151. de Marc PETIT, Paris, à André Neher

La correspondance initiée une dizaine d’années plus tôt entre André Neher et l’écrivain Marc Petit (1) se poursuit et leur relation épistolaire – ils ne se seront jamais rencontrés – s’enrichit de l’échange de leurs œuvres respectives. Marc Petit, dans la lettre ci-dessous, communique à André Neher ses réactions à la lecture de Faust et le Maharal de Prague, qu’André Neher lui a envoyé, et lui exprime combien sa propre création puise d’enrichissement et d’inspiration dans cette lecture. Quelques mois plus tard, ce dernier remerciera Marc Petit pour ses exceptionnelles qualités de lecteur.


Jérusalem, le 4 août 1987

Cher André Neher,


Pardonnez-moi d’avoir tardé à répondre à votre envoi de Faust et le Maharal de Prague. Je voulais le lire avant de vous en remercier ; mais, étant en train d’achever (laborieusement !) mon roman "baroque", qui se passe si près de Heidelberg, de Cracovie et du Rabbi Löw, je craignais qu’une révélation de dernière minute ne mît en péril tout l’équilibre de l’édifice, ou tout son déséquilibre.


Votre carte de l’allée des Justes est venue à point nommé me distraire de cette distraction fatale. Pressé de vous répondre, ne serait-ce que d’un signe, je me suis plongé dans le livre, que j’avais seulement abordé par la bande. Et, comme de juste, j’y ai trouvé des éléments de réflexion qui m’ont permis de découvrir la solution de certains problèmes que me posait la fin de mon roman. Entre autres, celui-ci : comment donner, à une épopée dont les héros sont des goyim, un dénouement (ou plutôt le contraire) qui ne soit pas chrétien, tout en ne heurtant pas la vraisemblance psychologique ? Mon livre gravite autour de problèmes théologiques et épistémologiques qui sont, par la force des choses, mal posés, puisque dans la lignée de Grecs et du christianisme : ce qui fait de mon épopée de la connaissance à l’âge baroque une sorte de Don Quichotte et de Bouvard et Pécuchet, qui renvoie en miroir aux illusions et erreurs de l’Occident moderne. Mais comme j’aime mes personnages, je ne voulais pas les faire se tromper jusqu’au bout, ou du moins pas irrémédiablement ; en d’autres termes, il me fallait leur donner une chance de se sauver, intellectuellement et éthiquement parlant. Comment pouvais-je le faire sans recourir à ces notions frelatées de Grâce et de Salut (au sens chrétien), que vous déboulonnez si allègrement en une demi-phrase ? Il en allait, comme je le disais, de la crédibilité psychologique de l’entreprise – je m’exprime mal –, bref, je nageais. Mais, tel Zorro, le Maharal et son disciple m’ont ouvert les yeux. La vision dialectique si particulière que vous développez dans votre ouvrage, ce pluri-perspectivisme qui est relativité mais non relativisme, le côté de Dieu et le côté de l’homme, les deux palmes entre les deux doigts d’Adam et du Père de Michel-Ange – tout cela (la cohérence devient fourre-tout sous ma plume, à cette heure tardive) m’a éclairé si vivement que je ne saurais trop vous remercier d’avoir, d’abord, écrit ce livre, ensuite, songé à me l’envoyer, et enfin, eu l’idée de me rappeler son existence au moment même où, sans le savoir, j’avais le plus grand besoin de le lire.


Je ne peux évaluer à sa juste mesure la portée de l’ouvrage d’un point de vue juif, n’ayant pas accès aux sources hébraïques, et n’ayant même pas (pas encore) lu votre Puits de l’Exil. Je ne puis savoir ce qu’en disent et pensent les non-Juifs, si tant est que la Critique leur ait signalé l’existence de votre bouquin. Mais je peux et dois vous dire que pour le demi (à 51% tout de même, comme le Pastis)-Juif que je suis, il revêt une importance "de première". Autant (pour parler franchement, d’ailleurs je vous l’ai écrit) certains de vos livres "de l’intérieur d’Israël", récents, pouvaient donner aux 49% l’impression d’être irrémédiablement voués à la Géhenne, ou du moins à l’équivalent juif du purgatoire, si cela existe, autant votre Faust leur donne l’assurance d’être sauvables, et même, si j’ose dire, "juifs sans le savoir", comme le Père Jourdain (Jourdain !) faisait de la prose. L’imprégnation, l’animation secrète de ces Golems goyish que sont Kepler, Michel-Ange, Tycho Brahe, Rodolphe II et tutti quanti par le génie subtil du Maharal est un tour de force (pas un tour de passe-passe) auprès duquel les palingénésies à la cour du duc de Milan ne sont que jeux d’enfants. Parfois, on se demande si vous n’en rajoutez pas ; mais non, puisque de toute manière, "vérité-parabole c’était", et non ce golem sans aleph qu’est la "vérité objective" des historiens de la pensée amorphe.


Je crois toutefois qu’il y a un danger qui pèse sur la réception de ce livre dans le public. Il est si brillant, si allusif, si télescopique par télescopages, si "post-moderne" que les "indigents lecteurs" dont se plaignait Proust – le public, quoi – risquent de perdre pied à chaque instant, et de prendre pour des pirouettes ou des fusées de 14 juillet ce qui est l’étincelle électrique d’une pensée. Enfin, comme disait Nietzsche, ce n’est pas fait pour les "longues oreilles".


J’aurais beaucoup de questions à vous poser sur le fond et les détails, mais il est difficile de le faire par écrit. La question qui domine toutes les autres serait à peu près celle-ci : y a-t-il différence radicale, ou plutôt, séparation radicale (les deux palmes) entre le point de vue de Dieu et celui de l’homme ? Dieu étant ce qu’Il est, le point de vue de l’homme n’est-il pas, quelque part, inclus dans le Sien ? Mais alors, où sont les deux palmes ? Sont-elles ce vide ouvert par Dieu en Lui-même, pour que le monde et l’homme puissent être ? Bref, le tsimtsoum est-il l’explication de ce mystère de la coexistence d’une vision biopique, voulue par Dieu Lui-même pour que l’homme et sa pensée aient droit de cité dans le Tout Dieu/Monde, et ce que le monothéisme semble impliquer de (quand même) monopique ? Y aurait-il continuité, continuum, cohérence du Tout, par-delà la rupture, parce que cette rupture est fondée en Dieu Lui-même ?


Utilité et limites de l’illustration photographique de ce qui est déjà là, illustration (picturale) d’une vérité non-représentable : le tableau de Michel-Ange fait voir, mais aussi il aveugle. Car, évidemment, il est plat. Il manque, pour qu’on puisse voir vraiment, non pas une, mais (au moins) deux dimensions à la scène. Il faudrait (pour les gens d’ici) préciser que Dieu n’a de barbe que parce que la photo est un rectangle plat, mais qu’en réalité, non seulement il n’a pas de barbe, mais qu’il n’a pas non plus de main, et qu’il est autour d’Adam, et que l’espace vide entre Adam et Lui est à l’intérieur de Lui-même, mais qu’en même temps, parce que c’est un vide véritable, Adam, du coup, n’est pas à l’intérieur de Lui mais au-dehors, dans un vide total et absolu, qui n’a de limite que dans l’impensable pensée de Dieu qui le pense. Bref, c’est réellement plutôt des maths et de la physique modernes que de la peinture. Mais j’ai trouvé qu’Adam, par contre, est assez ressemblant (un peu flatté, tout de même).


Je cesse ces divagations qui n’ont d’autre but que de vous faire sentir, cher André Neher, à quel point votre livre m’a titillé. Pardonnez leur côté "Café du Commerce" (jüdisches Geschäft 51%) ou, si vous préférez, Docteur Faustroll.

Et croyez-moi, bien amicalement et (à ma mesure) maharaliennement vôtre,


Marc Petit

Note :
  1. Cf. supra, lettre d’André Neher à Marc Petit du 26.5.1978.
Lexique :


© : A . S . I . J . A. judaisme