8. au Dr. André BERNHEIM, Paris

Dans l’immédiat après-guerre, le Docteur André Bernheim s’est particulièrement occupé des améliorations à apporter à l’École Rabbinique et à la Revue des Études Juives. Émanation de la Société des Études Juives, la Revue des Études Juives (R.E.J.) est l’unique grande revue scientifique juive en France. Fondée en 1880, elle existe encore aujourd’hui. André Neher leur a soumis un article intitulé "Valeur de la justice dans l’éthique des prophètes", que le Comité de lecture de la R.E.J. a refusé. Ce rejet l’a affecté, comme en témoigne cette lettre, parce que la R.E.J. lui semble refuser de s’ouvrir à autre chose qu’à des données juives dites "scientifiques", éloignées de toute réflexion en profondeur.


Mercredi 16h [février 1949]
Lettre "idéologique", à ne lire que lorsque tu auras le temps !

Mon cher Papa,


Un rhume sérieux compliqué d’aphonie me retient à la maison cet après-midi : j’ai bien dormi pendant deux heures, et cela va mieux. Pas de température. Probablement j’ai trop "laïussé" hier toute la journée, hier soir, ce matin encore au Lycée, où j’ai fait "classe modèle" pour mes délégués pédagogiques (1). Voilà ce que c’est que de disposer, comme le dit Edmond-Maurice Lévy (2), d’une "phraséologie trop originale" (3) ; les cordes vocales en subissent les conséquences.


Comme Maman te tient probablement au courant de nos activités et du film de son séjour, je me borne à t’entretenir des lettres du Comité de lecture de la R.E.J. que tu m’as transmises hier.

D’abord, d’un point de vue personnel, je trouve que leur geste n’est pas très chic. Ils auraient pu, au lieu de me renvoyer le manuscrit, le conserver pour un numéro ultérieur et me demander de composer autre chose pour le prochain numéro. Manuel (4), me dis-tu, t’a précisé ce point oralement ; mais tu sais comme moi que la tradition orale a moins de poids que la tradition écrite, qui est ici très nette.

Ensuite et surtout (maman te l’a écrit), il y a eu, une fois de plus, dans mon courrier d’hier, synchronisme entre un refus juif et une acceptation, une sympathie non-juive (lettre d’Hyppolite revenant sur les mérites et l’importance philosophique de ma thèse) (5). Cette concordance perpétuelle des portes fermées du côté juif et ouvertes du côté non-juif permet de placer mon cas particulier sur le plan général. C’est l’indice d’une crise qui me paraît très grave pour l’avenir spirituel du judaïsme français.


Voici les éléments de cette crise (très rapidement) :

1°) On décourage les jeunes intellectuels et chercheurs, en les obligeant à rogner sur leur originalité. On les pousse nécessairement, soit vers la routine (dont le judaïsme se meurt), soit vers le dehors (je commence à mieux comprendre certaines indifférences ou conversions ; oui, vraiment, je commence à croire que les autorités juives en sont responsables ; je n’osais pas le croire jusqu’ici).

2°) La R.E.J. est actuellement la seule revue en langue française qui exprime la pensée juive. Elle a un passé : ce n’est pas une revue de vulgarisation, mais une revue scientifique. Cinq ou dix abonnés de plus ne la feront pas vivre. Mais si elle restreint volontairement sa compétence à la recherche de curiosités historiques, elle n’aura, j’en suis sûr, pas plus d’abonnés, mais elle perdra, certainement, tout son prestige. Et elle ternira le prestige de la pensée juive française. Comment ! Le judaïsme français intellectuel est-il tellement desséché qu’il ne peut plus se nourrir que de l’excursion dans le passé ?

La science actuelle, avec ses répercussions philosophiques inouïes et reconnues partout dans le monde, l’expression existentielle de la pensée, qui a ses représentants en France, aujourd’hui, non seulement dans les cercles actifs et progressistes mais dans les organisations traditionnellement conservatrices (Collège de France, Sorbonne, Académies, etc.), tout cela, on le considère comme "inactuel, mal approprié, etc." au Comité de lecture de la seule revue scientifique juive de France, lorsqu’on essaye modestement d’en présenter l’écho dans une étude ?

3°) Le rabbin Jaïs (6) écrivait dans son "Rapport sur la Culture Juive" (7) : p. 7 : "Par suite de l’élimination de la culture juive, le judaïsme a manqué de théologiens véritables, de philosophes originaux, qui, pétris de notre civilisation et nourris de sa substance, auraient été capables de confronter ses formules avec celles de la civilisation occidentale et auraient maintenu une âme juive, un esprit spécifiquement juif, grâce à une synthèse où la nouvelle génération aurait trouvé le moyen d’être fidèle à son passé, d’adhérer pleinement aux principes de notre foi et de participer effectivement au mouvement de la pensée universelle. […] Mais pour une telle tâche […] il nous aurait fallu des esprits assez vigoureux, non pas pour adapter la doctrine juive à telle ou telle philosophie en vogue, comme un Hermann Cohen l’a fait en Allemagne, mais pour repenser, en fonction du judaïsme, l’ensemble de la réflexion métaphysique et morale de l’Occident. Le résultat d’un pareil effort aurait servi alors non seulement à Israël, mais encore au monde tout entier, qui aurait pu en faire son profit. Qu’il n’ait pas été tenté, ah, certes, on ne le regrettera jamais assez…"

Cet effort (il n’est jamais trop tard pour bien faire), c’est exactement celui que je tente, avec d’autres qui m’entourent, et en toute modestie. Le fait même que M. Edmond-Maurice Lévy sente dans mon étude une "phraséologie trop originale" prouve que je n’ai pas mal réussi ; ce qui est malheureux, c’est que M. Lévy ne comprenne pas (je l’excuse d’ailleurs) que ce langage correspond à l’effort de repenser l’Occident en fonction du judaïsme. D’autres l’ont senti et ont vibré : Hyppolite, Simon (8), etc. : ce ne sont pas des philosophes seulement, mais aussi des historiens ; mais – et cela, c’est la tragédie – ce ne sont pas des Juifs.


Le rapport de Jaïs a, je crois, été unanimement adopté par les Assises de 1948. Et, neuf mois plus tard, le Comité de lecture de la R.E.J. ne comprend pas que mon travail réalise le vœu des Assises, et, s’il le comprend, refuse de lui donner audience !

Si l’on objecte que la R.E.J. ne veut pas être l’organe d’une refonte spirituelle du judaïsme français, je répondrai que l’on n’a pas le droit de vouloir être autre chose que ce qu’exige l’impérieuse nécessité du moment. Si la R.E.J. abdique une responsabilité qui lui revient de droit et de fait, il est de mon devoir, il serait du devoir de tout Juif français, de cesser de la soutenir et de souhaiter et d’aider l’avènement d’une revue qui assumât ses responsabilités.


(Note sur Vajda – C’est un malheur aussi que Vajda soit Rédacteur en chef de la R.E.J. Il représente également une tendance desséchante de la pensée juive. En réalité, il est d’accord avec son Comité de lecture, qui le désavoue simplement parce qu’il n’a pas de curiosité pour l’histoire des Juifs de France. Il aurait, lui aussi, refusé mon article et, probablement, s’il avait été du jury, ma thèse ! Mais cela entre nous, évidemment.) (9)


J’estime donc que le débat doit être élevé et porté devant l’opinion publique. J’envisage d’écrire une réponse au Comité de lecture, et d’envoyer copie de cette réponse à Meiss et à Schwartz (10), ut caveant consules, éventuellement de demander, par ton truchement si tu veux bien, la réinscription de la question de la crise culturelle au programme des Assises de 1949.


Maintenant je te demande, mon cher Papa, de me dire quand tu auras le temps, ton avis sur ce mien projet (Maman et Renée sont d’accord sur le principe), de me communiquer tes conseils, et de me retourner ces notes qui me seront utiles pour guider ma plume si, la semaine prochaine, je rédige la réponse (naturellement, je ferai abstraction de toute allusion personnelle et je te soumettrai auparavant mon brouillon).

Je t’embrasse bien fort.

André

Notes :
  1. Depuis la rentrée 1946, André Neher est Conseiller Pédagogique pour les trois départements de l’Académie de Strasbourg – Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle –, nomination faite "au choix" par le Rectorat pour l’enseignement de l’allemand (qu’il a enseigné de 1945 à 1955 au Lycée Kléber à Strasbourg). Il va voir ses délégués dans leurs classes en voyageant à travers le département (les relations ferroviaires sont encore très restreintes au lendemain de la guerre) et les réunit parfois à Strasbourg dans son lycée pour les faire participer à une "classe-modèle".
  2. Bibliothécaire-archiviste en chef de l’Alliance Israélite Universelle, ancien compagnon de Péguy, Edmond-Maurice Lévy (1878-1971) était membre du Comité de lecture de la Revue des Études Juives. Grand érudit et personnalité connue dans le monde juif, il a été pour de nombreux chercheurs une source inépuisable de renseignements très divers.
  3. Dans une lettre au grand rabbin de France Isaïe Schwartz du 4 février 1949, Edmond-Maurice Lévy motivait ainsi son avis de refuser la publication de l’article d’André Neher dans la R.E.J. : "[…] Vous avez bien voulu me communiquer pour lecture et avis un article de M. André Neher : ‘Valeur de la justice dans l’éthique des prophètes’, destiné, le cas échéant, au prochain numéro de la Revue des Études Juives. J’ai lu cet article avec tout le soin possible et non sans un certain effort de pensée qui me fait craindre, tout d’abord, que les lecteurs habituels de la Revue ne soient un peu rebutés par ce travail très fouillé, et que je me plais à reconnaître remarquable, mais qui exige pour le bien apprécier des connaissances philosophiques spéciales. […] D’autre part, une phraséologie, peut-être trop originale, ajoute à la difficulté de bien suivre et saisir la pensée de l’auteur. […] Or, dans les deux minces volumes publiés depuis la Libération, presque tous les articles traitent de questions philosophiques ou de littérature rabbinique médiévale. La publication d’un nouvel article de caractère philosophique sur un sujet particulièrement difficile me semble donc devoir être écartée pour le moment, mais M. André Neher, qui est un philosophe subtil, est aussi un historien des temps modernes et la contribution apportée par lui aux Mélanges historiques publiés à l’occasion du troisième centenaire de la réunion de l’Alsace à la France sur l’histoire du judaïsme alsacien nous permet de supposer qu’une étude de lui sur les rapports du judaïsme alsacien et de la France (de 1700 à 1900) présenterait le plus grand intérêt. Un tel sujet aurait certainement un véritable succès et une très large audience. […]" (© Archives André Neher).
  4. Albert Manuel, Secrétaire Général du Consistoire de Paris et proche de la Revue des Études Juives.
  5. Philosophe, professeur à la Sorbonne puis au Collège de France, Jean Hyppolite (1907-1968) a été Directeur de l’École Normale Supérieure. Il a fortement contribué à la diffusion de la pensée de Hegel en France par sa traduction de la Phénoménologie de l’esprit (1939). Jean Hyppolite a fait partie du jury de thèse d’André Neher, pour lequel il a témoigné d’une grande estime. Dirigeant aux P.U.F. la collection philosophique "Épiméthée", il y introduit André Neher et c’est dans cette collection qu’est publiée en 1955 la première édition de L’essence du prophétisme.
    La lettre de Jean Hyppolite en question fait allusion au compte-rendu très élogieux sur Amos que celui-ci vient de publier dans la revue d’inspiration chrétienne Dieu vivant, avec la mention : "thèse non encore imprimée", ce qui est rare et prouve son grand intérêt (Jean Hyppolite : "Note sur Amos et le prophétisme", Dieu Vivant, Paris, n° 13, 1949, p. 119-121).
  6. Le rabbin Jaïs (1907-1993) était alors rabbin à Paris. Il allait, en 1955, devenir grand rabbin de Paris.
  7. Rapport fait aux Assises du Judaïsme Français au printemps 1948, Assises organisées à cette époque chaque année par le Consistoire Central.
  8. Sur Marcel Simon, cf. supra, lettre à Renée Bernheim du 21.7.1947, note 1.
  9. Par la suite, Georges Vajda s’est violemment opposé à André Neher et a effectivement fait un très mauvais compte-rendu dans la Revue des Études Juives du livre Amos. Contribution à l'étude du prophétisme, quand il a paru (cf. Revue des Études Juives, Nouvelle Série, Tome X (CX), juillet 1949-décembre 1950, p. 107-114).
  10. Consacré rabbin en 1901 et après avoir occupé divers postes, Isaïe Schwartz (Traenheim, 1876-Paris, 1952) devient grand rabbin de Bordeaux en 1913, puis grand rabbin de Strasbourg après la première guerre mondiale. À la mort du grand rabbin de France Israël Lévi en 1939, il deviendra grand rabbin de France, fonction qu’il remplira jusqu’à sa mort, après avoir passé les années de guerre replié avec le Consistoire Central, à Vichy d’abord, puis à Lyon.

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