Les relations entre André Neher et Wladimir Rabi ont été très amicales jusqu’à la guerre des Six Jours – puis elles n’ont cessé de se détériorer, Rabi ayant visiblement mal supporté la position inconditionnelle d’André Neher aux côtés d’Israël, qui s’est incarnée dans son alya (1). Ils entretiennent un contact épistolaire soutenu, fait d’échanges d’idées et de projets, et se rencontrent régulièrement autour des Colloques des intellectuels juifs de langue française, auxquels Rabi participe depuis les débuts – il fait partie du Comité préparatoire des Colloques.
Le huitième Colloque des intellectuels juifs de langue française s’est tenu à Paris les 9 et 10 octobre 1966, sur le thème "Le monde a-t-il besoin du Juif ?" (2). En réaction, cet échange de longues lettres entre André Neher et Rabi pose le problème des principes fondateurs des Colloques. Dans la réalité et dans leur évolution, les Colloques ont-ils été fidèles à ces principes ? Rabi affirme que non et dénonce très vivement ce qu’il identifie comme un enfermement dans l’orthodoxie. André Neher s’en défend tout en constatant que les Colloques reflètent un phénomène général de Techouva parmi les intellectuels juifs.
Voici donc la lettre que je vous ai annoncée. Le Colloque a été un beau succès. Le plus étonnant a été encore le comportement du public qui est venu vraiment pour écouter, intervenant moins que d’habitude et applaudissant tout le monde, le pour et le contre (je me demande si l’on ne devrait pas interdire l’applaudissement pour donner une certaine retenue à nos réunions). Mais tout d’abord il y a eu une petite phrase de vous, sur le sens et l’esprit des Colloques, qui n’a nullement mon accord.
Je tente de retrouver cette petite phrase qui, pour être comprise pleinement, doit être replacée dans le contexte général de votre intervention (lundi après-midi, à propos des mitsvot, des Juifs de la halakha et des Juifs de la haggada). Le sens de la phrase était le suivant : nous avons créé les Colloques afin d’attirer à nous les Juifs lointains. Mais le sens second était : nous voulons amener les Juifs de la haggada à devenir un jour des Juifs de la halakha. Cela me rappelle un propos de Touati (3) tenu incidemment, hors de nos réunions, à Grenoble, où il disait à peu près ceci : nous Juifs orthodoxes, nous sommes les seuls et vrais Juifs… À quoi j’ai répondu assez indigné : alors vous excluez 90% du peuple juif. Il y a là un intégrisme ou un triomphalisme que, personnellement, je ne peux admettre.
Moi aussi j’ai une idée sur le sens de nos Colloques. Rappelez-vous à cet égard que je vous en ai parlé, à vous et à d’autres, bien avant qu’un jour le C.J.M. (4) prenne la chose en mains. Et lorsque je suis entré au C.J.M. en 1957, j’ai toujours agi comme si le sens et l’esprit des Colloques étaient les suivants : notre but n’est pas de faire du noyautage ou de la propagande, mais essentiellement d’amener les intellectuels juifs à sortir du ronron de la bonne conscience et de la propagande, les obliger à affronter en toute liberté les problèmes de leur temps, juifs et autres, provoquer la formation d’une classe d’intellectuels juifs prêts à affronter, au nom de leur conviction juive, ces problèmes, et finalement à assumer pleinement leur condition… Telle était ma conviction, et elle l’est encore. Ce qui devait survenir de ces réunions, nul ne pouvait le prévoir, mais l’essentiel était la libre confrontation des options des uns et des autres, dialogue entre Juifs tout d’abord et dialogue avec les autres familles de l’esprit humain. En tout cas, noyautage, prosélytisme ou propagande pour telle ou telle thèse, tout cela était exclu de mes préoccupations.
Eh bien, je ne retrouve pas toujours tout cela chez nous. Si le Colloque s’est ouvert avec le rapport de Moles (5) , il s’est refermé ensuite avec (excusez-moi l’expression) les quatre sermons auxquels nous avons eu droit (Neher, Lévinas, Askénazi et Amado [Lévy-Valensi]) (6). Brusquement, lundi après-midi, le Colloque a basculé (à la grande joie du public, je le reconnais), mais ce n’était pas là le but du Colloque. À titre indicatif, et songeant à un autre propos, j’ai toujours été choqué d’entendre dire parmi nous : Jankélévitch est en train de faire son retour au judaïsme. Voilà un paternalisme qui, en l’espèce comme en d’autres, est parfaitement inadmissible.
Moi je fais l’effort de comprendre les traditionalistes. Mais vous, orthodoxes, vous ne faites pas l’effort de comprendre ceux qui, pour des raisons de loyauté intellectuelle, ne peuvent appliquer qu’une très faible partie des mitsvot, celles qui ont l’adhésion de leur intelligence. Et vous comprendrez tout cela encore mieux quand vous lirez les comptes-rendus. Askénazi ne peut comprendre, enfermé qu’il est dans son système, il ne peut comprendre le phénomène actuel, quasi universel, de la sécularisation de la mitsva, qui est le fait de 80 à 90% du peuple juif actuellement.
Tout cela, au surplus, se fait d’une manière tout à fait inconsciente. Vous venez de m’annoncer qu’on pourrait intégrer à notre commission culturelle [Claude] Riveline et Hadass-Lebel. Et j’ai donné mon accord. Mais ce que je constate, c’est la chose suivante : maintenant, et encore plus, je vais être le seul Juif à ne pas être pratiquant et à refuser, avec agressivité, cette agressivité qu’on me reprochera, de mettre une calotte.
Voilà toutes ces choses qu’il était temps que je vous dise. Il vaut mieux que vous les sachiez.
[…] Cordialement à vous.
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