Cher ami Rabi,
Ouf, enfin une minute pour vous répondre. La réforme de l’Enseignement Supérieur nous écrase.
[…] Je sens que je parlerai plus d’autres choses que du Colloque [des intellectuels juifs de langue française] – pour lequel nous nous retrouverons bientôt à Paris.
Connaissez-vous l’œuvre de Nelly Sachs ? Elle a paru chez Suhrkamp (1). Bouleversante. Je suis en correspondance avec elle depuis cet été. Avec Else Lasker-Schuler (morte en 1945 à Jérusalem), Gertrud Kolmar (2) (déportée à Auschwitz) et Nelly Sachs, nous avons une triade extraordinaire de poétesses juives de langue allemande. Je caresse l’idée d’une plaquette de traductions de quelques-uns de leurs textes les plus beaux. Qu’en pensez-vous ? (3)
Ensuite – on a donné lundi soir, à la Comédie de l’Est, à Strasbourg, la première de "Joël Brand, Histoire d’une Affaire", de Heinar Kipphard (4). Comme je regrette que ce problème, de portée générale, de la "collaboration des Juifs à l’extermination" – que fait rebondir le livre de Hannah Arendt – soit présenté par Kipphard de manière tellement froide, sans qu’une profonde réflexion vienne secouer le lecteur ou le spectateur. Comme je regrette que votre Affaire Wittenberg soit si mal connue, si mal diffusée. Vous êtes (déjà dans Varsovie (5), avec Obman) l’un des premiers à avoir posé le problème – et l’un des rares, le seul peut-être, à l’avoir posé dans sa véritable densité morale, métaphysique, je dirais presque méta-humaine. Il faudra faire quelque chose pour que vos pièces soient jouées sur des scènes touchant le grand public, et pas seulement des scènes juives. Me permettez-vous d’en parler à Hubert Gignoux, qui dirige la Comédie de l’Est ? Le connaîtriez-vous personnellement ?
Voilà, j’en arrive maintenant seulement au Colloque. Curieuse, mais significative coïncidence : le courrier qui m’apportait votre lettre m’en apportait une autre, d’un auditeur (journaliste) juif non-pratiquant : "Je tiens à vous dire que depuis que je vous ai entendu lundi en fin d’après-midi, il y a quelque chose de changé en moi… j’ai été profondément ébranlé…". Qu’y puis-je ? Jamais je n’ai dit que le Colloque devait avoir pour objectif de ramener les participants à la pratique religieuse. J’ai rappelé, toutefois, que l’objectif initial d’Edmond Fleg (et de Léon Algazi) (6) était de ramener les Juifs détachés ou inconscients à la conscience juive. Le Colloque est devenu, depuis, autre chose, quelque chose de plus vaste, de plus désintéressé, de plus absolu : une tribune, un lieu de libre confrontation – vous avez raison. Et je tiens essentiellement à cette liberté dans la confrontation. Mais nous ne pouvons empêcher que l’objectif initial du Colloque continue de se réaliser malgré nous, en dehors de nous, par des "ruses de l’histoire". L’une de ces ruses, c’est le phénomène de la Techouva, du retour aux rites religieux, à la halakha, d’un grand nombre d’intellectuels juifs, en France surtout, dont les parents, les grands-parents avaient abandonné la halakha, et qui, eux, la reconquièrent. Cette Techouva du genre de celle que Franz Rosenzweig opéra pour lui-même, en 1920, est un fait objectif de la sociologie juive actuelle (7), et il faudra bien qu’un jour ou l’autre on lui consacre des recherches, une thèse, afin d’en faire le bilan provisoire (8). Un article de Zinger a paru, la semaine dernière, dans le Jerusalem Post, signalant le même phénomène en Israël et indiquant que, déjà, les statistiques classiques distinguant entre "religieux" et "non-religieux" sont fausses. Et le Jerusalem Post n’est pas un journal "religieux". Mais cette Techouva est aussi un mouvement existentiel, qui ne pouvait pas ne pas toucher et concerner nos Colloques. Ceux-ci poursuivront leur destin avec leur objectif, leur physionomie, leur essence propres. Mais il n’était pas inutile qu’un moment d’impact entre le mouvement (externe) de Techouva et l’existence (interne et indépendante) du Colloque fût marquée pour l’histoire.
C’est là tout le sens de mon intervention. J’ai bien précisé que Martin Buber n’avait pas écouté l’appel de Franz Rosenzweig et que l’essence juive était faite de la conjonction de ces deux attitudes, celle de la Techouva de Rosenzweig et celle du refus de la halakha de Buber. J’ai terminé en indiquant que ma rencontre avec les Juifs non-religieux, non pratiquants, me donnait autant – et même plus – sur le plan spirituel et juif que le rite de la journée de Kippour. Est-ce cela de "l’intégrisme", du "triomphalisme" ? Ne me faites pas, comme Memmi, l’injure de voir en moi un fanatique religieux. Oui, c’est l’injure la plus blessante que l’on puisse me faire, parce que la plus injuste. Toute mon œuvre, toute ma vie témoignent de mon "ouverture". Et en témoigne aussi notre amitié – l’admiration que j’ai pour vous, n’est-ce pas Rabi ?
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