34. à André SCHWARZ-BART, Paris

Après la parution du Dernier des Justes (1959), dont il est un fervent admirateur, André Neher avait correspondu avec André Schwarz-Bart (1). Un an plus tard, en pleine guerre d’Algérie, se posent aux Français en général et aux Juifs en particulier de graves problèmes de conscience. André Schwarz-Bart invite André Neher à participer à une réunion de réflexion en petit comité. Empêché d’y assister, André Neher résume dans sa réponse ses idées sur le problème.


Strasbourg, le 3 novembre 1960

Cher André Schwarz-Bart,


J’ai trouvé ce soir seulement votre lettre : je vous remercie vivement d’avoir pensé à m’inviter à cette réunion à laquelle, à mon grand regret, il m’est impossible de prendre part. Des obligations irrésiliables me retiennent à Strasbourg.
[…] Je voudrais néanmoins être en pensée avec vous, avec nos amis. Permettez-moi donc de répondre rapidement quant au fond.


1°) J’estime qu’il n’est plus possible à la conscience juive, en tant que telle, d’esquiver le problème. Quelle qu’en soit la complexité et quelles que soient les déchirures auxquelles une option nous vouera, la question est posée à notre conscience juive. L’esquiver ou s’en remettre à l’alibi de ce qu’il y a en nous d’universellement humain, c’est nier qu’il existe une conscience proprement juive, c’est reléguer ce qu’il y a de juif en nous du centre de notre personne aux périphéries où tout devient banal ou inutile.


2°) Si nous plaçons notre conscience juive au centre de notre personne, plusieurs fidélités contradictoires s’entrecroisent et nous écartèlent. Les deux plus nettement opposées sont notre fidélité au destin du peuple juif (qui peut nous paraître gravement menacé, en Algérie même, et en Israël, par les répercussions de l’accès à l’indépendance d’un nouveau pays arabe) et notre fidélité à la vocation absolue de la morale juive (gravement menacée par notre complicité avec une guerre colonialiste et avec la torture). Il m’apparaît solennellement que la seconde fidélité est d’un degré transcendant à la première : elle en constitue l’unique justification. Sans fidélité morale, la fidélité historique n’a plus de sens.

Le peuple juif n’a pas survécu pour survivre mais pour vivre une vie morale plus intense. Nous sommes persécutés non pas pour sortir de la persécution, mais pour expérimenter que depuis toujours et à tout jamais, nous sommes du côté du persécuté, il nous est interdit d’être du côté du persécuteur. Plutôt mourir que dénaturer et renier ce pourquoi et pour quoi nous vivons.

Cela, ce sont des citations bibliques, talmudiques, rabbiniques… et des citations, aussi, de votre livre, André Schwarz-Bart, qui a été écrit pour nous redonner nos nourritures.


3°) Il me paraît donc urgent que la conscience juive aboutisse à une condamnation non-équivoque de la guerre colonialiste d’Algérie et de tout ce qui, dans cette guerre, dérive, de près ou de loin, d’une conception concentrationnaire du monde (camps, tortures, arbitraires, racismes).


4°) Cette condamnation aura d’autant plus de relief qu’elle s’énoncera sur l’arrière-plan de notre fidélité au destin du peuple juif, à la communauté juive d’Algérie, à l’État d’Israël. Il ne faut, à aucun prix, sous-entendre ou passer sous silence cette autre fidélité au moment même où nous la sacrifions à la fidélité éthique qui la transcende. C’est, au contraire, en énonçant simultanément, en un seul souffle pathétique, nos fidélités conjointes, que le sacrifice de l’une à l’autre prendra son véritable sens et aussi son efficacité.

Car alors nous pouvons espérer n’avoir pas perdu définitivement ce que nous sacrifions au service d’une cause plus haute. Car alors, la voix du peuple juif (de ses exigences sociales et politiques, de la légitimité de ces exigences) aura parlé en nous et se sera faite entendre à partir de nous, au moment même où nous lui imposons le silence. Alors, Abraham peut espérer retrouver Isaac, parce qu’au moment même où il s’apprêtait à le sacrifier, il proclamait pour lui son amour.


5°) Il faudrait donc qu’au-delà ou en-dedans des options qui s’offrent à nous à l’heure actuelle et auxquelles chacun d’entre nous adhère en fonction de sa conscience personnelle (droit à l’insoumission – objection de conscience – non-violence – principe de sauvegarde des droits de l’homme…), une option purement juive se dégageât et nous interpellât : celle qui nous demanderait d’affirmer simultanément que nous sommes indéchirablement avec nos frères juifs, et que c’est précisément parce que nos frères juifs connaissent avec nous le sens de notre communion éternelle que nous optons, en Algérie, pour nos frères – les hommes. Car c’est en sauvant l’homme que nous sommes sauvés.


À vous, en fraternelle pensée.

André Neher

Note :
  1. Dans une lettre du 11 octobre 1959, André Neher avait notamment écrit à André Schwarz-Bart, après lecture du Dernier des Justes :
    " […] pour vous dire mon émotion et mon admiration. Et aussi ma reconnaissance. J’essaierai de rendre compte dans une Revue de votre œuvre, haute, vibrante, saisissante. Laissez-moi, pour aujourd’hui, rendre hommage, en fraternelle simplicité, à la vérité juive qui illumine votre livre et qui en transfigure les pages en exaltante prière."
    Et dans une lettre du 29 novembre 1959 :
    "Le Prix Goncourt n’ajoute rien à votre œuvre : il la constate et la consacre." (© Archives André Neher)


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