74. au Congrès Juif Mondial

Les déclarations du Général de Gaulle lors de sa conférence de presse du 27 novembre 1967, taxant Israël d’état "guerrier", "résolu à s’agrandir", "conquérant", et désignant les Juifs comme un peuple "sûr de lui et dominateur", "à l’ambition ardente et dévorante", ont éclaté comme une bombe, blessant au plus profond d’eux-mêmes les Juifs de France. André Neher n’est pas le seul à en avoir été bouleversé. Des personnalités aussi intégrées dans la vie française que Raymond Aron ont subi le même choc (1). En tant que président de la Section française du Congrès Juif Mondial, André Neher éprouve le devoir de communiquer ses réactions, ses craintes et la nécessité absolue de proclamer l’attachement "sans équivoque" des Juifs de France à l’État d’Israël.


Paris, le 4 décembre 1967

MESSAGE DU PRÉSIDENT DE LA SECTION FRANÇAISE


La conférence de presse du Général de Gaulle a placé le judaïsme français devant des choix dont il serait impossible et vain de minimiser la portée, tant du point de vue politique que du point de vue éthique.


Dès le 28 novembre, quelques heures après les déclarations du Général de Gaulle, notre Secrétaire Général, Armand Kaplan, vous informait de notre volonté inébranlable de relever le défi et d’assumer toutes nos responsabilités dans un domaine dans lequel, quelles que soient nos opinions personnelles sur tout autre problème de notre temps, nous ne saurions transiger : notre solidarité entière avec Israël. La Déclaration publique du Grand Rabbin de France a précisé solennellement ce point, sans équivoque, au nom du judaïsme français tout entier (2).


Mais il incombe aux organisations juives de France de traduire en actes le contenu de cette Déclaration. Les représentants de la section française du C.J.M., siégeant au Comité National de Coordination et au Comité de Liaison (3), travaillent à obtenir et à réaliser un programme d’action commune bien structuré, dont les modalités pourraient évidemment nécessiter des aménagements locaux, compte tenu du climat particulier à chacune des grandes régions qui composent l’ensemble du judaïsme français. Il appartient donc à chacune de nos sections de suggérer des initiatives, des démarches, des manifestations, pour la réalisation desquelles notre Bureau Central vous donnera son efficace et plein appui.


L’important, me semble-t-il, c’est de dégager, dès maintenant, l’esprit de ce programme de pensée et d’action. Il doit viser tout d’abord le jugement porté par le Général de Gaulle sur l’État d’Israël. Sur ce point, il n’est pas difficile de répondre ; l’analyse du Président de la République Française est tellement contraire aux faits réels et aux données historiques que, du haut de n’importe quelle tribune, et par le moyen de n’importe quelle publication, la vérité peut être rétablie.

Mais la partie de la déclaration du Général de Gaulle concernant le peuple juif tout entier ne relève plus du domaine de la discussion ou du dialogue. Délibérément, le Président de la République Française a puisé dans la terminologie antisémite qui, nous le savons par une expérience récente et dramatique, se situe en dehors de toute logique. On ne répond pas à une calomnie par une critique, mais par l’affirmation sereine de la vérité.


Or, le judaïsme français n’a pas de meilleure possibilité d’affirmer cette vérité qu’en donnant aujourd’hui l’exemple d’une solidarité aussi exigeante et aussi complète avec Israël qu’en juin dernier.

Ne nous laissons pas séduire par les choix machiavéliques dans lesquels on tente de nous entraîner et de nous enfermer !

Nous ne choisirons pas entre l’État d’Israël et nous-mêmes, car le lien établi par le Général de Gaulle entre l’histoire du peuple juif et la création de l’État d’Israël n’a rien de maléfique. Tout au contraire, nous l’acceptons comme l’une des résultantes les plus nobles de la vocation spirituelle millénaire du judaïsme dans le monde.


Nous ne choisirons pas entre l’État d’Israël et la France, car nous savons du plus profond de notre expérience historique et de notre conscience morale que notre attachement à la France et notre attachement à Israël sont parfaitement compatibles.
Ceux qui voudraient aujourd’hui nous dire qu’il faut choisir entre Israël et nous-mêmes, ceux-là reprennent à leur compte des psychoses et des mentalités dont il nous a fallu naguère payer le prix cruel par la catastrophe du judaïsme européen. La prudence, légitime en soi, doit reconnaître ses propres limites : elle doit abdiquer devant l’exigence d’une responsabilité acceptée, immédiatement et partout, par tous.


Ceux qui oseraient aujourd’hui nous dire qu’il faut choisir entre Israël et la France, ceux-là prennent à leur compte les diaboliques impasses dans lesquelles les nazis enfermaient les victimes lorsque, dans les camps de travail, ils leurs laissaient parfois le "choix" entre leur mère et leur épouse. L’amour réel est celui qui refuse de se partager entre deux êtres qui, par la loi de la conscience humaine, peuvent et doivent être englobés dans le même amour. La double fidélité n’est pas une ambiguïté condamnable. Elle constitue, au contraire, l’un des privilèges les plus élevés de l’éthique humaine.


Enfin, nous ne choisirons pas entre la France et Israël, parce que nous savons du plus profond de notre conviction politique et éthique, que la France perdrait beaucoup de sa substance en perdant Israël, et que l’humanité a besoin des valeurs culturelles irremplaçables créées par le peuple juif et incarnées dans l’État d’Israël. De même que le proclame l’État d’Israël, et avec lui, nous attendrons que la France retrouve la Vérité qu’elle est en train de défigurer et de risquer de perdre, comme à l’époque de l’affaire Dreyfus. Mais, comme aussi à l’époque de l’affaire Dreyfus, nous n’attendrons pas passivement. Nous mènerons la lutte avec tous les moyens que nous reconnaît la constitution démocratique de la France, avec tout le dynamisme que nous prête la certitude qu’en étant avec Israël, nous sommes avec nous-mêmes et avec la France, avec toute la responsabilité que nous impose la conviction qu’une fois de plus, la lutte contre l’injustice faite aux Juifs est en réalité une marche vers la justice pour tous les hommes.


Professeur André Neher

Notes :
  1. Cf. Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris, Plon, 1968.
  2. À l’issue de réunions tenues au Comité de Coordination des Organisations Juives de France puis au Consistoire Central, le communiqué suivant a été diffusé le 29 novembre 1967, en réaction aux déclarations du Général de Gaulle :
    "Le Grand Rabbin de France, parlant au nom du judaïsme français, se doit d’exprimer la profonde émotion ressentie par le judaïsme tout entier en présence des thèses exposées par le Président de la République dans sa conférence de presse. En imputant au peuple juif des prédispositions séculaires à la domination pour mieux étayer sa dénonciation d’Israël comme l’agresseur, le Général de Gaulle ne prend-il pas le risque d’ouvrir dangereusement la voie et de donner la plus haute des cautions à des campagnes de discrimination ? Le judaïsme français, face aux épreuves d’Israël dans sa lutte pour son existence et sa sécurité, se déclare solidaire avec lui et le soutient dans ses efforts pour une paix juste et durable."
  3. Organismes de soutien à Israël établis au moment de la guerre des Six Jours.


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