Mia Neter vit dans une maison de retraite à Tel-Aviv. Elle ne connaît pas André Neher lorsqu’elle lit d’abord Moïse et la vocation juive, puis Jérémie. D’origine allemande, elle ne sait pas le français et a lu ces livres dans leur traduction allemande (1). Impressionnée par ces lectures, elle initie une correspondance avec André Neher où percent sa grande culture et la profondeur de sa réflexion. André Neher répond à une première très longue lettre de Mia Neter et lui exprime, à son tour, sa grande admiration pour ses remarquables réactions de lectrice. Lettre traduite de l’allemand.
Très chère Madame Mia Neter,
Il me faut prendre la plume, bien que votre lettre […] s’inscrive spontanément au plus profond de moi-même et doive désormais poursuivre son chemin avec moi, comme un tout, avec "mon" Jérémie, pour son contenu et aussi par la merveilleuse forme de l’expression, comme si je l’avais écrite moi-même.
Vous êtes une lectrice tout à fait extraordinaire, chère Madame : vous lisez ce que l’auteur a donné et recueillez, dans le sens de la glaneuse Ruth, tout ce que l’auteur a voulu donner, et vous l’imbriquez dans le livre, de sorte qu’il en résulte quelque chose de plus neuf, de plus élevé, de plus achevé.
Il en était ainsi déjà avec la lectrice de Moïse. À présent, avec Jérémie : pour la première fois (je choisis mes mots) dans le cours d’une carrière littéraire d’environ quarante ans (mes premières publications remontent à 1934 et j’en suis maintenant à la soixantième), je trouve en écho non seulement remerciements ou approbation, mais éclaircissement de toute une part d’inconscient – et j’en ris, dans la joie de la découverte : c’est juste cela que je voulais exprimer mais ce n’est que maintenant que c’est accompli par la lectrice.
Chère Madame, peut-être notre correspondance sera-t-elle un jour publiée dans le livre "André Neher : correspondance". Riez-en maintenant, de votre côté, et blâmez-moi de mes pensées audacieuses, si dénuées d’humilité ! Mais comment puis-je penser autrement ? Vos lettres méritent certainement de parvenir au public, par exemple en annexe à une édition ultérieure de Moïse et de Jérémie. Le lecteur comprendra mieux par là et plus profondément bon nombre de choses.
Pour le moment, vos lettres reposent dans les profondeurs de ma conscience et comme une interpellation, devant moi, sur mon bureau, elles attendent une réponse.
Vraisemblablement, pour s’acquitter des termes de votre problème (2), l’écrivain devrait être poseur d’écriture, selon le fameux mot de Buber, leur apposer les passages de l’Écriture, et il en résulterait tout un livre.
Mais peut-être me donnerez-vous raison de n’indiquer qu’en de courtes propositions ce qui nous a véritablement tenus éloignés, nous Juifs, de la voie du christianisme. Pour nous, Juifs, à l’image du Dieu unique, l’homme est un, dans sa nature humaine. Esprit et corps, pensée et parole, prière et sacrifice, circoncision du cœur et des membres, dignité de la consécration et fardeau de l’effort : ce caractère inséparable dans le et de l’Alliance est la marque de nos mitsvot, dont la sainteté n’est pas moindre dans l’exécution du travail que dans le kidouch de notre Chabbat ; pas moindre dans la cacherout de notre cuisine que dans la texture de notre Torah, pas moindre dans la victime sur l’autel que dans la prière du grand prêtre le jour de notre Yom Kippour, pas moindre dans le travail quotidien que dans l’appel prophétique de notre histoire. Cette sainteté se révèle de façon à ce que notre existence globale ne soit pas seulement don, mais devoir éternel en ce monde.
Naturellement, les dérapages sont en l’occurrence inévitables. L’élément corporel-matériel pèse parfois plus lourd que le spirituel. Mais inversement, les dérapages de l’esprit ne sont-ils pas de la même façon inévitables – et souvent beaucoup plus dangereux ? Que d’exemples de "trahisons de l’esprit" ne connaissons-nous pas par notre expérience de 1933-1945, et [plus] précisément de nos jours : Gerhart Hauptmann et Pie XII jadis, l’Unesco (3) à présent.
Je ne veux pas vous retarder davantage, chère Madame. Je sais que votre profonde intuition et votre intelligence bouillonnante savent dégager le fondamental de ce qui n’est que suggéré.
Ma femme et moi ajoutons nos plus sincères et profonds vœux de guérison et l’expression de l’ardent espoir de pouvoir nous rencontrer pour dialoguer face à face. En attendant, ce dialogue reste vivant dans nos cœurs et dans notre correspondance.
Votre
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