17. à la revue Targoum

"L’École de Strasbourg" (André Neher et ses élèves) et "l’École d’Orsay" (1), d’où émane la revue Targoum (huit numéros publiés de 1954 à 1956), sont liées par une estime réciproque. Cela n’empêche pas André Neher de critiquer certains articles du premier numéro de Targoum. Le fait qu’aucun nom ne soit cité dans cette lettre indique une volonté délibérée de polémiquer sur les idées mais non sur les personnes.


[janvier ou février 1954]

Chers amis,


C’est avec joie que nous avons accueilli votre nouvelle revue Targoum, dont l’excellente présentation, le souci évident du goût et de la qualité, trahissent, à chaque page, un niveau remarquable. Il est juste, et vous avez accepté cette mission, qu’au service de la pensée juive, le travail se fasse avec le souci constant de la perfection.

Mais ce souci formel vous aurait-il aveuglé au point de vous faire perdre de vue cette autre constante qu’est la fidélité à la tradition, de laquelle pourtant vous paraissez vous réclamer, en toute sincérité ? La lecture de Targoum nous a réservé d’amères déceptions, que nous tenons absolument à vous communiquer.


S’agissant non pas d’une revue d’équipe, destinée à ceux qui fréquentent Orsay ou qui s’y rattachent, mais au grand public, au public le plus large possible, comment pouviez-vous choisir délibérément un langage aussi ésotérique, dont l’interprétation sera infailliblement soit impossible, soit équivoque ? Que deux ou trois études s’appuient sur une terminologie familière à un groupe donné, soit. Mais que tout un cahier s’exprime dans des signes dont l’exégèse reste inconnue, cela paraît un défi et au bon sens, et à l’intention pédagogique, et, enfin, à la vertu de notre tradition qui sait allier l’intelligible à l’ineffable.


Comment pouviez-vous publier des poèmes dont, le premier mis à part, la facture esthétique, si poignante, si achevée soit-elle, ne peut voiler l’ardent pessimisme, la frémissante introversion, aux conséquences si dangereusement équivoques ? Il y a là, sans doute, des fruits d’expériences qui méritent d’être publiées, mais non dans un cahier où elles font figure de leçons. Loin de nous, bien sûr, l’idée d’une censure. Mais une équipe de rédaction doit pouvoir opérer un choix, si du moins elle est d’accord sur une tendance et un but.


Enfin, je ne comprends pas en vertu de quels critères vous rattachez les rites et la doctrine du judaïsme à Platon ou à Hegel et vous les expliquez par eux (exemples : la Révélation prise comme Discours et non comme Événement, la cacherout justifiée par Le Banquet), alors que vous négligez systématiquement toute référence aux sciences historiques ou exégétiques (exemple : le code d’Hammourabi = référence inutile ; étymologie de berith philologiquement insoutenable). Entre la philosophie et la science, extrajuives toutes deux, quelle différence ? Et pourquoi cette absence continuelle d’un effort de rattachement référentiel et substantiel aux textes juifs ?


En réalité, nous vous le répétons, votre langage et votre méthode recèlent peut-être quelque chose de très précieux. Mais le prix n’en est concevable que par ceux qui ont partagé votre expérience de vie d’Orsay. Le premier numéro de Targoum est, sans doute, un excellent Bulletin intérieur. Comme organe de diffusion, il est un échec et constitue un danger. Nous vous signalons cela avec tout le poids de l’amitié qui nous lie à vous-mêmes et à votre œuvre.


André et Renée Neher

Note :
  1. Sur l’École de cadres Gibert Bloch d’Orsay, « École Polytechnique du judaïsme » fondée par Robert Gamzon après la guerre dans le cadre de la reconstruction du judaïsme en France, cf. Les Nouveaux Cahiers, n° 111, hiver 1992-1993, ainsi que deux articles dans notre site :
    - Denise Gamzon : "L'école Gilbert Bloch", http://www.judaisme-alsalor.fr/perso/pivert/gbloch.htm
    - Roland Goetschel : 'Entre Tradition et Modernité : Manitou', http://www.judaisme-alsalor.fr/perso/goetsch/manitou.htm
Lexique :

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