10. au Professeur André DUPONT-SOMMER, Paris

Le Professeur Dupont-Sommer fait partie du Comité Consultatif des Universités, destiné à décider quels candidats sont aptes à obtenir une chaire dans les Facultés des Lettres (1). André Neher est un de ces candidats pour le domaine des Études juives, même si ses travaux sont parfois diversifiés.


Strasbourg, le 24 avril 1952

Cher Monsieur,


Je vous remercie de votre aimable lettre du 15 avril et je m’empresse de vous faire parvenir, sous pli séparé, un exemplaire de mes Notes sur l’Ecclésiaste (2).

[…] Je joins à l’envoi le tirage à part d’une étude sur la politique de Louis XIV à l’égard des Juifs d’Alsace, parue en 1948, et dont je crois ne pas vous avoir fait le service. Il était fatal que – d’origine alsacienne et travaillant à Strasbourg – je m’intéresse à l’histoire des Juifs d’Alsace. Ce texte a été publié dans un ouvrage collectif édité par l’Université de Strasbourg (3). Je collabore actuellement, et pour la même spécialité, à un autre ouvrage collectif patronné par la Société Savante d’Alsace et des Régions de l’Est : L’Alsace et la Suisse à travers les siècles. Le livre paraîtra en automne. Sujet de ma contribution : "L’émancipation des Juifs en Suisse au XIXe siècle et les Israélites d’Alsace" (4).


Je ne voudrais cependant pas que les différents genres représentés vous fassent penser à un éparpillement de ma part. Nés en des occasions précises, ils n’ont été, en quelque sorte, que des accessoires, et l’essentiel de mes recherches et de mes travaux en préparation demeure toujours l’histoire du judaïsme à l’époque biblique et talmudique. C’est l’objet des cours que je donne à la Faculté des Lettres de Strasbourg et d’une importante étude sur le passage du prophétisme au rabbinisme, qui est en bonne voie (5). Ma formation rabbinique me facilite évidemment l’accès dans ces domaines et met à ma disposition des commentaires et des exégèses, voire même des méthodes, que n’utilisent pas habituellement les savants non-juifs. Cependant, je ne les considère pas pour autant préférables aux méthodes scientifiques que ma formation universitaire m’a depuis toujours appris à employer et à respecter. J’essaie simplement de les utiliser elles aussi au mieux de la recherche de la vérité et de les incorporer à une œuvre dont je souhaite qu’elle soit objective sans que pour cela elle renie qu’elle émane d’un croyant. Cette position, je le sais, paraît étrange à quelques-uns, aussi bien juifs que non-juifs. Mais à côté de certaines critiques (que je juge indignes d’une réponse, quand leur ton indique suffisamment qu’il s’agit non pas de discussions mais d’insultes – inspirées probablement par quelque sentiment de jalousie ou de rivalité) (6), j’ai reçu de si nombreux témoignages de sympathie, aussi bien de la part d’historiens que de philosophes et de théologiens, qu’il me semble que cet essai de synthèse vaut la peine d’être tenté.


[…] Je vous prie de croire, cher Monsieur, à mes sentiments très respectueux et dévoués.

André Neher

Notes :
  1. À cette époque, la section littéraire du Comité Consultatif des Universités décide pour toutes les branches enseignées dans les Facultés des Lettres. Les Études juives y sont donc incluses. Le Comité Consultatif des Universités ne peut choisir que des candidats inscrits sur la "liste d’aptitude à l’enseignement supérieur". André Neher y a été inscrit dès 1948.
  2. Ce livre, Notes sur Qohélét (L’Ecclésiaste), a paru l’année précédente aux Éditions de Minuit.
  3. André Neher, « Principes et application de la politique de Louis XIV à l’égard des Juifs d’Alsace », in : Deux siècles d’Alsace française, 1648-1848, Société Savante de l’Est, Strasbourg, 1948 (p. 161-173).
  4. André Neher, « L’émancipation des Juifs en Suisse au XIXe siècle et les Israélites d’Alsace », in : L’Alsace et la Suisse à travers les siècles, Société Savante de l’Est, Strasbourg, 1952 (p. 385-395).
  5. Ce projet n’a pas abouti à la publication d’un livre.
  6. Allusion évidente au compte-rendu de Georges Vajda sur Amos paru dans la Revue des Études Juives (cf. supra, lettre au Dr André Bernheim de février 1949). D’ailleurs, André Dupont-Sommer, influencé par ce compte-rendu, s’est opposé à la candidature d’André Neher ; et c’est seulement lorsqu’il n’a plus été membre du Comité Consultatif des Universités qu’André Neher a pu avoir accès à une chaire. Plus tard, André Neher sera lui-même élu membre du Comité Consultatif pour l’Hébreu et les Études juives, une grande innovation dans le cadre universitaire français.

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