80. à Frédéric et Jeanne HAMMEL, Kibboutz Ein Hanatsiv (Israël)

André Neher s’est lié d’amitié avec Frédéric Hammel ("Chameau", du nom de son totem aux Éclaireurs Israélites de France) dès les années 1930, à Strasbourg. Celui-ci a fait son alya en 1947 et s’est installé au kibboutz religieux Ein Hanatsiv, qui a été l’un des points de chute d’André Neher lors de ses premiers séjours en Israël, où il ne manquait jamais d’aller rendre visite aux Hammel. André Neher et Frédéric Hammel partagent le même idéal et tous deux placent au centre de leurs préoccupations la réflexion sur la vie et l’étude juives.
Revenu à Strasbourg pour quelques mois en janvier 1969, après un semestre en Israël, André Neher, qui est de plus en plus attaché à Israël et a hâte d’y retourner – donne à ses amis du kibboutz Ein Hanatsiv un bref aperçu de ce qui se passe en France. Sa décision définitive est prise : l’alya.


Strasbourg, le 20 janvier 1969


Chers Chameau et Fourmi (1),


Même sans les saloperies politiques du grand Charles, nous nous sentons mal à l’aise ici, et toutes nos pensées – et aussi nos nostalgies – sont tournées vers le Pays, qui est le nôtre. Pour nous, cela ne se raisonne, ni ne se discute plus, et nous comptons simplement les journées qui nous ramèneront auprès de vous, que nous n’avons jamais quittés en pensée.


L’action est, sans doute, nécessaire maintenant en France, car ce serait lâche et inadmissible de rester passif et de vaquer simplement à ses occupations en face d’une attitude aussi odieuse que celle de de Gaulle et aussi de ses ministres et aussi de ses gaullistes (2). Mais nous ressentons aussi que cette action ne peut être qu’une agitation, et que la vraie et seule solution est celle que vous avez choisie et décidée il y a vingt ans (3). Cela, nous ne cessons de le répéter devant les auditoires les plus divers (adultes, jeunes, étudiants) à Paris ou à Strasbourg – et le fait important, c’est que nous sommes écoutés et compris. Il y a, de nouveau, comme en mai-juin 1967 (4), une unanimité juive, et les coups répétés finiront bien par porter leurs fruits.


J’ai retrouvé une Université fade, molle, tanguant entre la routine et le désir de se renouveler, mais sans y parvenir (4). Et j’ai hâte de retrouver "mon" Université de Tel-Aviv, qui m’a donné tant de satisfactions (5). Je suis comme dynamisé rien qu’en y pensant.


Et aussi en pensant à vous, à ces quelques moments passés ensemble, à Yerouchalayim et surtout ce Chabbat au kibboutz qui s’est imprégné en nous comme un grand événement.

Bientôt nous referons ensemble Kidouch levana, n’est-ce pas, Chameau ?

En affectueuse et fraternelle pensée,

André

Notes :
  1. "Fourmi" est le nom du totem de Jeanne Hammel aux Éclaireurs Israélites de France.

  2. À la suite du raid israélien du 28 décembre 1968 sur l’aéroport de Beyrouth, le gouvernement français condamne violemment Israël, qui a détruit au sol quatorze avions (sans faire aucune victime). De Gaulle a décidé un embargo sur les pièces de rechange des "avions-mirages" qui avaient été promises à Israël. Cet embargo a été prolongé et a touché des avions et d’autres armements promis depuis longtemps et même déjà payés, ce qui a placé Israël dans une situation très difficile. La colère contre la France est grande en Israël et la plupart des Juifs de France se sentent profondément concernés.
  3. Cela fait plus de vingt ans (1947) que la famille Hammel s’est installée en Israël. Dans le même ordre d’idées, André Neher écrit à Albert Hazan, le même jour (20.1.1969) :
    "[…] C’est pénible de vivre dans le Temps seulement, et non dans l’Espace, surtout si les amis les plus proches sont dans cet Espace – et nous dans la Gola où notre prière résonne comme un contresens… Nous vous sentons de loin, poursuivant ce beau rythme que vous avez commencé sous nos yeux, à côté de nous, avec nous, et nous n’attendons que le moment de le reprendre, nous aussi, véritablement malades de nostalgie. Nous essayons de vivre en cheli'him. De Gaulle nous facilite la besogne. Sa décision crapuleuse a eu, au moins, l’effet de ressouder l’unanimité juive (à part, naturellement, Maxime Rodinson et autres Rouleau) et de provoquer quelques bons coups de fouet jusque dans la conscience non-juive. Mais tout cela ne va pas très loin, finalement : manifestations, articles, conférences… et beaucoup de vent et d’indifférence. Une seule solution vraie : l’alya. […]" (© Archives André Neher)
  4. Au moment des événements liés à la guerre des Six Jours.
  5. L’Université de Strasbourg a été très secouée par les événements de 1968, d’ailleurs initiés à cette université même.
  6. André Neher fait allusion au premier trimestre de l’année universitaire 1968-1969, durant lequel il a enseigné comme Professeur invité à l’Université de Tel-Aviv (cf. supra, lettre du 8.11.1968 à Bernard Dahhan). Il va de nouveau enseigner à l’Université de Tel-Aviv pendant le premier trimestre de l’année universitaire 1969-1970.
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme