93. à Arnold MANDEL, Paris

Arnold Mandel, dans une lettre du 22 juillet 1971, a posé à André Neher un certain nombre de questions suscitées par sa curiosité naturelle, surtout après avoir lu L’exil de la parole, paru l’année précédente. André Neher lui répond ainsi :


Strasbourg, le 29 juillet 1971


Mon cher Arnold Mandel,


Merci de votre bonne lettre.

Vos questions sont si bien formulées que mes réponses pourront être brèves, reprenant simplement votre propre interrogation :


1) Oui, nous sommes tous des traducteurs. Écrivant en lohaz, nous sommes en porte-à-faux. Les "grands" qui écrivaient en lohaz (si j’ose risquer la comparaison avec eux) – Maïmonide ou Juda Halévi en arabe, Mendelssohn en allemand – ont tous aussi écrit en hébreu. Et c’est pour cela qu’ils sont classiques. Philon, qui n’a écrit qu’en grec, est resté, dans une certaine mesure, "de l’autre côté". De nos jours, Buber a écrit aussi en hébreu, Heschel a rédigé ses deux volumes sur Torah mine ha-chamayim en hébreu, à côté de ses livres en anglais – idem Scholem, Rawidovicz, etc. Le phénomène n’est pas lié à l’existence d’Israël seulement mais à la pérennité de l’acoustique vraiment juive. Je vous révèle qu’un mien livre est en préparation (sur Job) : je le rédige en hébreu (1). Là, je me sens chez moi.


2) "Nous serons toujours les contemporains d’Auschwitz." (2) Bien sûr, il ne s’agit pas de psychologie, ni de sociologie, ni de contemporanéité concrète mais, vous l’avez bien senti, d’ontologie impérative. De même que la tradition juive veut que nous soyons toujours les contemporains de la Sortie d’Égypte (et donc aussi de l’esclavage en Égypte), de même veut-elle que nous soyons toujours les contemporains d’Auschwitz. À la phrase de la Haggada : Be-khol dor ve-dor 'hayav adam lir'ot 'atsmo kehilou hou yatsa mi-mitsrayim fait pendant la phrase : Be-khol dor ve-dor 'hayav adam lir'ot 'atsmo kehilou hou nikhnass le-Auschwitz

Je crois qu’il y a, jusqu’ici, quatre événements dont nous sommes les contemporains dans cette signification ontologique : la Création (Chabbat), l’Exode, le 'hourban du Mikdach et celui d’Auschwitz (qui ne font qu’un), la résurrection de l’État d’Israël et l’unification de Jérusalem, qui ne font qu’un.
Ani maamine bé-émouna chelema que le cinquième événement sera le Messie.


3) Jugements de valeur concernant le Juif non-croyant, areligieux ou anti-religieux. Vous dites ne pas les avoir encore trouvés dans mon œuvre.
Je joins donc des pièces à conviction (je pourrais en joindre beaucoup d’autres) :

a) Un texte : "L’identité Juive" (3), dans lequel éclate ma conception quasi mystique de l’unité du peuple juif (savez-vous qu’en Israël, les kibboutzim qui m’invitent et m’écoutent avec le plus de ferveur – et chez qui j’aime me trouver avec le plus de passion et de sentiment d’être chez moi – sont ceux du Mapam ? (4) On m’y prépare avec sollicitude un coin de table garanti cachère et autour de la table s’engage le dialogue fraternel).

b) Ma communication au Colloque de Bruxelles (1962) (5), où j’expose mon point de vue de l’embarquement (il n’y a qu’une seule porte d’entrée dans le judaïsme : la religieuse, mais une fois dedans, tous sont juifs au même titre). Je joins au tiré à part un extrait photocopié de la discussion qui a suivi. Mettez Misrahi, auquel vous avez pensé, à la place de Blumenkranz, et vous aurez un spécimen de la manière sociologique et historique dont j’envisage mes liens avec le Juif non-croyant.

C’est d’ailleurs dans le même sens que j’avais répondu à Ben Gourion quand il m’avait demandé, et à une cinquantaine d’autres, "Qui est juif ?". Tous les Juifs, mais tous par une origine commune qui est religieuse, même si eux la récusent. On ne peut pas récuser une réalité. L’homme peut renoncer à Dieu mais Dieu ne renonce pas au Juif.


En très amicale reconnaissance et en affectueuse proximité.

Votre

André Neher

Notes :
  1. Il s’agit en fait d’un chapitre du livre Ou-bekhol zoth (qui paraîtra seulement en 1977), intitulé "De Job à Auschwitz".
  2. Dans sa lettre du 22.7.1971, Arnold Mandel écrivait :
    "[…] 'nous sommes tous des contemporains d’Auschwitz' : ce propos de vous m’obsède comme un sentiment de culpabilité car je ne me sens pas toujours ce contemporain-là. […] Je pense qu’il y a dans le judaïsme une sortie des plus extrêmes malheurs. […]" (© Archives André Neher)
  3. André Neher a écrit "L’identité juive" en 1963 pour un Colloque de la Jeunesse Juive du Congrès Juif Mondial. Ce texte, qui a eu un énorme impact, a d’abord paru sous forme d’article dans divers journaux et revues. Il est repris, sous le titre "Qui suis-je ?" dans Dans tes portes, Jérusalem (1972).
  4. Mapam : parti israélien d’extrême-gauche.
  5. Il s’agit du Colloque sur "La vie juive dans l’Europe contemporaine", organisé par le Centre national des hautes études juives (Bruxelles) et l’Institut du judaïsme contemporain de l’Université Hébraïque de Jérusalem, qui s’est tenu en septembre 1962, à l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles. Cf. les actes de ce Colloque : La vie juive dans l’Europe contemporaine, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles, 1965. La communication d’André Neher, intitulée "La crise spirituelle", et la discussion qui a suivi figurent pages 163 à 188.
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme