Dans l’immédiat après-guerre, le Docteur André Bernheim s’est particulièrement occupé des améliorations à apporter à l’École Rabbinique et à la Revue des Études Juives. Émanation de la Société des Études Juives, la Revue des Études Juives (R.E.J.) est l’unique grande revue scientifique juive en France. Fondée en 1880, elle existe encore aujourd’hui. André Neher leur a soumis un article intitulé "Valeur de la justice dans l’éthique des prophètes", que le Comité de lecture de la R.E.J. a refusé. Ce rejet l’a affecté, comme en témoigne cette lettre, parce que la R.E.J. lui semble refuser de s’ouvrir à autre chose qu’à des données juives dites "scientifiques", éloignées de toute réflexion en profondeur.
Mon cher Papa,
Un rhume sérieux compliqué d’aphonie me retient à la maison cet après-midi : j’ai bien dormi pendant deux heures, et cela va mieux. Pas de température. Probablement j’ai trop "laïussé" hier toute la journée, hier soir, ce matin encore au Lycée, où j’ai fait "classe modèle" pour mes délégués pédagogiques (1). Voilà ce que c’est que de disposer, comme le dit Edmond-Maurice Lévy (2), d’une "phraséologie trop originale" (3) ; les cordes vocales en subissent les conséquences.
Comme Maman te tient probablement au courant de nos activités et du film de son séjour, je me borne à t’entretenir des lettres du Comité de lecture de la R.E.J. que tu m’as transmises hier.
D’abord, d’un point de vue personnel, je trouve que leur geste n’est pas très chic. Ils auraient pu, au lieu de me renvoyer le manuscrit, le conserver pour un numéro ultérieur et me demander de composer autre chose pour le prochain numéro. Manuel (4), me dis-tu, t’a précisé ce point oralement ; mais tu sais comme moi que la tradition orale a moins de poids que la tradition écrite, qui est ici très nette.
Ensuite et surtout (maman te l’a écrit), il y a eu, une fois de plus, dans mon courrier d’hier, synchronisme entre un refus juif et une acceptation, une sympathie non-juive (lettre d’Hyppolite revenant sur les mérites et l’importance philosophique de ma thèse) (5). Cette concordance perpétuelle des portes fermées du côté juif et ouvertes du côté non-juif permet de placer mon cas particulier sur le plan général. C’est l’indice d’une crise qui me paraît très grave pour l’avenir spirituel du judaïsme français.
Voici les éléments de cette crise (très rapidement) :
1°) On décourage les jeunes intellectuels et chercheurs, en les obligeant à rogner sur leur originalité. On les pousse nécessairement, soit vers la routine (dont le judaïsme se meurt), soit vers le dehors (je commence à mieux comprendre certaines indifférences ou conversions ; oui, vraiment, je commence à croire que les autorités juives en sont responsables ; je n’osais pas le croire jusqu’ici).
2°) La R.E.J. est actuellement la seule revue en langue française qui exprime la pensée juive. Elle a un passé : ce n’est pas une revue de vulgarisation, mais une revue scientifique. Cinq ou dix abonnés de plus ne la feront pas vivre. Mais si elle restreint volontairement sa compétence à la recherche de curiosités historiques, elle n’aura, j’en suis sûr, pas plus d’abonnés, mais elle perdra, certainement, tout son prestige. Et elle ternira le prestige de la pensée juive française. Comment ! Le judaïsme français intellectuel est-il tellement desséché qu’il ne peut plus se nourrir que de l’excursion dans le passé ?
La science actuelle, avec ses répercussions philosophiques inouïes et reconnues partout dans le monde, l’expression existentielle de la pensée, qui a ses représentants en France, aujourd’hui, non seulement dans les cercles actifs et progressistes mais dans les organisations traditionnellement conservatrices (Collège de France, Sorbonne, Académies, etc.), tout cela, on le considère comme "inactuel, mal approprié, etc." au Comité de lecture de la seule revue scientifique juive de France, lorsqu’on essaye modestement d’en présenter l’écho dans une étude ?
3°) Le rabbin Jaïs (6) écrivait dans son "Rapport sur la Culture Juive" (7) : p. 7 : "Par suite de l’élimination de la culture juive, le judaïsme a manqué de théologiens véritables, de philosophes originaux, qui, pétris de notre civilisation et nourris de sa substance, auraient été capables de confronter ses formules avec celles de la civilisation occidentale et auraient maintenu une âme juive, un esprit spécifiquement juif, grâce à une synthèse où la nouvelle génération aurait trouvé le moyen d’être fidèle à son passé, d’adhérer pleinement aux principes de notre foi et de participer effectivement au mouvement de la pensée universelle. […] Mais pour une telle tâche […] il nous aurait fallu des esprits assez vigoureux, non pas pour adapter la doctrine juive à telle ou telle philosophie en vogue, comme un Hermann Cohen l’a fait en Allemagne, mais pour repenser, en fonction du judaïsme, l’ensemble de la réflexion métaphysique et morale de l’Occident. Le résultat d’un pareil effort aurait servi alors non seulement à Israël, mais encore au monde tout entier, qui aurait pu en faire son profit. Qu’il n’ait pas été tenté, ah, certes, on ne le regrettera jamais assez…"
Cet effort (il n’est jamais trop tard pour bien faire), c’est exactement celui que je tente, avec d’autres qui m’entourent, et en toute modestie. Le fait même que M. Edmond-Maurice Lévy sente dans mon étude une "phraséologie trop originale" prouve que je n’ai pas mal réussi ; ce qui est malheureux, c’est que M. Lévy ne comprenne pas (je l’excuse d’ailleurs) que ce langage correspond à l’effort de repenser l’Occident en fonction du judaïsme. D’autres l’ont senti et ont vibré : Hyppolite, Simon (8), etc. : ce ne sont pas des philosophes seulement, mais aussi des historiens ; mais – et cela, c’est la tragédie – ce ne sont pas des Juifs.
Le rapport de Jaïs a, je crois, été unanimement adopté par les Assises de 1948. Et, neuf mois plus tard, le Comité de lecture de la R.E.J. ne comprend pas que mon travail réalise le vœu des Assises, et, s’il le comprend, refuse de lui donner audience !
Si l’on objecte que la R.E.J. ne veut pas être l’organe d’une refonte spirituelle du judaïsme français, je répondrai que l’on n’a pas le droit de vouloir être autre chose que ce qu’exige l’impérieuse nécessité du moment. Si la R.E.J. abdique une responsabilité qui lui revient de droit et de fait, il est de mon devoir, il serait du devoir de tout Juif français, de cesser de la soutenir et de souhaiter et d’aider l’avènement d’une revue qui assumât ses responsabilités.
(Note sur Vajda – C’est un malheur aussi que Vajda soit Rédacteur en chef de la R.E.J. Il représente également une tendance desséchante de la pensée juive. En réalité, il est d’accord avec son Comité de lecture, qui le désavoue simplement parce qu’il n’a pas de curiosité pour l’histoire des Juifs de France. Il aurait, lui aussi, refusé mon article et, probablement, s’il avait été du jury, ma thèse ! Mais cela entre nous, évidemment.) (9)
J’estime donc que le débat doit être élevé et porté devant l’opinion publique. J’envisage d’écrire une réponse au Comité de lecture, et d’envoyer copie de cette réponse à Meiss et à Schwartz (10), ut caveant consules, éventuellement de demander, par ton truchement si tu veux bien, la réinscription de la question de la crise culturelle au programme des Assises de 1949.
Maintenant je te demande, mon cher Papa, de me dire quand tu auras le temps, ton avis sur ce mien projet (Maman et Renée sont d’accord sur le principe), de me communiquer tes conseils, et de me retourner ces notes qui me seront utiles pour guider ma plume si, la semaine prochaine, je rédige la réponse (naturellement, je ferai abstraction de toute allusion personnelle et je te soumettrai auparavant mon brouillon).
Je t’embrasse bien fort.
© : A . S . I . J . A. |