103. à Pinhas KAHLENBERG, Bruxelles (Belgique)

De retour à Jérusalem après un séjour en France, André Neher trouve une lettre de son ami Pinhas Kahlenberg, une des rares personnes qui, en Diaspora, vibrent avec lui aux récentes tragédies qui se sont déroulées en Israël depuis la guerre de Kippour.



Jérusalem, le 7 juillet 1974

Mon cher Pinkas,


[…] À notre arrivé à Yerouchalayim, nous avons trouvé ta grande et bonne lettre, avec les "pièces jointes" qui nous ont permis de voyager avec toi, d’une manière aussi instructive que pittoresque, à travers le Portugal d’aujourd’hui et la Lorraine d’autrefois. […] Cette vérité que tu décris si bien dans ta lettre, nous en avons fait l’expérience durant ce bref séjour en galout. Nous n’y étions plus depuis un an, [la guerre de] Kippour a passé par là, et si nous, ici, avons été ébranlés de fond en comble, nous avons été consternés – et malheureux – de sentir que le choc de Kippour était depuis longtemps sinon oublié, du moins colmaté dans la conscience de la Gola. À part nos proches, nos amis – parmi lesquels surtout ceux qui, comme toi, n’ont pas cessé un instant de penser à nous, de vibrer avec nous, de nous écrire, ce qui était très important pour nous faire sentir qu’ils étaient de tout leur être avec nous (mais il faut que tu saches que vous étiez très peu nombreux et que nous vous en savons d’autant plus gré, du fond du cœur) –, à part ceux-là, les autres feignent de croire que "tout va bien maintenant", que Kissinger arrange tout "pour le mieux" et corrige les bêtises que nous avons faites. Et ils pensent à leurs vacances, à leurs voitures, ou à rien. La communication avec eux devient de plus en plus difficile et irritante. Mes contacts avec la plupart des mes amis non-juifs (là aussi, il y a heureusement quelques exceptions) étaient eux aussi d’une banalité écœurante. Lorsque nous essayons d’élever le débat, de hausser les choses au niveau des responsabilités gigantesques de l’Histoire dont nous sommes les témoins mais aussi les acteurs, on nous prend pour des fous ou des naïfs. Kiryat Shemona, Maalot (1) : incidents qui font mal un instant et puis s’oublient – comme on oublie les parents checoulim, les jeunes veuves, les pères de famille qui, à peine rentrés de la guerre, repartent en service militaire périodique (parfois quatre mois sur six), comme on oublie combien ceux-là ont de courage, de dignité, sont prêts à porter sur leurs seules épaules le destin de tout le peuple juif.


Mais ce n’est pas à toi qu’il est besoin d’écrire tout cela. Tu le comprends – et tu l’exprimes – admirablement. Aux exemples que tu donnes, j’ajoute celui d’aujourd’hui, 7 juillet 1974, où les trois quarts de l’humanité suivent avec passion la finale du championnat du monde de football qui se déroule à Munich. Oubliées la Munich de 1923, celle de 1938, celle de Dachau, celle des Olympiades de 1972 (2). Même Kissinger se dérange pour cette "fête". Nous avons préféré aller tout à l’heure au Kotel, il y avait foule. De loin, on voit les collines de la Forêt plantée pour les victimes de Munich 1972, et j’ai dit un fervent kaddish auquel j’ai associé tes parents.


Je vous embrasse avec Renée.

André

Notes :
  1. Lettre de Jacques Lafaye à André Neher du 15.5.1974 (© Archives André Neher).
  2. Kiryat Shemona : le 11.4.1974, des terroristes infiltrés du Liban attaquent Kiryat Shemona et tuent 16 civils et 2 soldats.
    Maalot : le 15.5.1974, des terroristes attaquent une école de Maalot. 21 enfants sont tués et 70 autres blessés.
  3. 1923 : tentative avortée de putsch par Hitler à Munich.
    1938 : Accords de Munich.
    Dachau : le camp de Dachau est situé dans la proche banlieue de Munich.
    1972 : assassinat des sportifs israéliens aux Jeux olympiques de Munich.
Lexique :


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