Une intense émotion a accompagné l’arrivée des Juifs éthiopiens en Israël, nimbée d’un souffle messianique. Plusieurs mois plus tard, André Neher donne un bref aperçu de cette extraordinaire aventure au pasteur Bernard Keller pour tenter de lui communiquer la teneur de cet événement. Bernard Keller, qui fut un étudiant assidu et grand admirateur d’André Neher, est rapidement devenu un proche ami. Il est très engagé aux côtés d’Israël ainsi que dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens. Depuis le départ d’André Neher de Strasbourg, ils entretiennent une correspondance suivie.
Mon cher Bernard,
Votre si amicale lettre pour Roch ha-chana demandait, sans doute, un écho reconnaissant plus rapide. Voyez dans le retard que nous mettons à répondre ces jours-ci seulement, où les vœux de ma femme et de moi-même, pour votre femme, vous-même, tous les vôtres, deviennent des vœux de Roch ha-chana civil (civil pour nous, religieux pour vous, marquant de toutes manières pour tous) – voyez-y donc le signe double de nos travaux personnels nombreux et divers (cours, corrections d’épreuves, activités sociales) et du rythme toujours aussi trépidant et haletant de la vie d’Israël. La "triple demeure" (1) qui est la vôtre, nous la ressentons ici sous les formes les plus diversifiées. Au mizra'h dans lequel nous vivons, au ma'arav duquel […] nous ne pouvons pas nous détacher, vient de s’ajouter maintenant la chlichia (2) des Juifs d’Éthiopie – les Falashas (3). Une Tribu entière, quinze mille êtres humains, juifs : imaginez-les sortis de terre au Tel Yarmouth (4), au gré d’une fouille, tels qu’ils étaient il y a 2600 ans, sous Sennachérib ou Nabuchodonosor. Rien de comparable aux Juifs du Sud marocain ou du Yémen, malgré la similitude des problèmes de décalage de culture et de mentalités sociales. Pour ces problèmes, Israël a maintenant une grande expérience, et l’approche se fait avec le plus grand tact et la plus grande sympathie possibles – sans ignorer qu’ils ont fait de longues marches à travers les déserts, démunis de tout, malades, orphelins, "pauvres de la terre" (dont, entre parenthèses, les Israéliens et les Juifs de la Diaspora sont les seuls à se préoccuper. Où ont été en Éthiopie ou au Soudan, pour eux, les grandes sociétés internationales de secours aux déshérités ? – Solitude d’Israël !). Certains ont pu faire leurs études secondaires à Addis Abbeba, commencer une année, là-bas, à l’Université, mais la communauté la plus nombreuse vient de la région de Gondar, où l’on vit encore aujourd’hui comme dans le Sud-Atlas ou au Sud-Yémen.
Mais les Juifs du Maroc ou du Yémen ont été, durant ce millénaire et demi, en contact permanent avec la Palestine ou les grands centres de Diaspora. Même "religion juive rabbinique", même langue liturgique – l’hébreu –, même "mémoire collective". Les Falashas, au contraire, ont été, durant 2500 années, coupés intégralement du reste du corps du Peuple juif. "Religion pré-talmudique", langue liturgique : amhari ou guez. Leur "mémoire" est celle des Dix Tribus… perdues (Ezéchiel 37). Or voici que, comme dans Ezéchiel 37, après la résurrection des ossements desséchés de la Shoa, le bois d’Ephraïm vient se joindre à celui de Juda (5).
J’essaie de faire comprendre, autour de moi (heureusement, je ne suis pas le seul, mais nous sommes une minorité) que nous assistons – et devons faire face – à un nouvel élément qui authentifie la vocation rédemptrice de l’État d’Israël sur la Terre d’Israël (le Rabbinat officiel voit encore les choses par le petit bout de la lorgnette et voudrait imposer ce qui doit se choisir, et surtout ce qui doit non pas nous troubler mais nous interpeler dans la poursuite de la lecture et de l’acceptation des Signes).
Au revoir, cher Bernard, à l’An prochain.
© : A . S . I . J . A. |