137. à Freddy RAPHAËL, Strasbourg

André Neher considérait Freddy Raphaël un peu comme son fils spirituel. Ils étaient en contact régulier et leur amitié semblait extrêmement solide. Elle est pourtant profondément ébranlée, au moment de la guerre du Liban, par les prises de position publiques de Freddy Raphaël, très critique à l’égard d’Israël : une cassure se produit entre eux, qui s’avère irréparable. Une lettre ouverte au Président de l’État d’Israël, Itzhak Navon, signée par une trentaine d’intellectuels de France, dont Freddy Raphaël, est publiée en hébreu dans le quotidien israélien Ha-aretz le 20 juillet 1982. À la suite de sa lecture, André Neher exprime dans la lettre ci-dessous à Freddy Raphaël sa violente et douloureuse réaction, d’autant qu’il a appris qu’en plus de cette lettre ouverte, Freddy Raphaël, interviewé dans la presse et à la radio, a repris les mêmes critiques d’Israël.


Jérusalem, le 23 juillet 1982

Mon cher Freddy,


J’ai devant les yeux le texte hébreu de votre Lettre Ouverte au Président Navon, telle qu’elle a paru dans Ha-aretz d’avant-hier. Je laisse de côté les effets négatifs et nocifs de cette lettre : vous êtes trop intelligent pour ne pas les avoir pris en considération et pour avoir pris ainsi délibérément les risques d’une prise de position aussi grave contre Israël.

J’avoue ne pas du tout comprendre.

Je me borne à analyser les trois points dont je m’étonne que vous ayez pu les approuver et les cautionner par votre signature d’un Appel qui se propose de court-circuiter la politique d’un gouvernement démocratiquement élu, conforté démocratiquement par plusieurs votes – après débats publics – à la Knesset, et jouissant d’un très large soutien national :


1°) "L’aspiration nationale palestinienne" est un slogan du discours de "la gauche" qui opère consciemment la confusion entre l’O.L.P. (organisme terroriste dont la Charte exige explicitement la destruction de l’État d’Israël, mais qui jouit du soutien de l’U.R.S.S. et de la Chine) et le peuple palestinien dont les aspirations nationales sont prises en considération dans les Accords de Camp David et le Traité de Paix israélo-égyptien (Accords et Traité brutalement refusés par l’O.L.P., les pays arabes et la majorité automatique qui est soumise à l’O.N.U. et à l’U.R.S.S., et aussi par l’Europe, pour des raisons mystérieuses mais profondément pétrolières). En "amis d’Israël", vous, Freddy, et vos cosignataires, vous n’auriez pas dû, à la légère, radicalement rayer de votre mémoire ces Accords, cette Paix avec l’Égypte, ce retrait du Sinaï (Yamit ! ! !) réalisés par le gouvernement même qui a décidé l’Opération au Liban (précédée des bombardements, par l’O.L.P., de la Galilée, oblitérés, eux aussi, par votre mémoire).

Autre slogan du discours de la gauche : "l’occupation des territoires, la violence, l’oppression". À Jérusalem, dans beaucoup de quartiers, nous "occupons des territoires" 24 heures sur 24, sans violence, sans oppression, en coexistence paisible de Juifs et d’Arabes – coexistence qui serait plus paisible, évidemment, si l’O.L.P. ne travaillait pas des populations qui ne demandent qu’à vivre en paix, dans la reconnaissance de leurs aspirations nationales pacifiquement prises en considération par Camp David (autonomie, puis après cinq ans, régime à déterminer par négociations). Mais ce que nous expérimentons, sur place, à Jérusalem, cela s’expérimente partout en Judée et en Samarie et à Gaza et sur le Golan. Les Juifs de la Diaspora peuvent être fiers du haut niveau des exigences morales et sociales juives de coexistence pacifique avec les Arabes que s’imposent les 'haloutsim (religieux mais aussi laïcs) : Maalé Adoumim, sur la route de Jéricho, est une admirable implantation du Mapaï ; Tekoa, près de Bethléem, est une admirable implantation avec des anciens de Mayanot (1), etc., etc. Il ne faut pas juger et condamner sur la base des déclarations de quelques excités isolés qui n’ont d’ailleurs jamais fait passer leurs menaces verbales de chasser les Arabes à un seul acte. Toute l’immense majorité des autres "occupants" juifs ni n’a volé des terres arabes (la Cour de Justice Suprême d’Israël veille à ce que tout se passe en stricte légalité – les Arabes et leurs avocates… (2) juives… le savent très bien), ni surtout n’a jamais commis des actes de violence (sauf ceux de légitime défense, principe reconnu à l’évidence par la tradition juive unanime).


2°) Le troisième alinéa de votre Appel vous fait tomber dans le piège classique de la panoplie antisioniste : l’État d’Israël dérange la tranquillité des Juifs de la Diaspora (ici : des Juifs de France).

Si l’État d’Israël, dans sa réalité "violente et oppressive" (je cite) n’existait pas, les Juifs de France ne seraient pas l’objet d’attaques. Ce n’est pas, comme nous le croyions, l’antisionisme qui est un antisémitisme. C’est le sionisme (vous dites : un certain sionisme) qui provoque l’antisémitisme. Dites-moi, Freddy, où étaient le sionisme et l’État d’Israël lors de l’affaire Dreyfus, lors de l’avènement du IIIe Reich, lors de Vichy, lors de la Shoa ? !
Où étaient, en 1929, "l’occupation de territoires et l’oppression" sionistes lorsque les Arabes ont massacré leurs voisins juifs, leurs amis juifs, installés à Hébron dans des maisons juives, depuis des siècles ? !


3°) Votre avant-dernier alinéa fait dépendre d’un "geste" (encore un de plus demandé à Israël… Le retrait du Sinaï, l’évacuation de Yamit… Tout est oublié, scotomisé ! À l’O.L.P., on ne demande pas de "geste", même quand il est aux abois sur le plan militaire et que sa dissolution soulagerait le monde d’une énorme tranche de menace terroriste internationale), je dis : votre alinéa fait dépendre d’un "geste" "la continuation de l’existence de l’État d’Israël et du peuple d’Israël gardiens de leurs valeurs" (je cite).

C’est un pari inacceptable pour deux raisons :
a) Il implique une cassure au sein du peuple d’Israël entre gardiens de valeurs et piétineurs de ces valeurs ; les premiers (les gardiens) étant, entres autres, 300 intellectuels juifs de France ; les seconds (les piétineurs) étant, selon ce que sous-entend votre texte, le gouvernement d’Israël, la majorité d’Israël qui le soutient, l’armée d’Israël, nos soldats, nos 'haloutsim de Judée et Samarie.

Venez donc, Freddy, vous entretenir avec nos soldats, dont beaucoup sont les enfants de vos amis, les copains d’Elie (3), venez à Tekoa où vit Yaël, la fille de Manitou, dont le mari, Elie, est tombé au Liban, où vit la veuve de David Rosenfeld, paisible guichetier du Hérodion (4), lâchement assassiné par un coup de poignard ; où vivent des anciens de Mayanot – et voyez où sont les valeurs juives, les valeurs humaines, les valeurs de nos Sages et de nos Prophètes.
b) Ce pari implique aussi l’éventualité de la disparition de l’État d’Israël, alors que la pérennité de l’État d’Israël sur la terre d’Israël est en soi une des plus hautes valeurs juives – "Berit 'am Israël al artso lanetsa'h" – et la foi en cette pérennité une autre haute valeur juive. Nous entrons dans la semaine de Tich'a be-Av. Le premier Tich'a be-Av, dans le désert, était refus de cette foi par les explorateurs qui plaçaient la valeur d’un certain pacifisme au-dessus de la valeur de la Terre, même si celle-ci était à conquérir.

Un mot encore au sociologue Freddy : votre Appel me fait penser, hélas, à une phrase de Théodor Lessing dans son analyse, que vous connaissez certainement, du Judischer Selbsthass (5), p. 36-37 : "Der Jude muss Werte schaffen, um vor sich und andern gerechtfertig dazustehen. Und so über sich hinausgetrieben und aus sich heraus gefallen, wurde er sich selber wertlos."

Les vraies valeurs juives ne sont pas au-delà de l’État d’Israël. Elles sont dedans et ne font qu’un avec lui.

Je vous embrasse.

André


Notes :
  1. Mayanot : centre d’études juives pour des étudiants venus de France, dirigé par Léon Askénazi-Manitou dans lequel André et Renée Naher étaient très actifs, pour l'enseignement et l'animation.
  2. Les arabes palestiniens ont été défendus principalement par deux avocates devant les tribunaux israéliens : Felicia Langer (1930-2018) et Lea Tsemel, toujours en activité [2024]. Lea Tsemel est la bru du grand rabbin Max Warschawski.
  3. Le fils de Freddy Raphaël.
  4. Hérodion : forteresse bâtie par Hérode il y a 2000 ans qui se trouve dans les territoires occupés. Le guichetier est mort poignardé devant sa caisse à l’entrée du site.
  5. Jüdischer Selbsthaß. 1930 ; traduction française : Théodore Lessing, La haine de soi ou le refus d'être juif, traduction, présentation et postface par Maurice-Ruben Hayoun, Pocket (collection Agora), Paris, 2011 (ISBN 2-266-20755-5); 288 pages
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme