64. à Wladimir RABI, Briançon

Strasbourg, le 27 octobre 1966

Cher ami Rabi,


Ouf, enfin une minute pour vous répondre. La réforme de l’Enseignement Supérieur nous écrase.

[…] Je sens que je parlerai plus d’autres choses que du Colloque [des intellectuels juifs de langue française] – pour lequel nous nous retrouverons bientôt à Paris.


Connaissez-vous l’œuvre de Nelly Sachs ? Elle a paru chez Suhrkamp (1). Bouleversante. Je suis en correspondance avec elle depuis cet été. Avec Else Lasker-Schuler (morte en 1945 à Jérusalem), Gertrud Kolmar (2) (déportée à Auschwitz) et Nelly Sachs, nous avons une triade extraordinaire de poétesses juives de langue allemande. Je caresse l’idée d’une plaquette de traductions de quelques-uns de leurs textes les plus beaux. Qu’en pensez-vous ? (3)


Ensuite – on a donné lundi soir, à la Comédie de l’Est, à Strasbourg, la première de "Joël Brand, Histoire d’une Affaire", de Heinar Kipphard (4). Comme je regrette que ce problème, de portée générale, de la "collaboration des Juifs à l’extermination" – que fait rebondir le livre de Hannah Arendt – soit présenté par Kipphard de manière tellement froide, sans qu’une profonde réflexion vienne secouer le lecteur ou le spectateur. Comme je regrette que votre Affaire Wittenberg soit si mal connue, si mal diffusée. Vous êtes (déjà dans Varsovie (5), avec Obman) l’un des premiers à avoir posé le problème – et l’un des rares, le seul peut-être, à l’avoir posé dans sa véritable densité morale, métaphysique, je dirais presque méta-humaine. Il faudra faire quelque chose pour que vos pièces soient jouées sur des scènes touchant le grand public, et pas seulement des scènes juives. Me permettez-vous d’en parler à Hubert Gignoux, qui dirige la Comédie de l’Est ? Le connaîtriez-vous personnellement ?


Voilà, j’en arrive maintenant seulement au Colloque. Curieuse, mais significative coïncidence : le courrier qui m’apportait votre lettre m’en apportait une autre, d’un auditeur (journaliste) juif non-pratiquant : "Je tiens à vous dire que depuis que je vous ai entendu lundi en fin d’après-midi, il y a quelque chose de changé en moi… j’ai été profondément ébranlé…". Qu’y puis-je ? Jamais je n’ai dit que le Colloque devait avoir pour objectif de ramener les participants à la pratique religieuse. J’ai rappelé, toutefois, que l’objectif initial d’Edmond Fleg (et de Léon Algazi) (6) était de ramener les Juifs détachés ou inconscients à la conscience juive. Le Colloque est devenu, depuis, autre chose, quelque chose de plus vaste, de plus désintéressé, de plus absolu : une tribune, un lieu de libre confrontation – vous avez raison. Et je tiens essentiellement à cette liberté dans la confrontation. Mais nous ne pouvons empêcher que l’objectif initial du Colloque continue de se réaliser malgré nous, en dehors de nous, par des "ruses de l’histoire". L’une de ces ruses, c’est le phénomène de la Techouva, du retour aux rites religieux, à la halakha, d’un grand nombre d’intellectuels juifs, en France surtout, dont les parents, les grands-parents avaient abandonné la halakha, et qui, eux, la reconquièrent. Cette Techouva du genre de celle que Franz Rosenzweig opéra pour lui-même, en 1920, est un fait objectif de la sociologie juive actuelle (7), et il faudra bien qu’un jour ou l’autre on lui consacre des recherches, une thèse, afin d’en faire le bilan provisoire (8). Un article de Zinger a paru, la semaine dernière, dans le Jerusalem Post, signalant le même phénomène en Israël et indiquant que, déjà, les statistiques classiques distinguant entre "religieux" et "non-religieux" sont fausses. Et le Jerusalem Post n’est pas un journal "religieux". Mais cette Techouva est aussi un mouvement existentiel, qui ne pouvait pas ne pas toucher et concerner nos Colloques. Ceux-ci poursuivront leur destin avec leur objectif, leur physionomie, leur essence propres. Mais il n’était pas inutile qu’un moment d’impact entre le mouvement (externe) de Techouva et l’existence (interne et indépendante) du Colloque fût marquée pour l’histoire.


C’est là tout le sens de mon intervention. J’ai bien précisé que Martin Buber n’avait pas écouté l’appel de Franz Rosenzweig et que l’essence juive était faite de la conjonction de ces deux attitudes, celle de la Techouva de Rosenzweig et celle du refus de la halakha de Buber. J’ai terminé en indiquant que ma rencontre avec les Juifs non-religieux, non pratiquants, me donnait autant – et même plus – sur le plan spirituel et juif que le rite de la journée de Kippour. Est-ce cela de "l’intégrisme", du "triomphalisme" ? Ne me faites pas, comme Memmi, l’injure de voir en moi un fanatique religieux. Oui, c’est l’injure la plus blessante que l’on puisse me faire, parce que la plus injuste. Toute mon œuvre, toute ma vie témoignent de mon "ouverture". Et en témoigne aussi notre amitié – l’admiration que j’ai pour vous, n’est-ce pas Rabi ?


André Neher

Notes :
  1. Éditeur allemand de l’œuvre de Nelly Sachs.
  2. Else Lasker-Schueler (1869-1945) et Gertrud Kolmar (1894-1943) sont deux poétesses juives allemandes puisant aux sources hébraïques. Tandis qu’Else Lasker-Schueler a fui l’Allemagne nazie en 1933, gagnant la Suisse puis la Palestine, Gertrud Kolmar est demeurée en Allemagne après l’accession de Hitler au pouvoir et a souffert des persécutions antisémites avant de mourir en déportation.
  3. Ce projet n’a pas été réalisé mais depuis, l’œuvre de Nelly Sachs a été largement traduite, notamment en français et en hébreu. André Neher a lui-même traduit en français quelques-uns des poèmes de Gertrud Kolmar mais ils n’ont jamais été publiés.
  4. Sur l’aspect historique de l’histoire de Joël Brand, cf. Renée Neher-Bernheim, Histoire juive de la Révolution à l’État d’Israël, Paris, Seuil, Points-Histoire, 2002, p. 1082, p. 1147-1149 et p. 1172-1178.
  5. La pièce de théâtre de Rabi (dont André Neher admire l’œuvre théâtrale) Varsovie avait paru en 1954 aux éditions Ophrys (Gap). L’affaire Wittenberg, elle, a paru en 1957 chez le même éditeur.
  6. Originaire de Roumanie, Léon Algazi (1890-1971), est rabbin, musicien, compositeur et spécialiste de la liturgie. Après la deuxième guerre mondiale il participe activement à l’édification de l’Amitié Judéo-Chrétienne, dont il est un des vice-présidents. Il est également un des initiateurs des Colloques des Intellectuels Juifs de Langue Française. Entre lui et André Neher, très musicien, s’établit une profonde estime réciproque.
  7. Dans une réponse du 3.11.1966, Rabi reconnaît la réalité de ce phénomène de Techouva. Mais il voudrait contrer cette tendance en faisant intervenir plus d’orateurs "sécularisés" dans les Colloques suivants :
    "[…] Sur un point vous avez totalement raison. Effectivement, on constate dans la génération concomitante à la création de l’État d’Israël un retour (sociologique) à la pratique halakhique. C’est tout à fait exact. Une des interprétations de ce phénomène serait celle-ci : le judaïsme diasporique qui a refusé l’alya trouve dans la pratique rituelle à la fois une justification de sa propre attitude et une certitude quant à la survie du judaïsme (et ce en raison de l’échec du yiddishisme culturel). En tout cas, une forte proportion de Juifs demeurent des Juifs sécularisés qui admettent la nécessité d’un certain rituel de caractère collectif. Si une leçon doit être tirée du dernier Colloque, c’est la nécessité d’ouvrir davantage encore le registre de nos rapporteurs. […]" (© Archives André Neher)
  8. C’est à ce thème qu’André Neher, en 1979, consacrera son livre Ils ont refait leur âme (sur Franz Rosenzweig, cf. plus particulièrement le chapitre "De la tentation de la Croix à L’étoile de la Rédemption : Franz Rosenzweig", p. 235-251). Auparavant, en 1962, il avait traité de la Techouva de Rosenzweig dans un chapitre de L’existence juive. Solitude et affrontements : "Une approche théologique et sociologique de la relation judéo-chrétienne : le dialogue Franz Rosenzweig-Eugen Rosenstock" (p. 212-240).
Lexique :


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