145. au Pasteur Bernard KELLER, Strasbourg

Une intense émotion a accompagné l’arrivée des Juifs éthiopiens en Israël, nimbée d’un souffle messianique. Plusieurs mois plus tard, André Neher donne un bref aperçu de cette extraordinaire aventure au pasteur Bernard Keller pour tenter de lui communiquer la teneur de cet événement. Bernard Keller, qui fut un étudiant assidu et grand admirateur d’André Neher, est rapidement devenu un proche ami. Il est très engagé aux côtés d’Israël ainsi que dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens. Depuis le départ d’André Neher de Strasbourg, ils entretiennent une correspondance suivie.


Jérusalem, le 22 décembre 1985

Mon cher Bernard,


Votre si amicale lettre pour Roch ha-chana demandait, sans doute, un écho reconnaissant plus rapide. Voyez dans le retard que nous mettons à répondre ces jours-ci seulement, où les vœux de ma femme et de moi-même, pour votre femme, vous-même, tous les vôtres, deviennent des vœux de Roch ha-chana civil (civil pour nous, religieux pour vous, marquant de toutes manières pour tous) – voyez-y donc le signe double de nos travaux personnels nombreux et divers (cours, corrections d’épreuves, activités sociales) et du rythme toujours aussi trépidant et haletant de la vie d’Israël. La "triple demeure" (1) qui est la vôtre, nous la ressentons ici sous les formes les plus diversifiées. Au mizra'h dans lequel nous vivons, au ma'arav duquel […] nous ne pouvons pas nous détacher, vient de s’ajouter maintenant la chlichia (2) des Juifs d’Éthiopie – les Falashas (3). Une Tribu entière, quinze mille êtres humains, juifs : imaginez-les sortis de terre au Tel Yarmouth (4), au gré d’une fouille, tels qu’ils étaient il y a 2600 ans, sous Sennachérib ou Nabuchodonosor. Rien de comparable aux Juifs du Sud marocain ou du Yémen, malgré la similitude des problèmes de décalage de culture et de mentalités sociales. Pour ces problèmes, Israël a maintenant une grande expérience, et l’approche se fait avec le plus grand tact et la plus grande sympathie possibles – sans ignorer qu’ils ont fait de longues marches à travers les déserts, démunis de tout, malades, orphelins, "pauvres de la terre" (dont, entre parenthèses, les Israéliens et les Juifs de la Diaspora sont les seuls à se préoccuper. Où ont été en Éthiopie ou au Soudan, pour eux, les grandes sociétés internationales de secours aux déshérités ? – Solitude d’Israël !). Certains ont pu faire leurs études secondaires à Addis Abbeba, commencer une année, là-bas, à l’Université, mais la communauté la plus nombreuse vient de la région de Gondar, où l’on vit encore aujourd’hui comme dans le Sud-Atlas ou au Sud-Yémen.


Mais les Juifs du Maroc ou du Yémen ont été, durant ce millénaire et demi, en contact permanent avec la Palestine ou les grands centres de Diaspora. Même "religion juive rabbinique", même langue liturgique – l’hébreu –, même "mémoire collective". Les Falashas, au contraire, ont été, durant 2500 années, coupés intégralement du reste du corps du Peuple juif. "Religion pré-talmudique", langue liturgique : amhari ou guez. Leur "mémoire" est celle des Dix Tribus… perdues (Ezéchiel 37). Or voici que, comme dans Ezéchiel 37, après la résurrection des ossements desséchés de la Shoa, le bois d’Ephraïm vient se joindre à celui de Juda (5).


J’essaie de faire comprendre, autour de moi (heureusement, je ne suis pas le seul, mais nous sommes une minorité) que nous assistons – et devons faire face – à un nouvel élément qui authentifie la vocation rédemptrice de l’État d’Israël sur la Terre d’Israël (le Rabbinat officiel voit encore les choses par le petit bout de la lorgnette et voudrait imposer ce qui doit se choisir, et surtout ce qui doit non pas nous troubler mais nous interpeler dans la poursuite de la lecture et de l’acceptation des Signes).


Au revoir, cher Bernard, à l’An prochain.

André Neher

Notes :
  1. André Neher avait donné au recueil de nouvelles écrites par son père pendant la deuxième guerre mondiale le titre La double demeure, allusion à leur ancienne demeure à Strasbourg et à leur demeure de réfugiés en Corrèze pendant la guerre. Reprenant ce titre, il le transforme ici en "triple demeure".
  2. Expression tirée d’Isaïe 19:24. Israël est la "chlichia" (la troisième) entre l’Égypte et l’Assyrie.
  3. Nom donné jadis aux Juifs d’Éthiopie, moins employé aujourd’hui, depuis que l’on connaît le sens péjoratif de ce terme dans la langue éthiopienne.
  4. Site archéologique où ont été opérées des fouilles au sud de Jérusalem. Bernard Keller lui-même, féru d’archéologie, a participé plusieurs étés de suite à ces fouilles.
  5. Le 16 mars 1985, André Neher écrivait dans le même sens à Gali Hillman :
    "[…] Nous nous préparons à Pessa'h avec les gros soucis de la guerre au Liban, mais sans perdre un seul instant le sentiment d’œuvrer à l’avenir d’Israël et du peuple juif tout entier dans l’esprit de la gueoula : l’arrivée et la klita de nos frères d’Éthiopie constitue un grand appel à notre ‘Hineni’ et nous répondons, dans toutes les couches de la population et à tous les niveaux, de tout notre cœur à ce miracle de kibboutz galouyot, tellement lié à l’esprit de Pessa'h. Puissions-nous dire aussi la berakha de Goël Israël pour nos frères d’URSS, de Syrie… et pour l’ensemble d’Israël. Mais en tout cas, cette année, ce n’est pas une simple formule, dite du bout des lèvres et en pensant seulement au passé ou à l’avenir : grâce au mivtsa Moché pour nos frères d’Éthiopie, c’est l’affirmation de la Présence du Netsa'h Israël parmi nous. […]" (© Archives André Neher)
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme