Pierre Aubery, qui enseigne dans une université américaine, a publié aux éditions Calmann-Lévy un livre intitulé Milieux juifs de la France contemporaine (1). Il y cite plusieurs fois André Neher et lui consacre même quelques pages (p. 329 à 331). C’est sans doute à la suite de ce livre qu’une correspondance s’est établie entre eux, dont la seule trace que nous possédions est la lettre ci-dessous, écrite après la conférence de presse du Général de Gaulle du 27 novembre 1967. André Neher y résume à l’intention de son collègue l’état d’esprit qui règne à ce moment-là en France, en particulier à l’égard d’Israël.
Mon cher Pierre Aubery,
Merci de continuer à penser à moi et de m’avoir envoyé votre étude sur Mécislas Goldberg (2).
Votre dédicace m’a rendu triste, en me rappelant combien l’Université de France est injuste à votre égard. J’ai fait, malheureusement, depuis, d’autres expériences du même genre – et l’une avec le même collègue, qui n’a pas voulu prendre la responsabilité de diriger votre travail. La notion de "Patron" prend actuellement un sens bien étriqué et presque chauvin. Quiconque n’a pas accepté la "loi" du Patron (ce qui suppose qu’on a longtemps travaillé avec lui et, souvent, pour lui) est éliminé. Encore une fois, c’est triste pour l’Université… et pour nous tous (3).
Je suis heureux de pouvoir bavarder avec vous, et j’aimerais accueillir de vos nouvelles plus étoffées. Pour ma part, j’ai consacré l’essentiel de mes derniers mois, vous le devinez, à la lutte pour Israël. J’ai été en Israël en juin, durant la semaine qui a suivi le cessez-le-feu, puis tout l’été jusqu’à la fin octobre. Je puis juger en témoin, et vous connaissez mon respect de la vérité. L’attitude actuelle de la gauche française (je ne parle pas du Gouvernement ! !) à l’égard d’Israël est d’une mauvaise foi éclatante. Nous assistons à une nouvelle forme d’antisémitisme, empruntant tous ses clichés et ses méthodes à l’antisémitisme classique. Cela vaudrait la peine d’être étudié. Si les événements nous laissaient le temps d’étudier.
Le lien que de Gaulle vient d’établir (ou de rétablir) entre le "peuple juif" et Israël (4) suscite, à nouveau, les réactions des "Français Israélites" qui se flattent, comme en 1941, lorsque Pétain et Laval n’arrêtaient "que" les Juifs étrangers (comme les superpatriotes allemands en 1933 et italiens en 1938), de passer à travers les mailles. Ils seront rattrapés et réapprendront plus tard (quand il sera trop tard ?) que la double fidélité du Juif à Israël et à sa patrie n’a rien de maléfique ni de condamnable, qu’au contraire elle enseigne et rappelle aux hommes que le refus de choisir entre deux amours est l’un des privilèges les plus élevés de la conscience humaine. Je pense souvent à votre beau livre sur le judaïsme français que bien des Juifs en France devraient relire aujourd’hui.
En très cordiale sympathie et en amitié fidèle,
© : A . S . I . J . A. |