André et Simone Schwarz-Bart |
Comment expliquer cette étrange méconnaissance de la stature de l'écrivain qui le premier a tenté de traduire l'inouï de la Shoah dans une œuvre d'art en forme d'hommage, l'auteur du premier best-seller juif incontournable en langue non juive ? Peut-être faut-il remonter aux profonds malentendus qui ont accompagné le Goncourt puisque, au sommet de la gloire et de la reconnaissance internationale, Schwarz-Bart avait choisi de se taire et de quitter la France. Une véritable cabale avait été montée contre lui pour tenter de lui soustraire son prix mais surtout, une vaste polémique avait alimenté la presse et les salons durant plus de six mois autour de la question du rôle de la souffrance dans l'histoire et dans la spiritualité juive. Certains l'avaient taxé d'écrivain christianisant, assimilant la souffrance des Justes du roman et en particulier du dernier d'entre eux, Ernie Lévy, à la souffrance expiatoire et messianique du Christ. D'autres avait contesté le choix de héros juifs jugés trop passifs à une époque où il était de bon ton de vanter le courage des révoltés du Ghetto de Varsovie et des soldats du jeune Etat d'Israël. En valorisant la spiritualité et la non violence des juifs de la Diaspora occidentale, Schwarz-Bart ne risquait-il pas de dédouaner les bourreaux qui avaient fait d'eux des martyrs ?
La légitimité que lui accorda l'Etat d'Israël en lui décernant, en mars 1967, le Prix de la ville de Jérusalem "pour la liberté de l'homme dans la société", faillit le réconcilier avec lui-même. D'autant plus que le jury avait associé dans un même souffle Le dernier des Justes et La Mulâtresse Solitude qui venait de sortir des presses à Paris (Voir documents ci-contre). Premier tome publié d'un cycle annoncé de sept volumes sur la souffrance noire, l'esclavage et la révolte, Un plat de porc aux bananes vertes (1967) avait été écrit en collaboration avec Simone, son épouse d'origine guadeloupéenne devenue aujourd'hui l'une des grandes voix de la littérature antillaise. Le roman fut pourtant un demi-échec et la parution, en 1972, d'un second volume (exclusivement de la main de Schwarz-Bart) ne changea pas l'attitude réservée du public, malgré le large succès d'estime remporté auprès de la critique. On attendait un second "Dernier des Justes". On ne fit pas l'effort de comprendre l'ampleur de l'entreprise : montrer la résistance spirituelle d'un autre peuple devant la persécution, se faire le porte-voix des noirs "déportés" d'Afrique, asservis et abaissés au nom de valeurs prétendument éclairées de l'Occident chrétien. Le fait que l'auteur soit un juif, dont le Livre sacré lui enjoignait d'aimer son prochain comme lui-même "parce que tu as été esclave au pays d'Egypte" le délégitimait au lieu qu'on valorise sa démarche littéraire et humaine, d'empathie et de compassion. Un auteur décréta : "La mulâtresse Solitude aurait dû être écrit par un Antillais" (Frederick Ivor Case). Certains critiques insinuèrent que le roman cosigné devait être en fait l'œuvre exclusive de l'Antillaise Simone Schwarz-Bart, mais que "l'homme blanc" s'était approprié son récit. Depuis lors (et malgré une encyclopédie en six volumes co-signée avec Simone : Hommage à la femme noire (1989), André Schwarz-Bart était resté muet et en retrait du monde littéraire. Il continuait pourtant d'écrire et l'on peut se demander si les manuscrits accumulés au fil des ans verront le jour et révèleront d'autres pans d'une œuvre généreuse et exceptionnelle, comme sa personnalité discrète et tragiquement méconnue.
Aujourd'hui, ce Juif né à Metz le 23 mai 1928, de parents polonais, ce Guadeloupéen d'adoption, ne repose nulle part. Il a choisi de se faire incinérer dans un crématoire des Antilles et son enveloppe terrestre est partie en fumée comme celle de ses parents, de ses frères, d'une grande partie de son peuple et des héros de son chef d'œuvre. Ses lecteurs se souviennent que Le dernier des Justes s'ouvre par cette citation d'un auteur polonais, M. Jastrun :
Comment dois-je célébrer ta mort Comment puis-je suivre tes obsèques Poignée de cendres vagabondes Entre la terre et le ciel ? (Les obsèques) |
Dans les annexes de sa thèse de doctorat, Francine Kaufmann a reproduit les attendus du jury du Prix de Jérusalem et le discours d'André Schwarz-Bart (le 30 mars 1967, restés inédits), ainsi que des poèmes parus dans la presse au moment du Goncourt (1959). Elle nous confie aujourd'hui quelques un de ces textes.
Fondé par la Municipalité de la ville de Jérusalem et attribué sur avis des membres du jury qui se sont réunis le 30 mars 1967 (11 adar 5727) dans la salle des séances de la mairie de Jérusalem, capitale d'Israël, afin de décerner le prix à l'écrivain André Schwarz-Bart.
Le romancier André Schwarz-Bart a consacré son existence aussi bien que son talent d'écrivain à la lutte pour la primauté de l'homme isolé que nient les sociétés closes, toujours tentées par la solution concentrationnaire. Ironie, colère, tendresse et passion alternent dans ses romans, mettant en relief à la fois l'ignominie de la condition faite à l'individu en proie à la méchanceté des groupes oppresseurs, et à la grandeur quasi-mythique de son destin, qui est de témoigner pour la vérité humaine, de rédimer l'homme de son enfer en l'assumant tout entier, comme les lamed-vavniks (2) de la légende juive. Au combat pour la justification de son propre peuple, André Schwarz-Bart ajoute le souci des autres races opprimées, de tous ceux qui souffrent injustement aux mains de leurs frères dénaturés. La libération et la restauration de la dignité de l'homme en tant que tel constituent l'unique objet du romancier du Dernier des Justes et de La Mulâtresse Solitude. Pour ces motifs, il est digne d'être proclamé lauréat du Prix international de Jérusalem, dans les murs de laquelle les prophètes d'Israël élevèrent dès les jours anciens, l'étendard de la liberté de l'homme et de sa responsabilité devant Dieu et son prochain.
Teddy Kollek, maire de Jérusalem. 30 mars 1967. |
Adresse d'André Schwarz-Bart (lauréat du prix de Jérusalem 1967)
Vous le savez, l'Etat d'Israël ouvre un nouveau chapitre d'une longue histoire qui fut et demeure sujet d'étonnement pour l'esprit humain. Si l'on y songe, rien de plus significatif que la cérémonie qui nous réunit aujourd'hui. Voici un pays qui vient de naître par le fer et par le feu, comme on disait autrefois. Ce pays est pauvre, c'est un point sur la carte ; et ses ressources relèvent plutôt du courage humain que du sol, plutôt d'une belle imagination que de la réalité. Des ennemis en nombre l'entourent. Souvent le sang coule. Or, quel étrange spectacle il offre aux visiteurs du monde entier car des salles de concert, des bibliothèques, de splendides musées s'élèvent en même temps que les dispositifs de défense, et au milieu de l'incertitude des lendemains, on songe à créer, quoi ? … des prix de littérature. Une telle inconséquence, un tel défi au bon sens eussent signé la perte de n'importe quel Etat ; mais c'est à cette folie que le peuple juif doit sa survie. Et vous qui héritez de toute l'histoire du peuple juif, vous montrez par là que vous héritez également de sa folie.
Mesdames, messieurs, chers amis,
En cet endroit de mon remerciement, il conviendrait peut-être que j'énonce
quelque vérité définitive sur la littérature,
ou sur tout autre sujet non moins essentiel. Pardonnez-moi de n'en rien faire.
Je ne suis qu'un simple juif de la Diaspora, cherchant comme des millions
d'autres, une voie humaine au milieu d'un monde qui s'obstine à ne
me proposer que des questions sans réponses et des réponses
sans questions. Je n'ai aucune idée claire sur la littérature
en général, sur ce qu'elle devrait être ; et, à
plus forte raison, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est ou devrait
être la littérature juive. Et cependant j'écris, et cependant
je me considère comme un écrivain juif. Si vous le permettez
– et à défaut d'élever le débat- je me contenterai
de vous parler de mon expérience propre d'écrivain.
Tout d'abord, il me faut vous le rappeler, je ne suis pas devenu écrivain par vocation littéraire. Comme pour bien d'autres hommes de ce temps, l'écriture m'est venue en réponse à l'événement. Les Africains disent : "Le fusil a fait pousser un cri d'homme à l'éléphant". A l'échelle de l'espèce humaine, aussi, il arrive que les circonstances amènent l'individu à inventer certains gestes, à proférer des sons inusités. Au fond, tout cela nous ramène à la fonction la plus ordinaire de la parole. Et parce que certains mots ne voulaient pas sortir de ma gorge, il a bien fallu – à faute, peut-être d'étouffer - que je m'arrange peut-être autrement. Donc, nulle vocation, nulle inspiration particulière, mais une nécessité, qui s'apparente à celle du journal intime. Nécessité assez répandue d'ailleurs, parmi certaines générations juives d'Occident, ainsi qu'il découle de la terrible remarque de Mendel Mann, selon qui le nombre d'auteurs yiddish vivants avoisine le nombre de lecteurs.
Il reste, mesdames, messieurs, que je ne puis m'accorder la relative insouciance
d'une personne qui tient son journal ; car les mots que je trace sont appelés
à rencontrer d'autres regards que le mien et cela entraîne, vous
n'en doutez pas, une certaine responsabilité. Disons, si vous le voulez
bien, que certains auteurs, dont je suis, s'efforcent de mesurer les conséquences
de leurs écrits ; et qu'ils se trouvent conduits, de ce fait, à
s'interroger gravement sur l'effet qu'ils souhaitent auprès du lecteur.
Dans ce domaine aussi, je l'avoue, je n'ai pu faire la lumière en moi.
Tout ce qui m'anime, tout ce qui me guide est un certain sentiment, obscur
du reste, mais qui a pris sa forme définitive il y a une dizaine d'années,
lorsque j'ai rencontré, par hasard, une phrase de Rabbi Na'hman de
Bratzlaw. Cette phrase est la suivante :
"Les auteurs doivent mûrement peser le contenu de leurs écrits
afin de savoir s'ils valent la peine d'être mis en un livre, car l'essentiel
d'un livre est le lien qu'il établit entre les âmes, ainsi qu'il
est dit : ‘Voici le livre des générations de l'homme'."
Et Rabbi Na'hman ajoute :
"S'il n'est rien dans tes écrits qui soit un tel lien, il ne s'y
trouve pas de quoi faire un livre."
Messieurs les membres du jury,
Lorsque la nouvelle me fût annoncée, voici plusieurs semaines,
j'avoue que je ne compris pas tout d'abord la raison de votre choix. Et puis,
en y réfléchissant, il me parut que pour une fois vous vouliez
saluer une promesse plutôt qu'un accomplissement. Et puis encore, y
réfléchissant davantage, je ne pus m'empêcher d'associer
votre décision au livre que nous venons de faire paraître ma
femme et moi. Dès lors, il me parut évident que vous vouliez
marquer votre sympathie à l'égard de la jeune littérature
de la Diaspora, comme vous auriez pu le faire, par exemple, en désignant
mon cher ami Elie Wiesel. Et il me parut, d'autre part, que vous souhaitiez
en même temps rendre hommage à une littérature non moins
fraternelle, à vos yeux d'Israéliens, non moins chère
à tous les cœurs juifs, et qui nous parle à travers les
voix lumineuses du Sénégalais Léopold Sedar Senghor et
de Césaire l'Antillais. Certains de nos ancêtres disaient : "Juifs
sous la tente, homme au dehors". Par votre geste, vous témoignez
qu'en Israël, ces deux termes ne font qu'un.
Chers amis, chers frères, permettez-moi, je vous prie de vous assurer de ma gratitude et de mon affection.
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Francine Kaufmann a publié quatre autres articles sur le même thème :
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Notes :
Photos couleur : Paris mai 2003, © Francine Kaufmann,
(archives personnelles)
© A . S . I . J . A . |