitimer les tourments de toutes sortes que l'on fait subir à ses adeptes. Abominables en soi, les excès le sont d'autant plus, du fait que les "populations exterminantes" ont perdu la conscience du crime qu'elles commettent. Poussées à la guerre sainte par un zèle implacable, elles acquièrent cette "épouvantable innocence des tigres" qui les fait descendre au niveau de la bête. C'est le retour à la barbarie des premiers temps, le retour à une histoire qui a vu défiler tant de monstruosités, celles des Albigeois et de l'Inquisition, celles du Saint-Office, de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Autant d'horreurs que l'on retrouve dans ce martyre du judaïsme russe, assaut concerté de toutes les forces du Mal qui "se ruent sur le 19e siècle" pour le juguler et effacer les acquis de la Révolution française. La férocité triomphe, la souffrance humaine ne connaît plus de limites.
Faut-il en conclure que tout est perdu ? Pas vraiment, pense Hugo, car l'initiative revient maintenant à l'homme et à l'usage qu'il saura faire de sa liberté. Il s'agit de savoir si l'homme aura assez de jugement et de volonté pour choisir la voie qui doit le sauver, et s'il manifestera suffisamment de ténacité pour tenter d'abattre le Mal et s'adonner à une mission constructive :
Parmi les manuscrits laissés par le poète figure encore un texte inachevé dont nous citerons, pour mémoire, quelques passages :
Un chercheur isolé, M. E. Glück, a découvert dans les archives de la Mairie de Nantes, un document imprimé, expédié par le Comité de Secours pour les Israélites de Russie, le 21 juin 1882. Signé de Victor Hugo, devenu entre temps président du Comité, il s'agit d'une démarche en faveur des victimes des persécutions, effectuée, parallèlement sans doute, auprès des municipalités de plusieurs grandes villes françaises (19). Rien ne permet pourtant d'affirmer que cette lettre a été rédigée par le poète lui-même. Son style, en effet, sans caractère spécial d'originalité, nous paraît aussi peu hugolien que possible. Ne peut-on pas supposer que le poète, en tant que président du Comité, a pu consentir à apposer son nom au bas d'une espèce de circulaire dont il approuvait le contenu, mais dont il n'était pas obligatoirement l'auteur ? Cette lettre, en effet, est contresignée par des personnalités diverses: A. Astruc, A. Lévy, Steeg, Carnot (sénateur) Ferdinand de Lesseps, Isidor (grand rabbin de France), De Pressensé, Germain Sée .
L'auteur fait précéder d'une courte notice la publication de la lettre que nous reproduisons à titre documentaire.
À plusieurs reprises, par la suite, le poète usera encore de son influence pour tenter de sauver des vies humaines, celles entre autres, de l'Égyptien Arabi et de l'Irlandais O'Donnel (20)… Il reste que cette action en faveur des juifs de Russie constitue fort probablement, l'ultime témoignage, disons d'importance, dans lequel, Victor Hugo devait donner, avant sa disparition en 1885, la pleine mesure de ses sentiments et de ses activités humanitaires.