L'historien Jules Isaac, de l'enseignement du mépris à l'enseignement de l'estime
Une coproduction KTO/ BEAMLIGHT 2023 (53') - Réalisée par Emmanuel Chouraqui
Jules Isaac en 1918
Jules Isaac naît à Rennes le 18 novembre 1877, où réside
alors son père, militaire de carrière, alsacien ayant opté
pour la France en 1871. Il est issu d'une vieille famille israélite,
dans laquelle l’amour de la patrie a pris le pas depuis des générations
de croyances religieuses. Le grand-père de Jules Isaac, cuirassier-trompette
dans la Grande Armée, a combattu à Waterloo. Il a été
décoré de la Légion d’honneur, tout comme son fils,
le père de Jules Isaac, qui a opté lui aussi pour la carrière
des armes. En dépit de ses sympathies pro-républicaines, il est
nommé chef d’escadron sous le second Empire.
Jules Isaac perd à treize ans ses deux parents à quelques mois
d’intervalle, et devient interne au lycée Lakanal à Sceaux.
Son entrée dans la vie adulte coïncide avec l'étape décisive
que représente l'affaire Dreyfus
dans l'évolution politique et culturelle de la IIIe République.
A l'âge de vingt ans, Jules Isaac rencontre Charles Péguy ; c'est
le début d'une longue amitié, mais aussi d'un compagnonnage
intellectuel très fécond, marqué en particulier par la
création des Cahiers de la Quinzaine. L'écrivain l'a
convaincu de militer pour un socialisme "à la Jaurès"
et il lui a révélé une injustice : le procès
Dreyfus. Isaac devient dreyfusard non par solidarité religieuse
mais car il a la passion de la vérité.
Il est reçu l'agrégation d'histoire, en 1902, année
de son mariage avec Laure Ettinghausen.
Les manuels d'histoire
En 1906, Jules Isaac est un jeune professeur d'histoire. Il a 29 ans. Après
avoir réussi l'agrégation, il a enseigné à Nice,
puis à Sens. Il est introduit par Ernest Lavisse auprès de la
maison Hachette qui publie un manuel d'histoire, celui d'Albert Malet. Isaac
est chargé de rédiger des aide-mémoire qui prépareront
les élèves au baccalauréat.. Lorsqu'il reprend un poste
dans l'enseignement secondaire, au lycée Louis-le-Grand puis au lycée
Saint-Louis il poursuit sa collaboration, étendue à des manuels
pour l'enseignement primaire supérieur qui, une fois de plus, sont issus
de la collection Malet.
Albert Malet et Jules Isaac
ne se sont presque jamais rencontrés. Le premier, mort au front en
1915, amène Jules Isaac à rédiger seul la nouvelle mouture
imposée par de nouveaux programmes. Mais Hachette, l'éditeur,
exige que Malet reste associé au nom de l'ouvrage. Isaac est un nom
biblique qui peut gêner l'Ecole catholique ! Isaac dans son travail
estime que le rôle de l'historien est d'écrire des manuels justes
et de militer pour la paix. D'ailleurs, il utilise largement la méthode
des deux points de vue pour expliquer le conflit de 1870.
Jules Isaac, a lui-même survécu à 33 mois de tranchées
et à une mauvaise blessure reçue à Verdun. Les lettres
qu'il a envoyées du front à sa femme, Laure, viennent d'être
publiées sous le titre Un historien dans la grande guerre
(Ed. Armand Colin 2004 ; édition de Marc Michel ; préface d'André
Kaspi). Cette correspondance entre époux témoigne avant tout
de leur amour et de leur fidélité à une "religion
familiale" partagée entre le front domestique et le front militaire.
Sans se complaire dans les descriptions de scènes d'horreur, il sait
que la sensibilité de sa femme lui permet de comprendre la souffrance
et les malheurs des combats... Ces lettres sont le témoignage de la
génération de la boue, des rats, du sang où leur auteur
exprime sa volonté de "tenir" et sa souffrance, indissolublement
liées.
Après la guerre, il sefforce de tirer les conséquences du premier
conflit mondial. Fidèle à la tradition républicaine de
la gauche, membre de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen, puis du
Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il s'engage parallèlement
en faveur d'une meilleure compréhension entre Français et Allemands,
militant en particulier pour une révision des manuels scolaires.
En 1936, Jules Isaac est nommé inspecteur général de
l'Instruction publique ; il est alors à la tête, depuis 1923,
de la collection de manuels d'histoire "Malet-Isaac" , dont le succès
doit beaucoup à ses qualités pédagogiques nouvelles :
mise en valeur des faits sociaux, économiques et culturels, rigueur
et clarté de la présentation... Il s'attache à rendre
clair l’enchevêtrement des événements, mettre à
la disposition des élèves des textes pour qu’ils soient
en contact avec les "sources" et qu’ils apprennent à
les lire, afin de fixer dans leur mémoire les grandes scènes
historiques et les portraits de leurs acteurs par la reproduction de tableaux.
Son engagement en faveur du rapprochement franco-allemand, entre les deux
guerres, transparaît au travers de nombreux documents, relatifs notamment
à ses échanges réguliers avec des historiens allemands
ou à la nécessaire révision des manuels scolaires. Ces
efforts s'appuient sur un important travail de recherches sur les origines
de la Grande Guerre : notes de lecture, notes sur la social-démocratie
allemande, traductions de correspondances diplomatiques allemandes des années
1911 à 1914, dossiers austro-hongrois sur la politique de la France,
documents serbes...
La deuxième guerre mondiale
La deuxième guerre mondiale bouleverse son existence. Révoqué
par le gouvernement de Vichy en vertu de
la loi du 3 octobre 1940 qui institue un statut discriminatoire des juifs.
sa femme et de sa fille sont arrêtées à Riom le 7 octobre
1943 ; elles seront déportées et exterminées à Auschwitz.
A la suite de leur arrestation, une note faisant état des engagements
passés de l'historien est élaborée, dans l'espoir d'obtenir
leur libération : "Jules Isaac n'a jamais été de ceux
qui ont poussé à la guerre contre l'Allemagne. Mais au contraire,
il est de ceux qui ont lutté avec le plus de constance pour sauvegarder
la paix en travaillant à réaliser (...) le rapprochement franco-allemand".
L'invitation qui lui a été faite en 1938, de se rendre à
Berlin "aux frais du gouvernement allemand" pour y poursuivre le dialogue
engagé est mentionnée. Ce document est bien sûr resté
sans effet.
Son fils, arrêté lui aussi, réussit à s'échapper
d'un camp en Allemagne.
La guerre marque un tournant essentiel dans les conceptions et les activités
de l'historien. Le rapprochement franco-allemand, en particulier, n'est plus
à l'ordre du jour. Dans une lettre au Figaro, en juillet 1945,
Jules Isaac évoque les crimes nazis : "Par sa nature même,
ce système de répression, de torture et d'extermination est
un phénomène monstrueux spécifiquement allemand, qui
a ses racines profondes dans le sol allemand, dans le génie propre
au peuple allemand. (...) La responsabilité d'ordre criminel retombe
sur toute la nation". Par ailleurs, de nombreux documents évoquent
la réorganisation de l'enseignement par le régime de Vichy :
interdiction des manuels utilisés avant la guerre, application des
lois antisémites dans l'Éducation nationale.
Dès la Libération, il se voit confier une mission d'inspection
générale dans l'académie d'Aix-Marseille en novembre
1944, avant d'être rétabli, en 1945, dans ses droits comme inspecteur
général honoraire. La période d'activité de Jules
Isaac dans le cadre de l'Éducation nationale touche cependant à
sa fin et aux souffrances de la guerre succède, en 1945, une certaine
amertume : "J'avais souhaité ma réintégration non
seulement parce que en raison de mes convictions démocratiques j'avais
été particulièrement brimé et piétiné
par les gens de Vichy - de Carcopino à Abel Bonnard [...] - mais parce
que je croyais pouvoir participer utilement à l'oeuvre nécessaire
de redressement et de réorganisation dans l'université. Or il
n'en est rien [...]. Toutes les commissions importantes, d'enquête,
de révision, de réforme, ont été constituées
sans que je sois appelé à en faire partie".
Les Amitiés judéo-chrétiennes
Jules Isaac consacre alors une
grande partie de ses efforts à la recherche des causes de l'antisémitisme.
Cofondateur des Amitiés judéo-chrétiennes en 1947, il s'emploie
à combattre en particulier les racines chrétiennes du mal, qui
lui paraissent déterminantes.
L'historien se montre particulièrement combatif à l'occasion
de démêlés judiciaires avec Xavier Vallat, à la
fin des années cinquante : appel solennel dans la presse, jugements
de la cour d'appel d'Aix et de la Cour de cassation de Paris, correspondance
avec les anciens du Comité d'action de la Résistance, copies
des pièces produites en 1947 devant la Haute Cour de justice,
illustrant les activités du Commissariat aux questions juives pendant
la guerre...
Au fil des années, le sentiment d'appartenance s'affirme chez lui
avec plus de force, même si les contours de l'identité juive
de Jules Isaac restent difficiles à préciser. Certains documents
attestent de sa mobilisation en faveur de causes juives, mais celle-ci peut
aussi bien relever de préoccupations humanistes : dénonciation
de la politique anglaise en Palestine à l'occasion de l'affaire de
l'Exodus, dans une lettre adressée au journal chrétien Cité
Nouvelle ; article publié dans La Terre Retrouvée
à l'occasion du procès Eichmann en 1961, pour fustiger "la
complicité mondiale" dans les crimes dont les juifs ont été
les victimes... "
Mais l'historien reste fermement républicain, fidèle aux valeurs
de ses ancêtres : "Les Juifs répandus dans le monde ne forment
plus un peuple distinct (sauf en Palestine). Bien que les épreuves
subies et les persécutions aient renforcé, comme il est naturel,
la solidarité juive, on n'a pas le droit d'écrire, parlant des
juifs en général, «le peuple juif ». Les Français
d'origine juive font partie du peuple français et ne reconnaissent
à personne le droit de leur contester la nationalité française".
Pour Jules Isaac, l'essentiel est de combattre le mal à la racine
: l'antisémitisme chrétien, qui a acquis une terrible puissance
au cours des siècles, fait ici l'objet d'un important travail de documentation,
de recherches et d'analyses : bibliographies, notes de lecture, conférences,
exposés, articles... Les débats suscités par ses prises
de position et les travaux préparatoires de ses ouvrages sur la question
sont l'occasion de correspondances avec des responsables religieux ou des
intellectuels, comme André
Chouraqui. C'est dans l'amitié judéo-chrétienne que
Jules Isaac conçoit le remède le plus efficace à la vieille
haine antisémite. L'idée essentielle est de mettre en valeur
les racines profondément juives du premier christianisme ; c'est ce
qui ressort par exemple de la découverte des manuscrits de la mer Morte.
C'est bien sûr le réseau des Amitiés judéo-chrétiennes
qui fournit à l'entreprise de Jules Isaac l'appui le plus solide. On
trouve dans ses archives une documentation très importante à
ce sujet : statuts de l'association, procès-verbaux, bulletins d'information,
débats, conférences, documents relatifs aux sections de Lille,
Lyon, Paris et bien sûr Aix-en-Provence, correspondances avec de nombreuses
personnalités comme André
Chouraqui, Edmond Fleg, Jacques Madaule... À noter également
une correspondance très soutenue avec des religieux catholiques acquis
à la cause des AJC, comme Soeur Geneviève Gendron, de Padoue,
qui le Jules Isaac informé de l'évolution de la situation à
Rome.
Au sein même des AJC, les tensions et les rivalités personnelles
ne sont pas rares. Elles sont plus préoccupantes quand elles semblent
introduire à nouveau la discorde entre juifs et chrétiens. Jules
Isaac réplique ainsi très vivement à une note diffusée
par Emmanuel Lévinas : "Il
n'est pas exact de dire que les Amitiés judéo-chrétiennes
se sont constituées au lendemain de la guerre par l'initiative chrétienne.
En France, les Amitiés judéo-chrétiennes n'ont été
fondées qu'en 1948-49 et par l'initiative juive".
Les écrits
Dans ces années d'après-guerre, le cheminement intellectuel de
l'historien est rythmé par la parution de vastes synthèses :
Jésus et Israël, en 1948 ;
Genèse de l'antisémitisme, en 1956 ;
L'Enseignement du mépris, en 1962.
Répondant à un contradicteur, lors d'un débat organisé
par les Amitiés judéo-chrétiennes d'Aix-en-Provence,
à l'occasion de la parution de Genèse de l'antisémitisme,
Jules Isaac se défend avec vigueur : "Il est vrai qu'il y a de
la passion dans mon livre ; depuis bien longtemps, j'ai l'habitude de me battre
à visage découvert, professant qu'en histoire, l'essentiel n'est
pas d'être objectif (...), l'essentiel est d'être honnête,
c'est à dire de rechercher honnêtement la vérité,
sans omettre ou voiler les faits qui viennent à l'encontre de nos propres
tendances".
Jules Isaac et le judaïsme
Dans une lettre adressée à André Neher (7 janvier 1959), Jules Isaac explique ainsi sa relation au judaïsme :
Étais-je de ces "assimilés" qui s’efforçaient d’être en tous points "pareils aux autres" ? Quand je considère objectivement mon cas, il me paraît un peu plus complexe. Il me semble que je n’ai eu aucun effort à faire pour être "comme les autres". Élevé par des parents français, dans un métier français, entouré d’amis français, j’étais aussi naturellement que possible Français, je me sentais profondément Français, je l’étais, je le suis : c’est un fait, je n’y peux rien. La suite des événements m’a démontré pourtant qu’il ne suffit pas d’être Français pour l’être si j’ose dire : il faut encore être reconnu pour tel par tous les autres Français, ce qui n’est pas le cas quand on est d’origine juive. J’ai dû constater qu’il y avait là un formidable obstacle, imprévu. C’est de là qu’est partie ma réflexion.
Compagnon de Péguy, militant socialiste, profondément humaniste plutôt que "laïque", je n’ai jamais été antireligieux. Et il y a une religion que j’ai pratiquée passionnément, la religion de la famille. Je n’ai jamais été attiré par les groupements rationalistes, j’ai toujours admis toutes les croyances pourvu qu’elles fussent sincères. Mais il est très vrai que les événements que j’ai vécus, les épreuves cruelles que j’ai subies m’ont conduit à une compréhension plus grande, plus pénétrante, de la vie religieuse, à commencer par la vie religieuse d’Israël.
En ma personne, il me semble que le fait d’être juif et d’en avoir pris clairement conscience se concilie parfaitement avec le fait d’être Français. Il ajoute à mes devoirs de Français le devoir de lutter contre toutes les formes d’antisémitisme, le devoir de faire connaître et de mettre en pleine lumière le véritable visage d’Israël, défiguré par la passion religieuse, le devoir de mieux connaître moi-même et de faire connaître toutes les valeurs spirituelles du judaïsme et d’enrichir ainsi ma propre spiritualité. C’est à ces devoirs que j’ai obéi depuis bientôt quinze ans. Et tout cela ne fait que continuer mes luttes antérieures pour la vérité, la justice et la paix.
Les dix huit points de Jules Isaac
Jésus et Israël, pp.575-578
Un enseignement chrétien digne de ce nom devrait :
Donner à tous les chrétiens une connaissance au moins élémentaire
de l'Ancien Testament, insister sur le fait que l'Ancien Testament,
essentiellement sémitique -fond et forme- était l'écriture
sainte des Juifs, avant de devenir l'écriture sainte des Chrétiens
;
Rappeler qu'une grande partie de la liturgie chrétienne lui est empruntée
; et que l'Ancien Testament, œuvre du génie juif (éclairé
par Dieu) a été jusqu'à nos jours une source
permanente d'inspiration pour la pensée, la littérature
et l'art chrétiens ;
Se garder d'omettre le fait capital que c'est au peuple juif, élu
par Lui, que Dieu s'est révélé d'abord dans sa
Toute-Puissance ; que c'est par le peuple juif que la croyance fondamentale
en Dieu a été sauvegardée, puis transmise au
monde chrétien ;
Reconnaître et dire loyalement, en s'inspirant des enquêtes
historiques les plus valables, que le christianisme est né
d'un Judaïsme non pas dégénéré mais
vivace, comme le prouvent la richesse de la littérature juive,
la résistance indomptable du judaïsme au paganisme, la
spiritualisation du culte dans les synagogues, le rayonnement du prosélytisme,
la multiplicité des sectes et des tendances religieuses, l'élargissement
des croyances ; se garder de tracer du pharisianisme historique une
simple caricature ;
Tenir compte du fait que l'histoire donne un démenti formel au mythe
théologique de la Dispersion -châtiment providentiel
(de la Crucifixion)-, puisque la dispersion du peuple juif était
un fait accompli au temps de Jésus et qu'à cette époque,
selon toute vraisemblance, la majorité du peuple juif ne vivait
plus en Palestine ; même après les deux grandes guerres
de Judée (Ier et IIème siècles), il n'y a pas
eu de dispersion des Juifs de Palestine ;
Mettre en garde les fidèles contre certaines tendances rédactionnelles
des Evangiles, notamment dans le quatrième Evangile l'emploi
fréquent du terme collectif "les Juifs" dans un sens
limitatif et péjoratif - les ennemis de Jésus : les
grands prêtres, scribes et pharisiens - procédé
qui a pour résultat non seulement de fausser les perspectives
historiques, mais d'inspirer l'horreur et le mépris du peuple
juif dans son ensemble, alors qu'en réalité ce peuple
n'est nullement en cause ;
Dire très explicitement, afin que nul chrétien ne
l'ignore, que Jésus était juif, de vieille famille juive,
qu'il a été circoncis (selon la loi juive) huit jours
après sa naissance ; que le nom de Jésus est un nom
juif (Yeschoua) grécisé et Christ l'équivalent
grec du terme juif Messie ; que Jésus parlait une langue sémitique,
l'araméen, comme tous les juifs de Palestine ; et qu'à
moins de lire les Evangiles dans leur texte original qui est en langue
grecque, on ne connaît la Parole que par une traduction de traduction
;
Reconnaître - avec l'Ecriture - que Jésus, né
"sous la Loi" juive, a vécu "sous la Loi",
qu'il n'a cessé de pratiquer jusqu'au dernier jour les rites
essentiels du judaïsme ; que jusqu'au jour, il n'a cessé
de prêcher son Evangile dans les synagogues et dans le Temple
;
Ne pas omettre de constater que, durant sa vie humaine, Jésus
n'a été que le "ministre des circoncis" (Romains,
XV, 8) ; c'est en Israël seul qu'il a recruté ses
disciples ; tous les apôtres étaient des Juifs comme
leur Maître ;
Bien montrer, d'après les textes évangéliques, que,
sauf de rares exceptions, et jusqu'au dernier jour, Jésus n'a
cessé d'obtenir les sympathies enthousiastes des masses populaires
juives, à Jérusalem aussi bien qu'en Galilée
;
Se garder d'affirmer que Jésus en personne a été rejeté
par le peuple juif, que celui-ci a refusé de le reconnaître
comme Messie et Fils de Dieu, pour la double raison que la majorité
du peuple juif ne l'a même pas connu, et qu'à cette partie
du peuple qui l'a connu, Jésus ne s'est jamais publiquement
et explicitement présenté comme tel ; admettre que selon
toute vraisemblance, le caractère messianique de l'entrée
à Jérusalem à la veille de la Passion n'a pu
être perçu que d'un petit nombre ;
Se garder d'affirmer qu'à tout le moins Jésus a été
rejeté par les chefs et représentants qualifiés
du peuple juif ; ceux qui l'ont fait arrêter et condamner, les
grands prêtres, étaient les représentants d'une
étroite caste oligarchique, asservie à Rome et détestée
du peuple ; quant aux docteurs et aux pharisiens, il ressort des textes
évangéliques eux-mêmes qu'ils n'étaient
pas unanimes contre Jésus ; rien ne prouve que l'élite
spirituelle du judaïsme se soit associée à la conjuration
;
Se garder de forcer les textes pour y trouver la réprobation globale
d'Israël ou une malédiction qui n'est prononcée
nulle part explicitement dans les Evangiles ; tenir compte du fait
que Jésus a toujours pris soin de manifester à l'égard
des masses populaires des sentiments de compassion et d'amour ;
Se garder par-dessus tout de l'affirmation courante et traditionnelle que
le peuple juif a commis le crime inexpiable de déicide, et
qu'il en a pris sur lui, globalement toute la responsabilité
; se garder d'une telle affirmation non seulement parce qu'elle est
nocive, génératrice de haine et de crimes, mais aussi
parce qu'elle est radicalement fausse ;
Mettre en lumière le fait, souligné par les quatre Evangiles,
que les grands prêtres et leurs complices ont agi (contre Jésus)
à l'insu du peuple et même par crainte du peuple ;
Pour ce qui est du procès juif de Jésus, reconnaître
que le peuple juif n'y est pour rien, n'y a joué aucun rôle,
n'en a même probablement rien su ; que les outrages et brutalités
qu'on met à son compte ont été le fait de policiers
ou de quelques oligarques ; qu'il n'y a nulle mention d'un procès
juif, d'une réunion du sanhédrin dans le quatrième
Evangile ;
Pour ce qui est du procès romain, reconnaître que le procurateur
Ponce Pilate était entièrement maître de la vie
et de la mort de Jésus ; que Jésus a été
condamné pour prétentions messianiques, ce qui était
un crime aux yeux des Romains, non pas des Juifs ; que la mise en
croix était un supplice spécifiquement romain ; se garder
d'imputer au peuple juif le couronnement d'épines qui est,
dans les récits évangéliques, un jeu cruel de
la soldatesque romaine ; se garder d'identifier la foule ameutée
par les grands prêtres avec le peuple juif de Palestine dont
les sentiments antiromains ne font pas de doute ; noter que le quatrième
Evangile met en cause exclusivement les grands prêtres et leurs
gens ;
18) En dernier lieu ne pas oublier que le cri monstrueux : "son sang
soit sur nous et sur nos enfants" ne saurait prévaloir contre
la Parole : "Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils
font."
Jules Isaac peu avant son décès
Le 13 Juin 1960, Jules Isaac sera reçu en audience privée par
le pape Jean XXIII, qui a convoqué quelques mois plus tôt le deuxième
concile du Vatican, vecteur d'une importante modernisation de l'Église
catholique.
Conforté par le retentissement de ses travaux, qui font largement
autorité dans le domaine des relations judéo-chrétiennes,
le vieil universitaire s'éteint à Aix-en-Provence en 1963.
Le fonds d'archives Jules Isaac, qui représente un ensemble important
de manuscrits, de correspondances, de photographies, de tableaux et d'ouvrages,
a fait l'objet d'une donation en 1994, par la famille du défunt, au
bénéfice de l'Association des amis de Jules Isaac, dont le conseil
scientifique est présidé par André Kaspi, professeur
à l'université de Paris I. Ces archives peuvent être consultées
à la Cité du livre d'Aix-en-Provence, où une salle Jules
Isaac a été inaugurée le 23 septembre 1998.
André Kaspi est l'auteur d'une biographie : Jules Isaac ou la
passion de la vérité (Plon 2002).
Source :
Philippe MOINE : Les Archives Jules Isaac, in Archives juives, numéro 32/2, 1er semestre 1999