12. de Elie WIESEL, Yedioth Aharonoth, Journal Israélien du Soir, Bureaux parisiens, à André Neher

Paris, le 30 octobre 1952

Cher Professeur Neher,


Votre définition de la vie religieuse en Israël touche au cœur du problème. En Israël - et où n’en va-t-il pas de même ? -, la politique s’empare de tout et de tous, et même de la religion. En Israël – et où n’en va-t-il pas de même ? -, la religion a cessé d’être un but en soi. Elle est devenue l’instrument à travers lequel on cherche à atteindre un objectif politique.


En d’autres termes : nous sommes témoins, aujourd’hui, en Israël, d’un phénomène étrange et douloureux : la naissance d’une religion politique.

Étant donné qu’il n’y a pas de dimension profonde intérieure en politique, puisque la valeur de la politique réside dans le fait qu’elle se réalise dans les mots et les actes, on ne se préoccupe guère de la dimension profonde intérieure de la conviction religieuse. C’est un fait navrant mais c’est un fait. Et cela me plonge dans des réflexions de désespoir.


J’ai discuté avec beaucoup de gens qui ne voulaient pas croire en Dieu parce qu’ils préféraient la foi en l’homme. Et j’ai parlé à d’autres gens qui ont complètement rejeté leur foi en l’homme parce qu’ils ont choisi la foi en Dieu.

Comme ce serait bon si on pouvait à la fois croire en Dieu et en l’homme créé à son image. Mais l’être humain est trop faible pour pouvoir unir en son âme ces deux croyances, qui sont en fait les deux faces d’une même médaille : il doit choisir.

J’écris cela pour vous dire que contrairement à ce que pensent beaucoup d’entre nous, notre génération rejette l’homme et la foi en l’homme, et choisit Dieu, consciemment ou sans s’en rendre compte.


Bon ! Assez de philosophie pour cette fois. Votre lettre m’a fait plaisir, comme toujours. Parfois il n’y a pas à qui écrire - quoique j’écrive chaque jour à des dizaines de milliers de gens, aux quatre coins du monde.

Mes livres ? Le premier s’intitule Et le monde se taisait (1). Un acte d’accusation contre l’humanité et aussi contre l’Église. Quelques souvenirs de la vie dans les camps, un peu de philosophie psychologique. Le second livre est un roman où je décris une victime de la guerre qui, pour sa malchance, a survécu (2). Ses craintes, ses déceptions, ses illusions - tout. Bien sûr, dès qu’ils seront publiés, je vous les enverrai, pour que vous me disiez ce que vous en pensez.


Quand pensez-vous venir à Paris, malgré vos occupations ? Écrivez-le moi, s’il vous plaît.

Mes meilleurs souvenirs à votre épouse et à Madame Samuel.

Avec mon admiration.

Votre élève

Élie


Notes :
  1. Titre projeté initialement par Élie Wiesel pour son livre qui paraîtra finalement sous le titre La nuit (Editions de Minuit, Paris, 1958). Cf. à ce sujet Elie Wiesel : Tous les fleuves vont à la mer, Mémoires, Seuil, Paris, 1994, p.409.
  2. Élie Wiesel : L’aube, Seuil, Paris, 1960.

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