En 1940, la colère aurait dû venir des adultes, de mes collègues non juifs, épargnés par le Statut. Un raz de marée d'immédiate résistance, un unanime cri de protestation, une démission collective de tous les enseignants, de tous les magistrats, auraient pu, à ce moment, faire basculer la politique de Vichy comme, un an plus tard, en Allemagne nazie, dans le coeur du IIIeReich, la protestation publique des évêques allait obliger Hitler à stopper l'euthanasie des débiles mentaux aryens dont le mécanisme s'était déjà mis en branle. Contre l'extermination des Juifs, il n'y eut pas, en Allemagne, de protestation semblable.
Et hélas, le 20 décembre 1940, il n'y eut pas, en France, un mouvement de solidarité qui était pourtant, alors, sans risque. Je ne sais pas évidemment comment les choses se sont passées ailleurs. Mais au Collège de Brive-la-Gaillarde, nous étions seuls, mon collègue M. Blum, un vieillard, et moi-même, un jeune homme, à quitter cette maison à laquelle nous avions donné le meilleur de nous-même, à être bannis, innocents de toute faute, sauf de celle d'être nés juifs. Et personne, parmi nos collègues, durant cette marche dégradante à travers la cour du collège, ne fit un geste, ne dit un mot, sauf, je ne l'oublierai jamais, un professeur de mathématiques, M. Delannoy. Il s'écria soudain : "On ne peut pourtant pas les laisser partir comme ça !" Et il se rangea à nos côtés, nous escortant, mais lui seulement, sans qu'aucun autre l'imitât et vînt le rejoindre, jusqu'au portail, que nous franchîmes, M. Blum et moi-même. Et dehors, de nouveau, nous étions seuls, la porte fermée derrière nous.
Je ne sais pas quelles étaient les pensées de M. Blum. En quelques minutes, ce veillard avait vieilli plus encore. Le monde laïc de sa France chérie s'était écroulé soudain sous lui. Peut-être pensait-il à la dégradation du capitaine Dreyfus. Le malheureux allait être assassiné trois années plus tard, dans cette Ile du Diable à la puissance six millions qui a eu pour nom, au 20ème siècle, Auschwitz.
Quant à moi, je me rappelle parfaitement à quoi je pensais en cet instant : à mon grand-père maternel, Nathan Strauss. Il était né en 1840, un siècle exactement avant l'heure où je me trouvais. Il était instituteur à Obernai, lorsqu'éclata la guerre de 1870 et au lendemain de la guerre, au moment de l'option, ce Juif d'Alsace, fonctionnaire enseignant français, refusa le poste que lui offrait le nouveau régime. Il refusa de devenir fonctionnaire prussien. Il nous racontait plus tard (thème qu'Alphonse Daudet a immortalisé dans ses Contes du Lundi) sa "dernière classe" à des élèves français en langue française, alors que dehors roulaient les tambours prussiens. Moi aussi, je venais de faire ma "dernière classe" à des élèves français, en langue française - mais les tambours qui roulaient dehors étaient des tambours français.