39. à Léon POLIAKOV

Léon Poliakov a envoyé à André Neher un projet de recherches sur l’antisémitisme en lui demandant d’intervenir auprès du Centre de Recherches d’Histoire des Religions de l’Université de Strasbourg, dont il souhaite obtenir le patronage.


Strasbourg, le 12 février 1962

Mon cher Poliakov,


Si j’ai tardé à vous répondre, c’est parce que la lecture attentive de votre texte-programme m’a obligé à des réflexions de base, et j’ai nettement l’impression que nous ne voyons pas certaines choses de la même manière.


J’avais été frappé à l’époque de la vigueur de la réaction de Jules Isaac dans La Terre Retrouvée (1) ; je la comprends mieux maintenant.

Votre avant-projet me paraît couper d’une manière tranchante et je dirais presque : définitive, l’antisémitisme moderne de l’antijudaïsme chrétien. Vous ramenez l’antisémitisme moderne à des sources gnostiques, dans l’Antiquité, philosophiques au XIXe siècle : tout se passe comme si la question des responsabilités chrétiennes n’avait plus d’intérêt historique. Or, je reste persuadé, comme Jules Isaac, que là réside encore et toujours le point crucial, et que notre génération ne saurait faire mieux dans ce domaine que de continuer à axer ses recherches sur les lignes d’imbrication entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme moderne.


J’ai nettement l’impression aussi que votre perspective vous fait mal poser les conditions d’une étude de l’antisémitisme médiéval. Je ne puis vous suivre dans votre analyse de l’esprit de cet antijudaïsme et des ambiguïtés méthodologiques que signale le deuxième paragraphe de la première page de votre avant-projet. Nous aurions matière à discuter longuement là-dessus : j’espère que nous pourrons le faire un jour, à tête reposée, et dites-vous bien que je tirerai argument de bien des faits mis en lumière par vos propres livres !


Pour l’instant, il ne me paraît pas possible de "patronner" en bloc ce projet auprès du Centre de Recherches d’Histoire des Religions de Strasbourg. J’approuve, certes, bien des aspects de ce projet, et notamment l’étude de l’antisémitisme dans l’Antiquité. Mais le centre groupe trois Facultés, dont deux sont des Facultés de Théologie (Catholique et Protestante – la troisième étant la Faculté des Lettres). Je craindrais trop, en présentant ce projet au Centre, de fournir de hâtifs alibis à des chercheurs théologiens, qui ne demanderaient pas mieux que de s’évader des tâches pénibles auxquelles les invite Jules Isaac, devant lesquelles ils rechignent – c’est bien compréhensible – mais par lesquelles notre génération devra nécessairement passer – et jusqu’à en boire la lie ! Il y a, dans le domaine de la recherche scientifique, comme dans tout autre domaine, des priorités : je suis intimement convaincu qu’un Centre comme celui de Strasbourg doit, dans les années à venir, consacrer ses efforts, prioritairement, à l’étude de l’antijudaïsme chrétien (ses sources, ses formes, son contenu, son influence, ses expressions actuelles).


Cela ne veut pas dire évidemment que je ne porterai pas d’intérêt actif à votre projet : mais je souhaiterais que certaines parties en soient orientées autrement. Cela ne veut pas dire non plus que vous n’êtes pas libre de présenter votre projet au Centre de Strasbourg par l’intermédiaire d’un autre professeur ; mais je ne puis, moi, en toute conscience, me faire l’avocat de ce projet auprès du Centre, du moins dans sa forme actuelle.


Et tout cela, enfin, n’enlève rien à l’admiration que je porte à votre personne et à vos travaux, rien non plus à notre amitié. Nous avons le droit, n’est-ce pas, d’avoir des idées divergentes sur certains points ? La valeur d’un dialogue amical est à ce prix. Et j’espère que nous pourrons bientôt poursuivre ce dialogue : je m’en réjouis par avance.


En très amicale et cordiale sympathie,

André Neher

Note :
  1. Il s’agit certainement d’un compte-rendu de Jules Isaac du livre Du Christ aux Juifs de cour (Paris, Calmann-Lévy, 1955), premier volume de l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov.


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