102. au Professeur Jacques LAFAYE, Paris

Dans une lettre de mai 1974, le professeur Jacques Lafaye écrit à André Neher : "Je ne vous savais pas reparti à Jérusalem ; ce qui me surprend le plus est la sérénité avec laquelle vous poursuivez des recherches sur le XVIe siècle dans un pays qui fait, plus que d’autres actuellement, les frais des tensions politiques du XXe et qui a la guerre à ses portes. Au moins est-ce là ma première réaction, mais je comprends mieux quand je repense à ce film émouvant de Claude Lanzmann (rencontré il y a quelques semaines chez Gallimard) : Pourquoi Israël ?" (1)
A. Neher lui répond en soulignant l’importance du travail de l’esprit et de l’espérance juive.



Jérusalem, le 30 mai 1974

Mon cher ami,


Je voudrais répondre […] aux aspects moraux et spirituels de votre si vibrante lettre. Je préfère prendre la plume (2), la machine ne pouvant pas rendre tout ce que j’aimerais vous dire, et qui en fait ne peut se transmettre véritablement que dans un entretien oral.


Qu’il me suffise de rappeler que la priorité accordée à l’esprit, au travail, au devoir, est un des aspects de l’espérance juive, et de même qu’elle a soutenu le peuple juif dans ses Exils, elle soutient maintenant le peuple juif en Israël. C’est en plein siège de Jérusalem, en 1947-48, sous les bombes, que le Prof. Sukenik a déchiffré les fameux "Manuscrits de la Mer Morte". Durant cette récente et terrible guerre que j’ai vécue en Israël (mais loin des combats – il y a eu à peine quelques alertes et descentes dans les abris à Jérusalem), le soldat revenant indemne du front reprend aussitôt sa charrue ou sa plume, retourne à son kibboutz ou à l’Université, et y retrouve d’emblée l’atmosphère (l’oxygène spirituel) d’une confiance absolue en des lendemains meilleurs, parce que d’autres ont veillé pour qu’il n’y ait aucune rupture – et que la guerre ne soit vraiment éprouvée que comme un accident tragique qu’il faut à tout prix s’efforcer d’éviter ou de dépasser. Les rencontres humaines entre Juifs et Arabes n’ont d’ailleurs pas cessé. J’ai beaucoup d’amis parmi les instituteurs et bibliothécaires arabes de la Vieille Ville (3), et nous rêvons ensemble du Messie. Et, sans attendre sa venue, nous essayons de transformer le plus grand nombre de glaives en charrues (4).


Voilà du messianisme vécu, n’est-ce pas ? Il me donne, malgré et envers tout, confiance en l’homme (5).


Votre fidèle et fervent ami,

André Neher

Notes :
  1. Lettre de Jacques Lafaye à André Neher du 15.5.1974 (© Archives André Neher).
  2. La partie de la lettre qui suit est effectivement, dans l’original, rédigée à la main.
  3. C’est grâce à Rachel Cohn (l’épouse de Marcus Cohn), directrice de la bibliothèque municipale centrale de Jérusalem qu’André Neher a pu entrer en contact avec des instituteurs et des bibliothécaires arabes de la Vieille Ville de Jérusalem. Dès 1969 ou 1970, Rachel Cohn a établi des antennes de la bibliothèque municipale centrale de Jérusalem dans les quartiers arabes, ainsi que des "bibliobus" dans des villes et villages arabes des environs de Jérusalem rattachés à la municipalité de Jérusalem depuis la guerre des Six Jours.
    André Neher en fait état dans une lettre à Bernard Keller du 17.12.1972 : "[…] Nous travaillons, ma femme et moi-même, dans la sérénité d’un ciel presque toujours bleu et d’une coexistence judéo-islamo-chrétienne de plus en plus forte et coopérative à Jérusalem. La bibliothèque judéo-arabe que je mentionne dans le ‘Liminaire’ de Dans tes portes, Jérusalem comporte maintenant sept implantations, fréquentées par des milliers de lecteurs de toute confession et de tout âge : cinq en Nouvelle Ville et deux en Vieille Ville, dont l’une dans le Chouk [marché] Saladin et l’autre dans la Via Dolorosa. On ne pouvait pas édifier de topographie plus symbolique et expressive, n’est-ce pas ? Et ce n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres. […]" (© Archives André Neher)
  4. Dans une lettre de février 1974 à son ami Pinhas Kahlenberg, A. Neher avait écrit dans le même sens :
    "[…] Je sais que tu ne m’en veux pas de mon trop long silence : tout appelle ici à l’action, à l’entraide, au coude-à-coude. Sans abandonner mes travaux littéraires, je consacre néanmoins […] l’essentiel de mon temps à toutes les formes de hitnadevouth [volontariat] matérielle et morale dont le Pays a besoin. Malgré la fatigue, un cours sur Ezéchiel que je donne tous les mercredis me procure l’impression de tenir solidement la barre dans un navire en pleine tempête pour un groupe important d’auditeurs qui me donnent en retour une reconnaissance qui m’émeut. Parmi eux, il y a des almanoth [veuves], des mères dont les enfants sont mobilisés depuis [le début de la guerre de] Kippour, des jeunes avides de s’orienter. Et tout le monde fait cela ici : chacun assume ses responsabilités à sa place et selon ses moyens. C’est notre force et notre espoir – depuis Golda [Meïr] jusqu’au balayeur de la neige, tous animés du même sens du devoir, de la même énergie, de la même volonté de tenir, de faire honneur à ceux qui veillent dans le danger des frontières et qui tombent pour nous et pour tout Israël. […]" (© Archives André Neher)
  5. Un an plus tard, André Neher écrira à Jacques Lafaye en réaffirmant son optimisme :
    "[…] à Jérusalem, la saison des Pâques fait comprendre le pluriel de ce mot, car c’est la succession pittoresque, émouvante, ‘messianique’ des différentes Pâques juives (la traditionnelle, telle que je la célèbre évidemment ; la samaritaine) et des Pâques chrétiennes (catholique romaine, protestante, arménienne, grecque catholique, orthodoxe russe, et j’en passe), au-dedans desquelles se glisse l’une ou l’autre fête musulmane avec son calendrier lunaire (parfois le Ramadan, parfois le Kébir), tout cela avec des cortèges de pélerins, de fidèles, de touristes, etc., bref : des travaux pratiques d’ethnologie et d’humanisme. […]" (lettre du 21.4.1975, © Archives André Neher)


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